Avec l’avènement du franc fort et la chute du secret bancaire, les Cassandres prédisaient il y a trois ans encore un marché du travail helvétique frappé de mille maux. Or, les chiffres du Seco qui sont tombés cet été sonnent comme un quasi-miracle. Le taux de chômage est stable à 2,4%, voire en baisse de 0,6 point de pourcentage en rythme annuel – bien qu’une hausse de 0,4% soit constatée en Suisse romande et au Tessin. Et si ce fort recul s’explique aussi par des changements dans la comptabilisation des personnes sans emploi, le phénomène reste des plus étonnants. Car la bonne santé du secteur manufacturier, dont les carnets de commandes sont pleins, n’explique pas tout, l’exceptionnelle faculté de résilience des entrepreneurs non plus.

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L’économie suisse surprend, pour le plus grand bonheur de son niveau d’emploi. De multiples facteurs ont engendré cette heureuse situation et plusieurs nouvelles tendances fortes commencent à marquer ce marché helvétique unique en Europe, scruté voire jalousé par ses voisins. Alors, qu’est-ce qui se cache derrière ce petit miracle suisse et quelles sont les potentielles évolutions pour ces prochaines années? Giovanni Ferro-Luzzi, professeur d’économie à l’Université de Genève et à la Haute Ecole de gestion de Genève, l’un des spécialistes romands du marché du travail, décrypte pour nous les évolutions récentes.

Les chiffres publiés en août font état d’un taux de chômage à 2,4%. Quelle est votre analyse de ce «record» en Europe?

Tout d’abord, je précise que si les chiffres du Seco sont exhaustifs, ils ne correspondent toutefois pas au chômage tel que défini par le Bureau international du travail (BIT), qui inclut toute personne à la recherche d’un emploi et disponible immédiatement, indépendamment d’un droit à des prestations de l’assurance chômage. Il existe une deuxième statistique en Suisse, réalisée par l’Office fédéral de la statistique, qui est conforme aux critères du BIT. Mais elle se base sur une enquête dont la taille de l’échantillon, plus restreinte, et la fréquence trimestrielle constituent des limites pour l’analyse statistique. Ces deux chiffres du chômage présentent une petite différence; l’un étant plus «juste» dans sa définition et l’autre étant plus complet et permettant une désagrégation plus fine par cantons ou par professions.

Concernant les récentes conclusions du Seco, nous retrouvons une constante helvétique, comme une fatalité: à savoir que les cantons romands sont davantage marqués par le chômage. Les différences sont notamment liées aux vecteurs urbain/rural, à la proximité des frontières et à un facteur socioculturel également, mentionné dans la littérature scientifique. Il est possible que les Alémaniques ressentent plus de pressions sociales pour s’inscrire au chômage. La force du tissu économique est également en cause, l’industrie se porte mieux dans les cantons alémaniques.

Pour quelles raisons certains cantons sont-ils systématiquement à la traîne?

Dans le détail, Genève reste la lanterne rouge avec Neuchâtel, quasiment à égalité. Ces deux cantons sont, tour à tour, derniers du classement. Mais cela ne veut pas dire que ce sont des marchés du travail à problèmes. A Genève, au contraire, le marché de l’emploi est très dynamique. Il en résulte que beaucoup de gens viennent s’installer dans la région. S’il faut choisir entre les marchés du travail d’Obwald et ceux de Genève ou Vaud, je parie sur le marché lémanique même s’il est plus impacté par le chômage. En outre, le caractère frontalier du canton de Genève attire et crée beaucoup d’emplois dans un bassin qui se définit plus géographiquement que politiquement.

Est-ce à dire que la Suisse va conserver ces spécificités à long terme?

