Il n’apprécie pas les généralisations et s’insurge quand un journaliste ose prédire le naufrage des centres commerciaux. Directeur de Balexert depuis six ans, Ivan Haralambof ne fait jamais les choses à moitié et pour appuyer son propos, il ne se contente pas d’aligner les chiffres, mais vous invite d’abord pour une visite des lieux. Propriété à 100% du groupe Migros, ce lieu emblématique du commerce de détail en Suisse a été entièrement rénové. Un investissement de quelque 60 millions qui, depuis la réouverture, se révèle payant, nous explique celui qui a aussi supervisé le chantier. L’espace central a été entièrement redessiné comme révélé par une généreuse lumière zénithale. L’ensemble dégage un mélange de modernité et de convivialité. «Nous avons le privilège de disposer d’un magnifique outil», reconnaît Ivan Haralambof.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Mais avant de poursuivre, parlons tout de même du contexte: la moitié des 190 centres commerciaux du pays subissent depuis une dizaine d’années une érosion de leur chiffre d’affaires. L’autre moitié se maintient plus ou moins, voire enregistre une légère augmentation. «C’est le cas de Balexert, qui se situe dans le trio de tête à l’échelle du pays», souligne Ivan Haralambof. Le numéro un incontesté demeure Glattzentrum, à Wallisellen (ZH), l’institution genevoise arrive au deuxième rang, au coude-à-coude avec Shoppi Tivoli, également situé dans l’agglomération zurichoise.

Une érosion qui inquiète

Les experts du commerce de détail, les développeurs immobiliers et les responsables politiques s’accordent à dire qu’il y a, en Suisse, une trop grande densité de centres commerciaux. Mais le seul qui accumule des pertes abyssales et qui sombrerait s’il n’était tenu à bout de bras par un puissant fonds d’Abu Dhabi, c’est le Mall of Switzerland d’Ebikon (LU), inauguré en grande pompe en 2017 et qui cristallise outre-Sarine les inquiétudes sur l’avenir du commerce dit stationnaire.

Va-t-on subir un jour ce qu’on appelle, aux Etats-Unis, le phénomène des «dead malls»? Construits à l’extérieur des villes, organiquement liés à l’utilisation de la voiture, ces temples de la consommation se transforment par centaines en cimetières quand ils ne sont pas rachetés par le géant Amazon, qui les utilise comme centres logistiques. D’autres accueillent désormais des bureaux, des espaces de coworking, des logements, des hôpitaux et même des prisons.

En Suisse, l’impact de l’e-commerce n’a pas encore pris les mêmes proportions qu’outre-Atlantique et dans certains pays européens ou asiatiques. Si les achats d’électronique et d’informatique grand public sont désormais à 50% réalisés en ligne, ce n’est de très loin pas le cas pour l’habillement, l’ameublement et l’alimentation. Le commerce de détail physique et les centres qui offrent une grande diversité de produits et de services sous le même toit conservent de nombreux atouts. A certaines conditions.

Location, location, location… l’emplacement est évidemment déterminant. Inauguré en 1971, Balexert était à l’origine situé hors des murs de la cité. D’ailleurs, ses promoteurs initiaux avaient d’emblée planifié un parking de plus de 1000 places, sur le modèle américain. En cinquante ans, avec l’augmentation de la population et la densification qui s’est ensuivie, le centre commercial a été rattrapé par la ville. Il est désormais desservi par plusieurs lignes de tram et de bus à l’est et à l’ouest. «Si nous ne sommes pas citadins, résume Ivan Haralambof, nous sommes tout au moins urbains.»

Des chiffres record

Aujourd’hui, Balexert aligne les records. Il abrite le plus grand supermarché Migros de Suisse avec ses plus de 8000 m2 et c’est sous son toit que le discounter Denner enregistre ses ventes les plus importantes sur le plan national. Parmi les quelque 140 locataires du centre, on trouve bon nombre de grandes marques internationales comme Zara, H&M, la Fnac, les meubles Poltronesofà, Maisons du Monde… mais aussi des enseignes plus locales comme la chaîne de magasins de chaussures genevoise Aeschbach. Bon nombre d’entre elles ont d’ailleurs investi plusieurs millions dans le réaménagement et l’amélioration de leurs espaces en parallèle avec la rénovation de l’ensemble. «L’attractivité de Balexert s’explique en bonne partie par celle de nos locataires», ajoute Ivan Haralambof, pour qui les trois facteurs de succès sont: les produits eux-mêmes, l’aménagement des points de vente et, last but not least, la qualité des gérants de magasins.

