Lorsque les Américains parlent d'une «white whale», une baleine blanche, ils peuvent soit faire référence au cétacé, soit utiliser cette expression comme métaphore d'un objectif très ambitieux qui ne peut être atteint. La reprise de la marque horlogère Universal Genève par le duo de dirigeants de Breitling, Fredy Gantner et Georges Kern, peut être qualifiée de «white whale».

Certes, Georges Kern fait partie des meilleurs managers horlogers actuellement en activité. Il sait ce dont une marque a besoin et comment la tourner vers la croissance. Il l'a démontré de manière impressionnante chez Breitling. Et ce n'est pas la première fois.

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En tant que cofondateur de Partners Group, Fredy Gantner sait lui aussi parfaitement comment transformer une petite société en difficulté en une grande entreprise prospère. Il sait qu'il faut semer avant de pouvoir récolter.

Le duo se brûle-il les doigts avec le revival Universel?

Et pourtant, plusieurs interrogations subsistent: Fredy Gantner et Georges Kern prennent-ils trop de risques avec le rachat d’Universal? Les chances qu'ils se brûlent les doigts avec le renouveau de la marque genevoise ne sont-elles pas trop grandes? Cette transaction ne nuit-elle pas à leur autre projet ambitieux, à savoir faire de Breitling la première marque horlogère suisse à entrer en bourse d'ici 2027?

Deux choses sont claires. Bien que la marque Universal Genève soit en hibernation depuis la crise du quartz dans les années 1970, elle jouit toujours d'une excellente réputation auprès des fans et des collectionneurs. Ses montres sont très appréciées sur le marché de la seconde main. Elle recèle sans aucun doute un potentiel de seconde vie. Mais il est également clair qu'aucune marque ne peut vivre uniquement de ses fans et de ses passionnés. Pour réussir commercialement, Universal doit sortir d'une niche aussi étroite. Et cela rend l'exercice de réanimation coûteux, très coûteux.

Georges Kern le formule ainsi dans le communiqué de presse relatif à la reprise: «Reconstruire une marque avec une histoire aussi riche ne se fait pas du jour au lendemain. C'est un travail méticuleux et dévoué qui nous attend dans les années à venir.» En clair: même si Universal est appelée à devenir une filiale indépendante de Breitling et à se doter de sa propre équipe de direction, la marque pèsera sur les finances du nouveau groupe pendant des années. Et cela ne sera pas du goût de ceux à qui il faudra un jour faire miroiter les actions de Breitling. Qui veut contribuer à remonter un cheval prometteur qui n'arrivera certainement jamais à la cheville de celui qui se trouve déjà dans l'écurie, sain et sauf?

Le prix d'achat d'Universal Genève: 60 millions de francs

Fredy Gantner et Georges Kern sont peut-être le duo de rêve actuel de l'industrie horlogère. Mais même eux ne peuvent pas réaliser de miracles. C'est pourtant ce qu'ils devront faire.

Car ils paient pour Universal Genève - répartis sur plusieurs années - la coquette somme de 60 millions de francs. C'est ce qui ressort d'un document que l'ancien propriétaire Stelux a déposé à la bourse de Hong Kong, où l'entreprise est cotée. Il a été transmis à Handelszeitung. A cela s'ajoutent 5 millions de francs supplémentaires pour le stock de plusieurs milliers de montres que possède encore Universal.

A ce sujet, Joseph Wong, président et chef de Stelux, précise dans le document en question qu'une évaluation indépendante a montré que la somme n'était pas défavorable pour Stelux. En d'autres termes, cela signifie que Fredy Gantner et Georges Kern ont conclu l'accord sans utiliser leur calculatrice.

Ils se sont laissés aveugler par un passé glorieux. Car le présent d'Universal Genève - toujours selon le document remis par Stelux à la bourse - se présente ainsi: l'entreprise a réalisé un chiffre d'affaires de 23 000 francs et généré une perte de 259 000 francs lors de son dernier exercice complet (à fin mars 2023). Depuis lors, le chiffre d'affaires a diminué et la perte s'est creusée.

Le dossier Universal Genève a déjà circulé au moins deux fois

Ces dernières années, Stelux a déjà proposé plusieurs fois Universal Genève à la vente, sans que personne ne morde à l'hameçon. On sait maintenant pourquoi. Parce que la nostalgie ne fait plus recette.

Fredy Gantner et Georges Kern veulent apparemment apporter la preuve du contraire. Et les faits sont là: le portefeuille d'Universal Genève est riche en belles montres. Mais les droits sur le chronographe Tri-Compax avec cadran panda, surnommé Nina Rindt, valent-ils vraiment 60 millions de francs ?

Peuvent-ils vraiment réussir à gagner de l'argent dans les années 2020 avec des réminiscences des années 1960? Les deux hommes semblent en être convaincus.

Mais on ne voit pas encore très bien comment ils comptent y parvenir. Une chose est sûre: chez Breitling, Georges Kern a fouillé dans le passé, y a trouvé beaucoup de choses et les a réinterprétées de manière contemporaine. Il a ainsi réussi à plus que doubler le chiffre d'affaires au cours des cinq dernières années.

Il a réussi à hisser Breitling parmi les dix plus grandes marques horlogères suisses. Certes, on est encore un peu loin des très grandes marques qui réalisent un chiffre d'affaires de plus d'un milliard de francs. Mais on s'en rapproche.

Universal sera positionné dans le haut de gamme

On peut s'attendre à ce que Georges Kern, en tant que nouveau maître d’Universal, relance le modèle Polerouter. Premièrement, parce que cette montre est encore très appréciée aujourd'hui. Ensuite, parce que, tout comme la Royal Oak d'Audemars Piguet et la Nautilus de Patek Philippe, elle a été dessinée par Gérald Genta, l'un des grands designers horlogers du siècle dernier.

Il est également prévisible que Georges Kern orientera Universal vers les chronographes. Et ce, probablement en collaboration avec le fabricant de mouvements Kenissi, qui travaille déjà pour Breitling, Tudor et Chanel.

Enfin, il est prévisible qu’il positionnera Universal au-dessus de Breitling. Il devrait viser des prix à cinq chiffres, entre 15 000 et 30 000 francs. Là, la concurrence est un peu moins rude qu'entre 5000 et 10 000 francs, où Breitling va principalement chercher sa clientèle.

De plus, Georges Kern ne se lassera pas de nous rappeler qu'Universal Genève était autrefois citée au même titre que Rolex, Heuer et d'autres grandes marques. Il précisera qu'Universal a été distribuée aux Etats-Unis par un certain Henri Stern, un descendant de la famille propriétaire de Patek Philippe.

Et nous entendrons très souvent ce que Fredy Gantner déclare déjà aujourd'hui: «Universal Genève était autrefois loué comme le couturier de l'horlogerie.» Cette déclaration est - probablement sans le vouloir - très parlante. Car dans la mode, la haute couture est bonne pour l'image des marques, mais mauvaise pour leur compte de résultat.

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Handelszeitung.

Marcel Speiser
Marcel Speiser