Tandis que certaines entreprises exigent de leurs collaborateurs qu’ils présentent un casier judiciaire vierge, Serbeco fait l’inverse: elle recrute délibérément d’anciens condamnés en semi-liberté ou en liberté conditionnelle. Basée à Satigny, dans le canton de Genève, cette entreprise spécialisée dans le tri et le recyclage des déchets réserve en effet six à huit postes de travail (sur un total de 70) à cette catégorie très spéciale de travailleurs. La collaboration qu’elle a développée au milieu des années 90 avec les autorités de probation et d’insertion du canton est apparemment unique en Suisse romande. Même salaire, même uniforme: l’entreprise joue à fond la carte de l’intégration.

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Parmi les employés de Serbeco figurent deux types de condamnés: ceux qui bénéficient d’un régime de semi-liberté (ou «semi-libertaires», dans le jargon du métier) et ceux qui, ayant purgé leur peine, sont en liberté conditionnelle, c’est-à-dire en période de probation (on parle de «probationnaires»). Occasionnellement, Serbeco engage aussi des personnes en attente de jugement, ou en sursis. Toutes travaillent volontairement. Il faut cependant savoir que la semi-liberté est conditionnée à la signature d’un contrat de travail. Pour bénéficier de ce régime, le détenu doit, de plus, faire preuve d’un comportement irréprochable et avoir exécuté plus de la moitié de sa peine.

Contrat de travail de douze mois

Quant aux probationnaires, ils peuvent parfois être assujettis à une obligation de travailler, mais cela ne veut pas dire qu’ils seront placés contre leur gré. D’ailleurs, la charge de trouver un emploi incombe en principe au condamné, exactement comme ce serait le cas s’il était libre, et le contrat est toujours passé directement avec l’employeur. A noter que le salaire du détenu en cours de peine est versé sur le compte de l’établissement de détention (qui le lui reverse ensuite), tandis que la personne en attente de jugement, en sursis ou en période de probation le reçoit directement sur son compte bancaire ou postal.

La sélection et le recrutement sont l’affaire d’une fondation qui, statutairement, ne peut engager que des personnes condamnées par la justice. Cet intermédiaire établit un contrat de travail d’une durée de douze mois, reconductible une année. «Cette fondation connaît bien notre cahier des charges et nous avons défini ensemble le profil du poste», déclare Bertrand Girod, le directeur de Serbeco. La collaboration mise en place avec les autorités passe également par le soutien d’un maître socioprofessionnel qui fait office d’agent de liaison. Recruté par l’Etat, il est payé par Serbeco et affecté au sein de l’entreprise. Il se charge de toutes les questions touchant au statut de détenu des employés; Serbeco s’occupe de l’organisation du travail et des formations (par exemple sur la sécurité).

Une société avec une fibre sociale

A l’interne, ce coordinateur coopère non seulement avec les responsables du service de tri, où sont regroupés les bénéficiaires du système, mais aussi avec le département des RH, afin d’anticiper les éventuelles possibilités d’engagement ferme et de formation externe. Environ 10% des collaborateurs concernés finissent par occuper un poste fixe dans l’entreprise, mais ne demandez pas de chiffre précis à Bertrand Girod: la volonté de ne faire aucune distinction entre les employés «normaux» et ceux qui ont eu maille à partir avec la justice est tellement ancrée dans l’esprit de la maison que personne ne semble plus capable de reconnaître ceux qui sont passés par la case prison. «Je n’arrive pas à me rappeler», s’excuse-t-il. Et de préciser: «Le salaire est identique pour tous: 32,50 francs de l’heure.»

«Nous avons des partenariats avec des entreprises, mais aucun n’a duré aussi longtemps ni pris autant d’importance. D’ordinaire, les entreprises mettent une ou deux places de travail à disposition», indique Patrick Ménétrey, chef de secteur du Service cantonal de probation et d’insertion.Pourtant, tout n’a pas été facile. «Avant de travailler avec des condamnés, mon père avait développé une collaboration avec une fondation qui s’occupait de personnes avec une déficience mentale ou physique. On avait créé un atelier intégré pour elles. Mais, au bout de quelques années, il a fallu se rendre à l’évidence que ce travail n’était pas adapté à ces personnes, notamment en raison de la complexification croissante des tâches. C’est là qu’on a pensé aux semi-libertaires et aux probationnaires», se souvient Bertrand Girod.