Il est vrai que lorsque le marché du travail bouge en Suisse, c’est en raison de facteurs conjoncturels, mais les différences entre les cantons restent plutôt constantes. On constate des comportements cycliques identiques. Au début du millénaire, le chômage suisse était quasiment incompressible. Puis, avec la crise des dotcoms, il est reparti à la hausse avant de revenir à son niveau. Lors de la crise financière des subprimes, le chômage est ensuite remonté très violemment. Mais une décennie plus tard, il est redescendu, sans toutefois retrouver exactement son niveau d’antan. Les crises laissent donc quand même des cicatrices sur le marché du travail.

Quel est le «truc» de la Suisse, en comparaison avec ses voisins européens?

Le taux de chômage structurel est plus important dans les autres pays. Ensuite, il faut distinguer les marchés latins, anglo-saxons, continentaux et germaniques. Les pays anglo-saxons présentent des systèmes complètement libéralisés, des modèles qui amènent plus de pauvreté et d’insécurité. Dans les pays latins, les marchés sont sclérosés, car il est difficile de licencier, ce qui ralentit l’embauche. Ce système, qui prévaut en Espagne, en Italie, en France ou encore en Grèce, peine à créer des emplois, car les PME sont plus frileuses. La Suisse est à mi-chemin entre ces deux modèles, elle reste plus proche de ceux appliqués en Scandinavie ou en Allemagne. Nous nous rapprochons en fait du modèle danois dit de «flexicurité», qui allie la flexibilité pour le marché du travail et les interventions actives de l’Etat lorsque les citoyens sont au chômage. C’est le modèle qui semble avoir le plus la cote en ce moment.

Le modèle suisse pourrait-il inspirer d’autres pays?

La formation professionnelle en Suisse intéresse énormément à l’étranger. Dans les pays comme la France, il y a une sorte d’obsession du parcours académique. Ce n’est plus le cas dans notre pays, où l’on peut commencer sa carrière par un apprentissage et devenir CEO d’UBS. Il existe encore une différence entre les Romands et les Alémaniques, chez qui il n’y a rien de honteux à faire un apprentissage. Un paramètre qui a aussi permis à la Suisse d’innover est la création des hautes écoles HES. Autre phénomène: dans le passé, on restait dans son job toute sa vie, sans possibilité de se former. On a compris ensuite qu’il faut donner aux gens la possibilité d’avoir accès au tertiaire avec la formation continue ou par le biais de maturités professionnelles. Ces offres ouvrent des perspectives beaucoup plus importantes pour les individus.

Quelle est la vision d’avenir fédérale pour l’emploi?

La Suisse a heureusement accès à un bassin très large de recrutement, car nous avons besoin de profils très qualifiés. La réflexion sur l’avenir se fait au sein de la Confédération. Nous devons mettre l’accent sur la formation et avoir une vision très stratégique de la Suisse dans vingt ans. Parce que des métiers vont disparaître et d’autres, très spécifiques, vont se créer. Il faut être en anticipation, se demander où vont l’économie et les emplois. La réflexion menée est tripartite, entre les employeurs, l’Etat et les syndicats.

Notre pays n’a pas de perspectives s’il reste sur des habitudes industrielles ou agricoles. Le progrès technique et l’innovation se produisent au niveau mondial et nous devons rester ouverts à cette évolution. Nous avons déjà anticipé le mouvement avec les EPF, des écoles parmi les plus prestigieuses du monde. Je considère que la formation fonctionne, que nous sommes déjà très innovants. Or, innovation et ouverture sur le reste du monde sont étroitement imbriquées et il n’est pas possible d’avoir l’une sans l’autre. Le modèle de «forteresse» ne marche pas. Ce n’est qu’un leurre qui trompe malheureusement beaucoup de gens.

Qu’en est-il pour les plus jeunes, d’un côté, et pour les plus de 50 ans, deux populations plus fragiles sur le marché de l’emploi?

