Si le XXe siècle fut celui de l’analyse, de l’opposition et de la confrontation, le XXIe pourrait bien être celui de la synthèse, de l’entente et des nouvelles alliances. Comme le mariage entre le design et l’écoconception. Rêvons un peu, tout en sachant que de l’imaginaire à la réalité, il n’y a souvent qu’un espace-temps à combler! «Sustainable change by design: Devenez créateur d’un changement durable dans votre entreprise» était le thème d’un colloque organisé à Lausanne, notamment par Clotilde Jenny et Gerhard Schneider, de l’unité management durable de la Haute Ecole d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD). Mais que signifient précisément le design et l’écoconception? Tour d’horizon.

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L’examen du cycle de la vie

Ne dites jamais à un designer: c’est design! Ce mot n’est pas un adjectif décrivant un style. Il définit un métier ou un processus intégrant la conception d’un produit ou d’un service (par exemple, tout ce qui est lié au graphisme et à l’image, comme le design industriel). Le design, c’est aussi toute une culture d’entreprise. «On crée une culture centrée sur les utilisateurs. On évite ainsi le travail en silo en développant le travail en équipes interdisciplinaires», relève Nathalie Nyffeler, professeure HES à la HEIG-VD. Le design devient dès lors une «expérience mémorable» qui concerne et motive aussi bien les collaborateurs que les fournisseurs et les clients de l’entreprise.

Le terme de design thinking résume assez bien cette approche globale du design: il s’agit de réaliser des produits ou des services désirables par le consommateur – même si ce dernier n’a jamais exprimé clairement un tel vœu –, réalisables techniquement et viables économiquement. Comme le souligne Nathalie Nyffeler, l’agence IDEO, fondée en 1991 aux Etats-Unis et experte en design thinking, fait désormais référence au «design circulaire». Celui-ci intègre l’économie du partage, dans une vision qui précède la conception même d’un produit. Voilà qui nous rapproche singulièrement de l’écoconception!

Dans 95% des cas, cette démarche améliore la compétitivité des entreprises.

Samuel Mayer, directeur de Pôle Eco-conception

La différence entre l’ancien et le nouveau designer? Le designer classique, celui du XXe siècle, part d’une matière première pour concevoir un produit qui va non seulement créer de la valeur mais aussi un déchet, dont on ne sait trop que faire. On pollue l’eau? La station d’épuration se charge de la nettoyer. On pollue l’air avec les pots d’échappement des véhicules? Le catalyseur se charge de le filtrer et de corriger (fort partiellement!) une technologie déjà polluante dès sa conception.

Le designer sensible à l’écoconception va, quant à lui, appréhender toute nouvelle technologie de manière globale, le plus en amont possible, de manière à cerner toutes les étapes du cycle de vie du produit, dont il réduit au minimum les impacts environnementaux. Avec une telle démarche, l’innovation devient «une idée nouvelle qui crée de la valeur économique, sociale et environnementale», souligne Giorgio Pauletto, chargé du design de la stratégie globale des Services industriels de Genève (SIG).

D’abord écouter les utilisateurs

«Nous avons la volonté d’être les chantres de l’écoute active.» Stéphane Poggi, CEO de la PME neuchâteloise Felco Motion, spécialisée dans l’innovation et le développement de produits mécatroniques portables, se souvient du temps où cette écoute active n’était vraiment pas entrée dans les mœurs. «On avait une idée; elle était forcément bonne. On la développait, puis on l’industrialisait avant de la lancer sur le marché; c’était, pensait-on, forcément une réussite!»

Aujourd’hui, «on réfléchit par cycle de vie du produit» en sondant l’utilisateur pour capter ses besoins au plus près. Et Stéphane Poggi de prendre l’exemple d’une agrafeuse qui permet d’attacher des pieds de tomates sur des tuteurs: «Nous sommes partis d’un truc qui n’était pas du tout fonctionnel. Puis, nous avons passé des journées entières dans des serres pour voir comment les gens travaillaient. De cette expérience, nous avons conçu un prototype jusqu’au produit final qui remplit tous les besoins de nos clients.»

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La marque française Verkor utilisait 80% de matériaux recyclés pour ses chaussures. La société a malheureusement fait faillite. 
© DR

Il aura fallu des décennies avant que le chemin linéaire de l’invention ne cède la place à un chemin à la fois plus sinueux et plus organique. A la fin du XIXe siècle, résume brièvement Giorgio Pauletto, une idée nouvelle germe dans le cerveau d’un génie qui, après maints avatars, donne naissance à une société aux dimensions planétaires. C’est le cas de General Electric, lancée au tout début par le génial Thomas Edison. Juste après la Seconde Guerre mondiale, vient le temps des grands laboratoires de recherche qui fonctionnent en dehors des entreprises, comme Xerox Parc ou Rand Corporation, aux Etats-Unis. Puis, dans les années 1980-1990, la tendance est à l’externalisation. Une fois développée une entité de recherche, celle-ci est rachetée par l’entreprise, qui l’intègre tant bien que mal dans sa propre culture. Désormais, l’entreprise préfère «réintroduire le garage dans l’usine». La recherche devient pour elle un laboratoire de transformation et non pas uniquement un laboratoire d’innovation.

