Les pays occidentaux seraient-ils sur la voie de la réindustrialisation de leurs économies? En politique, la réindustrialisation est un thème porteur ces dernières années. Certains pays mènent une politique industrielle des plus volontaristes. C’est le cas notamment des Etats-Unis, qui ont adopté en 2023 deux lois accordant des subventions considérables aux entreprises industrielles venant s’implanter en terres américaines.

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Récemment, le président de la multinationale zurichoise ABB, Peter Voser, déclarait dans les colonnes de la NZZ: «L’automatisation, la robotique et l’intelligence artificielle jouent ici un rôle décisif. Grâce à ces technologies, nous pouvons aujourd’hui produire en Europe à des prix presque aussi bas que ceux qui étaient autrefois possibles uniquement dans les pays asiatiques à bas salaires. Une certaine réindustrialisation de l’Europe est donc prévisible, sans que la fabrication devienne massivement plus chère.»

Assiste-t-on dès lors à une relocalisation de certaines activités industrielles, et ce, aussi en Suisse? L’analyse de Philippe Obrist, responsable clientèle entreprises chez Raiffeisen Suisse et membre du jury des CFO Awards.

Lors de la pandémie de Covid-19, les pays occidentaux ont été confrontés à des pénuries de produits et de composants et ont soudainement pris conscience de leur (trop) grande dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Observe-t-on depuis une relocalisation de certaines activités industrielles en Suisse?

La période post-covid a effectivement eu un effet notable sur de nombreuses PME industrielles, qui ont enregistré alors une croissance dans leurs commandes. Ce rattrapage s’est toutefois effondré dès le deuxième et le troisième trimestre de l’année 2023 en raison du ralentissement de l’économie mondiale. Depuis, les carnets de commandes n’ont cessé de diminuer pour les entreprises exportatrices. Reste qu’on ne peut pas parler de relocalisation. Au contraire. Car si l’évolution de la part de l’industrie manufacturière dans l’ensemble du PIB en Suisse depuis les années 1990 semble solide et stable, cela s’explique surtout par la création de valeur, très marquée, du secteur pharmaceutique. Sans la pharma, ainsi que d’autres branches comme l’horlogerie, on constate que nous assistons à un long et insidieux processus de désindustrialisation dans notre pays. Les PME industrielles perdent de plus en plus d’importance, une tendance qui s’accentue à chaque nouvelle crise (subprimes en 2008-2009, choc du franc en 2015).

Vous soulignez que cette désindustrialisation silencieuse en Suisse est masquée par les excellentes performances de la pharmaceutique et de l’horlogerie. Quelles sont les recettes de ces deux branches?

On le sait: l’économie suisse est tournée vers l’exportation car, contrairement à nos deux grands voisins que sont l’Allemagne et la France, nous ne disposons pas d’un grand marché interne. Nos industries excellent dans les marchés de niche, là où les critères de haute valeur ajoutée, d’excellence, de fiabilité et de précision font la différence. C’est ce savoir-faire unique qui est recherché à l’étranger. On le voit avec les marques d’horlogerie mécanique haut de gamme, mondialement recherchées. Dans le secteur pharmaceutique, des groupes comme Novartis ou Roche ont massivement investi dans leurs campus et dans la R&D à Bâle, favorisant les échanges entre la recherche et la production, avec une multitude de sous-traitants pharmaceutiques situés tout au long du Rhin. Autre exemple, celui des machines CNC. Nous avons en Suisse de véritables perles, des sociétés qui ont un know-how qui leur permet d’être concurrentielles à l’étranger, même avec un franc très fort. Car il y a des domaines, à l’instar de l’aéronautique, la médecine ou le nucléaire, où la précision et la fiabilité l’emportent sur le prix.

Autre constat inquiétant: les entreprises industrielles suppriment des emplois en période difficile, mais n’en créent guère en période de haute conjoncture.

Force est de constater que, dans l’ensemble, les emplois dans l’industrie sont en recul depuis des années. Mais cela dépend aussi des secteurs. Ainsi, dans l’horlogerie, qui souffre de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, les marques vont s’efforcer de conserver les postes même dans des périodes moins fastes, car elles savent la difficulté de réembaucher lorsque la conjoncture s’améliore. A noter que la part des emplois manufacturiers varie d’une région à l’autre: 8% à Genève, 10% dans le canton de Vaud, 13% en Valais, 17% à Fribourg, 31% à Neuchâtel et 35% dans le Jura selon les statistiques de 2021. Reste qu’il est crucial que la Suisse ne devienne pas qu’un pays de services. Les PME, la recherche, les hautes écoles, les incubateurs, tout cet écosystème a besoin de gens qui matérialisent le savoir-faire et les innovations développées dans notre pays. Même les grands groupes industriels ont besoin de compétences manufacturières. Un exemple me vient en tête à ce propos, celui des capsules Nespresso, entièrement produites en Suisse, à Avenches, Orbe et Romont, ce qui permet à Nestlé de protéger son savoir-faire.

A quoi doivent s’attendre les entreprises industrielles suisses en cette année 2024?

Tout dépendra de l’évolution de la conjoncture mondiale. La récession touchant l’industrie ne devrait pas s’aggraver, mais une reprise rapide n’est pas attendue, car les taux d’intérêt élevés devraient continuer à freiner la dynamique industrielle mondiale. Avec un taux directeur à 1,75%, la pression économique sur l’industrie reste élevée. Chez Raiffeisen, on estime que le point culminant du cycle des taux d’intérêt a été atteint et on s’attend à ce que la BNS abaisse le taux d’intérêt d’ici à fin 2024, pour réduire la pression à la hausse sur le franc. La force du franc suisse, la monnaie la plus valorisée du monde, constitue un fardeau supplémentaire pour les industriels, qui s’en inquiètent. Si j’ose imager: on presse le citron, mais à un certain moment, il n’y a plus de jus! Plus le franc suisse est fort, plus il y a des crises, plus cela se répercute sur l’industrie. La désindustrialisation est aussi liée au franc fort. Heureusement, nos PME industrielles ont appris, au gré des crises, à s’adapter, en réorientant leurs activités vers des segments de produits à plus grande valeur ajoutée et diversifiant leurs débouchés. Mais un allègement de la part de la BNS serait certainement accueilli avec beaucoup de soulagement par l’industrie suisse.

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Elisabeth Kim