Il y a quarante ans, les jeunes sans formation pouvaient encore assez facilement trouver un job, par exemple comme factotums dans une entreprise. De nos jours, ce sont des emplois précaires, avec beaucoup de pénibilité et mal rémunérés. Le jeune sans formation n’a que peu de choix professionnel, les métiers simples étant souvent occupés par des personnes non qualifiées issues de la migration.

Pour les plus de 50 ans, le modèle salarial et les cotisations sont pénalisants en Suisse. Il existe aussi des stigmates, des préjugés les concernant. A nouveau, sans formation continue, ces personnes sont pénalisées. Il faut se tenir à jour, sans quoi les profils des seniors deviennent difficilement employables. Il faut rappeler que les 50 ans et plus tombent moins souvent au chômage que les jeunes mais que la durée de la période qu’ils y passent est en revanche plus longue.

Peut-on dire que le job unique à vie est révolu?

Nous avons effectué un changement de paradigme. Nous assistons à la fin du modèle industriel qui proposait le même métier durant toute la vie. Il existait des secteurs de rentes comme dans la finance avec le secret bancaire, ceux-là ont disparu. La mobilité et la concurrence sont plus fortes aujourd’hui dans les banques, et les emplois à vie sont terminés dans la majorité des domaines, hormis dans le secteur public.

Le franc fort a secoué les PME, mais l’emploi semble avoir résisté!

La Suisse gagne plus d’un franc sur deux à l’exportation. Le franc fort a pu poser des problèmes mais nous avons constaté une certaine résilience de la part des PME. Les entreprises ont accepté de rogner leurs taux de marge, et pendant la crise des subprimes, elles ont pu recourir à l’assurance chômage pour financer des réductions d’horaires de travail (RHT). Ces coussins amortisseurs ont bien fonctionné. De plus, les entreprises vont certainement gagner en efficience, elles ont profité du franc fort pour se réorganiser. C’est peut-être un choc salutaire à l’économie, selon le principe de la destruction créatrice de l’économiste Schumpeter. Tout ce qui est obsolète disparaît pour privilégier l’innovation.

Les relations avec l’UE ne risquent-elles pas de toucher l’emploi suisse?

Les intérêts de plusieurs secteurs économiques suisses sont divergents dans ce domaine. Avec ces mesures d’accompagnement, le débat est compliqué. Le secteur bancaire veut garder sa licence valide alors que les secteurs traditionnels se battent contre les demandes de l’UE. La situation est périlleuse, car le fameux compromis suisse fait face à une confrontation. Il faut trouver une voie intermédiaire pour que l’UE et les entreprises suisses se mettent d’accord.

Dans vingt ans, le chômage sera-t-il encore à 2,4%?

Certains futurologues prédisent que l’on va remplacer le chômage par des rentes ou par un revenu universel, mais la vérité, c’est que l’on n’en sait rien. Des nouveaux métiers apparaîtront qui remplaceront les anciens très certainement, mais il est difficile de savoir lesquels. En raison des progrès technologiques rapides dans les TIC, nombreux sont ceux qui pensent que les métiers d’avenir auront une forte composante numérique. Mais on oublie que c’est souvent la consommation de nouveaux services qui détermine les nouveaux métiers, par exemple dans le social, le culturel ou la médecine de proximité.

La manière dont le travail est perçu par les générations plus jeunes changera peut-être aussi et nous aurons également sur le marché les slashers qui cumuleront les petits boulots. Ces jeunes refusent de se cantonner à un seul métier et recherchent plutôt une palette d’activités en indépendant. C’est intéressant, car les indépendants sont souvent des petites graines de PME.

 



Bio express

1965 Naissance à Rome

1988 Licence en économie à l’Université de Genève

1989 Master en économie à l’Université de Manchester

2008 Directeur de l’Observatoire universitaire de l’emploi à Genève

2012 Directeur scientifique au SRED (Service de recherche en éducation)

2015 Professeur associé à HEG-Genève et à 50% à l’Unige

2016 Nommé professeur d’économie

 

 

EdouardBolleter
Edouard Bolleter