Les SIG ont ainsi récemment créé «Transfo», qui n’est ni un bureau, ni une salle de présentation mais «un lieu où s’ouvrent tous les champs des possibles». On s’y tient debout, on peut écrire sur les murs, prototyper des expériences sur des établis, etc. Au sein de la PME Felco Motion, explique Stéphane Poggi, il existe un comité d’innovation qui gère les informations générées par les réseaux, les universités, les experts et bien sûr les collaborateurs de la société. Ce comité rassemble aussi des équipes de recherche qui ne sont pas encore impliquées dans un processus développement. «Il s’agit de faire de «l’idéation», de la création de prototypes.»

De tels outils favorisent l’écoconception, «mariage réussi du cycle de vie et du design thinking, avec un produit qui correspond vraiment aux besoins de l’utilisateur», commente Julien Boucher, collaborateur scientifique à la HEIG-VD.

L’écoconception, est-ce une affaire rentable?

Malgré tous ces aspects positifs, l’écoconception est encore loin de faire l’unanimité. Comme le révèlent les témoignages recueillis lors des ateliers du colloque, sa mise en œuvre exige un important travail de sensibilisation au sein des entreprises, du sommet jusqu’à la base. Comme le souligne un participant, faire comprendre «qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais matériaux mais des usages et des solutions auxquels s’adaptent les matériaux» n’est pas une sinécure.

De petites modifications du design d’un produit peuvent pourtant avoir d’énormes conséquences sur le système dans lequel ce produit est utilisé. Julien Boucher donne l’exemple de la bouilloire isotherme qui, en gardant la chaleur de l’eau dans un volume adapté à la consommation, permet une économie d’énergie non négligeable. Une telle bouilloire éviterait aux Britanniques amateurs de thé de devoir importer de l’énergie nucléaire française pour répondre le soir à un pic de demande d’électricité lors des publicités télévisées! Un gaspillage qui coûte fort cher à la collectivité.

L’argument économique est souvent mis en avant pour dénigrer l’écoconception. Pourtant, relève Samuel Mayer, directeur du Pôle Eco-conception et management du cycle de vie en France, «dans 95% des cas, cette approche améliore la compétitivité des entreprises, notamment par une réduction de matière qui engendre une baisse des coûts et aussi par une meilleure interaction entre les différents services». Et Samuel Mayer de citer l’exemple de Verkor, une marque grenobloise de chaussures de skate-board qui comprennent 80% de matériaux recyclés.

Fondée en 2014 par Fabien Ternay, la société de cet entrepreneur écoresponsable était bien partie pour prospérer. Hélas, cet exemple n’est pas concluant. Verkor a finalement fait faillite. Si la demande soutenue et la qualité des produits n’étaient pas mises en cause, le sous-traitant fabriquant ces derniers n’a pas tenu ses engagements. Ses délais de livraison étaient insoutenables. «J’aurais dû veiller à développer un vrai partenariat ou à intégrer la production au maximum», soupire Fabien Ternay. Les designers champions de l’écoconception ne sont donc pas à l’abri de graves dysfonctionnements.

Sensibiliser tous les acteurs, du producteur au consommateur

Pour que le design marié à l’écoconception se généralise, encore faut-il que tous les collaborateurs d’une entreprise, d’une branche ou d’un secteur économique parlent le même langage. Les managers environnementaux sont encore trop souvent considérés comme des faire-valoir que l’on écoute avec un semblant de bienveillance mais que l’on considère plutôt comme des empêcheurs de tourner en rond.

Dès lors, les entrepreneurs doivent disposer d’outils fiables, de référence, comme les normes environnementales. «Longtemps, les entreprises se sont réfugiées dans le respect de la norme ISO14001, adoptant une attitude défensive», constate Pauline Evequoz, consultante en systèmes de management, EA Shaping Environmental Action. La nouvelle norme ISO14001: 2015 ne fait plus seulement mention de risques portés à l’environnement mais aussi d’opportunités. Certains indicateurs mesurent les innovations et les performances résultant d’une attitude écoresponsable qui passe par l’analyse du cycle de vie.

En définitive, le design et l’écoconception sont plus que jamais étroitement liés. Il n’est plus concevable, eu égard à l’état de la planète, de négliger les impacts des produits et des services sur l’environnement. Un changement radical des mentalités s’impose pour que l’étude du cycle de vie devienne une pratique courante dans toutes les activités économiques. Pour que cela ne soit pas une contrainte mais une dynamique, il importe de sensibiliser tous les acteurs, du producteur au consommateur, par une pédagogie sans cesse enrichie de multiples expériences réussies.

PB
Philippe Le Bé