Avec un maître socioprofessionnel, l'absentéisme n'est plus une problématique.

Bertrand Girod, directeur de Serbeco

Au début, Serbeco s’occupait elle-même de la gestion du personnel. L’absentéisme s’est vite révélé problématique. «Par exemple, quand il manquait des gens le matin, ce qui arrivait régulièrement, on avait de la peine à trouver des remplaçants. C’est précisément ce qui nous a poussés à faire appel à un maître socioprofessionnel. Nous avons une fibre sociale, mais l’accompagnement spécialisé n’est pas notre métier et nous n’avons pas la prétention d’avoir les compétences pour cela», explique Bertrand Girod.

«Avec l’engagement d’un maître socioprofessionnel, nous sommes passés d’un absentéisme problématique à un absentéisme qu’on ne remarquait même pas, parce que les absences étaient comblées sans qu’on le sache. Avec le recul, je crois que les collaborateurs concernés n’avaient pas vraiment l’impression d’appartenir à l’entreprise: ils portaient des vêtements de travail avec un autre logo, ils n’étaient pas toujours invités aux réunions d’information… Le challenge a été de les intégrer complètement. Aujourd’hui, on n’a presque plus d’absentéisme. Dans notre esprit, nous n’avons jamais fait de distinction, mais nous avons décidé d’aller jusqu’au bout de notre raisonnement en généralisant le port d’un seul et même uniforme et en ouvrant à tout le monde les séances d’information, les repas de fin d’année, le suivi médical et les cours de français que nous mettons sur pied.»

Un fait est particulièrement révélateur, selon Bertrand Girod: de plus en plus souvent, les condamnés proposent de venir travailler pendant leurs jours de congé pour compenser la demi-journée qu’ils ont l’obligation légale de prendre afin d’effectuer des démarches administratives en vue de leur réinsertion.
 


Pas d’horaires flexibles pour les condamnés

Avec de tels employés, l’organisation du travail n’est pas toute simple, car elle est soumise à des contraintes liées au régime pénitentiaire. Les condamnés en semi-liberté, par exemple, doivent déposer leurs horaires de travail auprès de l’établissement de détention; ces horaires doivent être scrupuleusement respectés, de même que les plages disponibles pour se rendre à un rendez-vous avec un assistant de probation ou un psychothérapeute, ou encore pour se soumettre à un contrôle de consommation de produits stupéfiants. D’une façon générale, les exigences liées à l’exécution des peines s’accommodent assez mal d’horaires irréguliers. Pas question d’appeler l’employé pour lui demander d’effectuer un remplacement au pied levé, par exemple. D’un autre côté, l’employeur n’a pas d’obligation particulière, si ce n’est de signaler à l’autorité d’exécution des peines toute absence du travailleur ou tout changement d’affectation.

Il existe plusieurs régimes pénitentiaires:

  • Le travail en détention: Il implique généralement la signature d’un contrat entre une entreprise et l’administration pénitentiaire, par exemple pour des tâches de sous-traitance.
  • Le travail externe (ou semi-liberté): Il permet au condamné de poursuivre son activité professionnelle en n’étant détenu qu’en dehors de ses heures de travail. Il peut donc travailler à l’extérieur à condition de revenir à la prison le soir. Le contrat est souvent signé avec une entreprise sociale ou une fondation spécialisée qui font en quelque sorte de la location de services. Le salaire est alors versé à l’établissement pénitentiaire, qui prélève 21 francs de frais de pension par jour.
  • Le travail et logement externes et la libération conditionnelle (probation): Ces régimes concernent les détenus en fin de peine. Les probationnaires peuvent loger dans leur propre appartement.


 

FS
Francesca Sacco