Les clients étaient nombreux, l’an dernier, à avoir voulu réserver une table au The Shed at Dulwich (la cabane à Dulwitch), un charmant bistrot ultra-sélect du Grand Londres servant des assiettes atypiques aux noms poétiques et classé numéro un sur TripAdvisor en novembre 2017. Aucun d’entre eux n’aura la chance de goûter la bisque d’huître ou la grenade soufflée (sic), et pour cause: ce restaurant n’a jamais existé! C’est un canular monté de toutes pièces par Oobah Butler. Le jeune homme, contributeur du site Vice, a parfaitement orchestré l’opération en créant un site internet, avec des photos des plats – en réalité concoctés avec des produits de nettoyage – et, pour lancer le buzz, des avis dithyrambiques rédigés par des amis.

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En un peu plus de six mois, le faux restaurant a donc été propulsé de la 18 149e à la pole position sur TripAdvisor! Précisons que le Londonien n’est pas totalement étranger aux rouages des critiques de restaurants sur les plateformes puisqu’il a lui-même été payé à une époque de sa vie par les restaurateurs pour y rédiger des commentaires positifs (à 10 livres l’avis), même sans avoir mis un pied dans l’établissement.

Les hashtags plutôt que les étoiles

Cette incroyable supercherie illustre à merveille la problématique de la véracité dans un domaine où tout le monde peut s’improviser critique gastronomique au travers des sites et des réseaux sociaux. Paradoxalement, jamais la cuisine n’a autant été portée aux nues, si l’on en juge le succès d’émissions TV comme Top chef, Le meilleur pâtissier et Cauchemar en cuisine. Pourtant, jamais non plus les restaurateurs n’auront autant été mis sur la sellette. Une pression supplémentaire dans une profession rude, déjà soumise à de nombreuses contraintes. Et si certains refusent de passer sur le gril de «la sagesse populaire», soit l’avis du plus grand nombre, d’autres n’ont pas hésité à franchir le pas.

C’est le cas de Claude Legras, chef du Floris à Genève. A 62 ans, ce Meilleur ouvrier de France a été couronné par 2 étoiles au Michelin durant une décennie. Il y a deux ans, il a dit stop à cette course éreintante aux étoiles pour se lancer dans la bistronomie (une contraction de «bistrot» et «gastronomie»). Désormais, le Floris se veut un établissement de «gastronomie décomplexée», où l’on peut déguster un plat du jour à 21 francs. «Le monde a changé et celui de la restauration aussi. Terminé l’époque où le chef ne sortait pas de sa cuisine! Aujourd’hui, nous sommes soumis non-stop à la critique et on doit se remettre en permanence en question.»

Le restaurant genevois est donc actif sur Facebook et Instagram, des réseaux sociaux gérés par son épouse, avec l’aide de leur fille Floriane, une professionnelle de la communication. Bien sûr, Claude Legras admet que certains propos, en particulier anonymes, peuvent le blesser: «Nous sommes des êtres humains et nous ne sommes pas au top tous les jours. J’aime qu’on me dise les choses en face. Mais les critiques sur les réseaux sociaux nous obligent aussi à nous adapter et, s’il le faut, à revoir une assiette.»

Sélection de La Fourchette

Pour maximiser ses chances de remplir son restaurant, le Floris figure aussi dans la sélection Insider de La Fourchette, présentée fin mai aux médias, qui compte actuellement une cinquantaine de restaurants genevois chaudement recommandés par le «guide culinaire collaboratif» fondé en France en 2007. Racheté en 2014 par TripAvisor, La Fourchette est le leader européen des réservations en ligne de restaurants, présent dans 11 pays, avec plus de 50 000 restaurants (dont 700 en Suisse, surtout à Lausanne et à Genève), 18 millions de visiteurs uniques par mois et plus de 11 millions d’avis. Comment La Fourchette travaille-t-elle afin de s’assurer que les commentaires laissés sur un restaurant sont les plus authentiques possibles?