Le chiffre d’affaires du centre commercial en 2022 (380,3 millions de francs) a ainsi dépassé celui de 2019, avant le covid, et il devrait frôler les 400 millions cette année, si les ventes de fin d’année sont à la hauteur des attentes. Un résultat qui s’explique en grande partie par une fréquentation annuelle de 8,5 millions de visites, en hausse de 10% par rapport à 2022.

Mais plus que la multiplication des enseignes, c’est la qualité du mix qui fait la différence. «Il faut faire attention à ne pas surpondérer certains types d’offres, dans l’habillement, par exemple. Voilà pourquoi nous devons parfois refuser des marques qui souhaiteraient louer un espace à Balexert et en privilégier d’autres, quitte d’ailleurs à y perdre en revenus locatifs dans l’immédiat. Notre succès à long terme dépend de ce type d’arbitrage pas toujours facile à expliquer.» Surtout, Balexert n’est pas exclusivement axé sur le shopping. «C’est une ville dans la ville», aime répéter Ivan Haralambof. On y va pour se divertir: le centre a accueilli le premier multiplex de Suisse au début des années 2000 et compte aujourd’hui 13 salles de cinéma. Et 16 pistes de bowling. On y trouve aussi une large palette de services: des banques, bien sûr, mais aussi un centre médical, une clinique dentaire… et, dès février prochain, un cabinet spécialisé dans le traitement du vertige. Et c’est compter sans les restaurants, les cafés, au nombre d’une vingtaine, avec l’arrivée prochaine des chaînes Le Pain Quotidien et Naruto (Sushi Zen). «Lorsque vous voulez créer un lieu de vie attractif et accueillant, la diversité en matière de restauration est essentielle. Nous avons d’ailleurs encore des progrès à faire.»

Secteur en pleine transformation

Attentif aux tendances du commerce de détail dans le monde, grand voyageur, Ivan Haralambof souligne combien le secteur est encore appelé à se transformer. Face au tourisme d’achat, il déplore l’interdiction d’ouverture le dimanche et des contrôles quasi inexistants aux frontières. «Les Accords de Schengen portent sur la libre circulation des personnes, pas sur celle des marchandises.» Le commerce en ligne est un mouvement de fond avec lequel il faut compter et qui entraîne une érosion des ventes. Mais le stationnaire conserve de nombreux atouts comme ceux évoqués plus haut. Egalement incontournables lors d’une rénovation comme celle de Balexert, la mise en conformité des infrastructures aux nouvelles normes énergétiques, l’exploitation des toits pour y installer des panneaux solaires et une organisation de la mobilité qui permet de faire valoir, vis-à-vis de l’e-commerce, d’indubitables avantages en termes d’émissions de CO2 et de durabilité.

Parce que Balexert est bien plus qu’un centre commercial, Ivan Haralambof ne cesse de souligner la responsabilité sociale de cette institution si profondément ancrée dans la vie de bon nombre d’habitants de l’agglomération genevoise. «Se promener pour exister», voilà l’une de ses phrases fétiches. «A l’origine, les malls à l’américaine avaient pour vocation de concentrer un maximum de possibilités de shopping en un seul lieu. Nous devons désormais, plus que par le passé, offrir une véritable expérience. Elle passe par la qualité de l’offre, mais aussi par des animations et des événements, dans le cadre d’une architecture séduisante avec 30 à 40% de la surface disponible réservée à des activités non directement mercantiles. Si l’on veut que les gens prennent le temps de fréquenter les centres commerciaux pour y faire leurs achats, il faut qu’ils s’y sentent bien.»

Weisses Viereck
Alain Jeannet