«Je fais des graffitis en autodidacte depuis que j’ai 14 ans. Mais mes parents voulaient que je me forme dans un vrai métier, alors je suis devenu infirmier. C’est comme ça que je suis arrivé en Suisse, à l’hôpital à Moutier, ville où je vis encore. Mais à côté, j’ai toujours continué à peindre», se remémore Guillaume Legros, alias Saype, artiste élu en 2019 par le magazine Forbes parmi les personnalités de moins de 30 ans les plus influentes. Novateur, l’artiste a très tôt utilisé les drones, offrant ainsi de nouvelles perspectives à ses dessins. L’herbe, la neige ou le sable deviennent une toile géante pour ses peintures écologiques à base d’eau, de charbon et de craie, dont la durée de vie peut varier d’un jour à trois mois, selon la météo.

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«L’amour a été ma première œuvre, en 2015, sur un champ à La Clusaz, en Haute-Savoie. Je n’ai rien gagné à l’époque, mais on m’a offert le logement. En revanche, l’écho médiatique a été immédiat et à très large échelle», se souvient le Français de Belfort. La station de Leysin lui commande ensuite, en 2016, ce qui sera la plus grande fresque d’Europe, 10 000 m2 visibles depuis les télécabines. «Cette année-là, la station a enregistré autant de remontées en été qu’en hiver. Du jamais vu! C’est à partir de ce moment-là que j’ai dû faire un choix entre mes deux métiers, infirmier et artiste, car j’alignais les nuits à l’hôpital et la peinture en journée», explique-t-il.

Renommée internationale

Saype franchit une nouvelle étape en 2018, lorsqu’il peint Message from Future à Genève, en soutien à l’association SOS Méditerranée, une œuvre vue par plus de 120 millions de personnes. Un engouement qui a notamment poussé la Suisse à modifier une loi pour venir en aide aux migrants. Avec le projet Beyond Walls entamé en 2019, une fresque représentant une chaîne humaine appelant à l’entraide sur tous les continents, l’artiste franco-suisse acquiert une renommée internationale, du Brésil au Japon, en passant par l’Afrique.

 
En septembre 2023, une fresque géante pour Handicap International sur la Place des Nations à Genève.

En septembre 2023, une fresque géante pour Handicap International sur la Place des Nations à Genève.

 
© Saype

«La chaîne a commencé sous la tour Eiffel. J’ai négocié plus d’un an pour avoir deux semaines de fermeture du Champ-de-Mars à Paris, un site qui accueille quotidiennement 30 000 personnes. Il a fallu convaincre les autorités, dont Anne Hidalgo et Rachida Dati, par Zoom. Plus de 500 millions de personnes ont vu cette œuvre dans le monde», se souvient celui qui a aussi peint sur des barges flottant sur le Bosphore ou sur le Grand Canal de Venise. Là encore, les autorisations ont nécessité des mois de négociation, rien cependant en comparaison avec le projet de World in Progress, impliquant de faire voler un drone au-dessus de l’ONU à New York, des vues aériennes classées top secret.

Artiste et entrepreneur

Au fil du temps, l’artiste est devenu un véritable entrepreneur, étoffant peu à peu son équipe. «Deux amis d’enfance travaillent avec moi depuis le début. Ce n’est pas si simple de bosser avec des potes: le mélange patron et ami peut être bancal. Mais ça marche parce qu’on est rémunérés en fonction du chiffre de l’entreprise, sachant que la moitié de mes gains est reversée à des œuvres caritatives. L’un s’occupe de l’événementiel et l’autre de la logistique: matériel, droits de douane, coordination internationale. Parfois, 30 personnes collaborent pour la réalisation finale. Nous créons la peinture sur le site, soit 1000 litres à produire en direct», explique Saype, qui s’est également entouré d’un manager depuis 2019, un ancien directeur de Warner Music à qui il confie sa stratégie image.

Dans son écosystème, il y a aussi le géant mondial du divertissement Live Nation Entertainment. «Je suis le seul artiste peintre sous contrat. D’habitude, on trouve plutôt des musiciens comme Jay-Z. L’agence me donne accès à un manager de projets qui gère mon agenda, des juristes pour mes contrats et mon droit à l’image, pour moi ou mes œuvres. A cela s’ajoutent un attaché de presse et un service de levées de fonds pour mes projets», détaille-t-il.

Combien facture-t-il ses œuvres? L’artiste est «bankable», comme on dit dans le jargon. Au début, Saype finançait sa peinture avec les 3000 francs qu’il gagnait comme infirmier. Sa femme le soutenait aussi. «Je ne me suis jamais mis en danger financièrement au début de ma carrière. Ce n’est pas dans mon caractère. Je préférais bosser trois fois plus pour être à flot. Aujourd’hui, je vis très, très bien. C’est aussi l’une des raisons de mon choix de rester vivre à Moutier. Cela me permet de dézoomer et de revenir à des valeurs simples.» Une seule photo de l’une de ses fresques se vend autour des 800 francs. Beaucoup sont déjà «sold out». Et pour les fresques? Silence contractuel.

«Il y a un paradoxe dans mon action, car je sais très bien que ceux qui ont les moyens de financer une de mes performances n’ont pas gagné leur argent en plantant des fleurs, lance-t-il. Tout est du cas par cas, je ne peux pas révéler le prix d’une de mes fresques. Elles se paient du simple au trentuple. Mais plus le prix est élevé, plus je reverse à des associations caritatives.» Reste que Saype n’est pas mû par le seul gain financier. Certaines fois, comme dans la province du Hatay en Turquie, après le tremblement de terre qui a fait 250'000 morts en 2023, il se déplace à perte. «J’ai voulu y aller car on ne peut pas simplement éteindre la lumière sur eux et les oublier. En même temps, cette action a eu une telle visibilité que je gagne aussi des revenus avec mon droit à l’image», mentionne-t-il, ajoutant qu’il revend également des éléments de construction de ses œuvres dans des galeries, à Paris ou ailleurs.

 
En octobre 2023, Saype donne un coup de projecteur aux régions de Turquie dévastées par un séisme

En octobre 2023, Saype donne un coup de projecteur aux régions de Turquie dévastées par un séisme quelques mois plus tôt.

 
© Saype

L’éco-entrepreneur, conscient que ses multiples voyages ont un impact carbone, prend le train chaque fois que cela est possible, même si le trajet est cinq fois plus long qu’en avion. «Lorsque je suis sur un autre continent, j’y reste pour un mois et je m’y déplace en transports publics. Grâce à ça, je fais des rencontres fantastiques», se réjouit le trentenaire. Parmi ses exigences écologiques, il demande qu’on fasse paître des moutons là où il va peindre plutôt que de faucher mécaniquement. Même souci du détail pour sa peinture, qui n’est à ce jour pas 100% neutre. «Mon équipe a repéré une start-up fribourgeoise, Impossible Materials, qui crée une peinture durable à base de cellulose. C’est intéressant», note-t-il. En 2024, Saype a déjà réservé trois dates en Suisse pour ses fresques géantes, dont Villars (VD), station avec laquelle il est sous contrat.

 
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Tiphaine Bühler