Interrogé, Rémy Bitoun, directeur pour la Suisse, met en avant le système même de La Fourchette: «Seules les personnes qui ont réservé à travers notre site ou notre application peuvent laisser un commentaire. C’est le premier filtre. Puis, une équipe de spécialistes «anti-fraude» en interne analyse les messages douteux détectés par notre algorithme. Enfin, nous avons aussi nos propres testeurs. En général, leurs avis diffèrent peu de ceux de la communauté. Le restaurateur ne peut pas effacer lui-même des commentaires de clients mais, en cas de propos discriminatoires ou diffamatoires, nous entrons en matière. C’est rare et cela ne nous est arrivé qu’une dizaine de fois.» Fait intéressant: La Fourchette est en pleine réflexion sur la possibilité de mettre des notes aux clients, comme le fait par exemple Uber…

On le voit: maîtriser les commentaires négatifs, voire la véracité des propos publiés par les clients, est l’un des problèmes épineux des restaurateurs. Parmi les conseils donnés par des professionnels comme Pamela Redaelli, directrice de l’agence de communication PR & Co, qui vient de lancer une section dédiée à la gastronomie (PR&Food), construire une réputation numérique en amont est capital. Notamment en faisant appel à des acteurs incontournables à l’ère du food porn, les influenceurs, ou mieux, les micro-influenceurs.

Ces derniers ont leur communauté de fans, qui suivent fidèlement leurs conseils. C’est le cas de Salomé Ephrati, qui compte plus de 24 500 followers sur Instagram. La jeune femme, également blogueuse lifestyle, a lancé il y a deux ans avec son ami un guide des restaurants qu’ils affectionnent. Le couple est éclectique et, pour lui, le critère des papilles prime. L’instagrameuse précise également ne pas être payée par les restaurants pour cette activité. «Nous ne cherchons pas à mettre en avant des lieux huppés ou étoilés, mais nous voulons faire découvrir nos coups de cœur, parfois le petit bistrot sans chichi, aux Genevois tout comme aux touristes de passage.»

Pour le plaisir des yeux

Et comme sur les réseaux sociaux – en particulier sur Instagram et Pinterest – on mange d’abord avec les yeux, Pamela Redaelli (qui a travaillé récemment avec les restaurants L’Instant B, La Bottega, le Café des Philosophes) dispense ses conseils aux chefs et patrons de restaurant afin qu’ils gèrent de manière indépendante, et surtout en fonction du temps qu’ils ont à disposition, ces canaux de communication pouvant allécher de nouveaux clients. En faisant varier, par exemple, la publication de jolies et appétissantes photos de plats et de détails, qui signent l’identité de l’établissement.

Outre-Atlantique, des restaurants consacrent du reste un budget important à leur «instagramisation», comme investir dans des éclairages qui permettent aux clients de poster de plus belles photos. Certains en ont fait leur métier, comme la designer new-yorkaise Laureen Moyal, qui a rendu populaire un petit café du voisinage grâce à des détails photogéniques bien choisis sur Instagram.

Autre signe des temps: de nouvelles formes de restauration ne cessent d’émerger: food street, restaurants éphémères (pop-up), bio, végane, trashcooking (recyclage des déchets alimentaires)… Et dans ce domaine, qui attire souvent une clientèle plus jeune, les réseaux sociaux sont à la fois de formidables caisses de résonance et le vecteur idéal pour nourrir des échanges avec sa communauté.

Parmi les multiples activités de Yan Luong, La Cantine du 56, qu’il a lancé en 2015. Un pop-up restaurant, qui organise des rendez-vous culinaires éphémères dans divers lieux romands, qui ne communique que via Facebook et Instagram. Pour ce gourmet et spécialiste de la communication digitale, les jeunes générations ont totalement intégré les réseaux sociaux et les restaurants qui visent cette clientèle en manient souvent très bien les codes et les usages. Que pense-t-il, lui, du canular du meilleur restaurant de Londres sur TripAdvisor?: «A mes yeux, cette histoire est plus une critique d’une certaine clientèle hype – pour qui il est de bon ton d’encenser un endroit branché, même s’ils n’y sont jamais allés – qu’une critique du digital.» Les réseaux sociaux, miroirs des vanités? A méditer.

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Elisabeth Kim