«Une affaire de temps.» Et le temps, c’est aussi de la main-d’œuvre. A la gainerie Vaudaux, on le sait, très bien, depuis 114 ans. Philippe Belais, qui a repris l’affaire en 2010, l’a appris lui aussi, et il l’a appris plus vite que prévu. Lorsqu’il monte dans le vaisseau Vaudaux, l’affaire familiale est encore dirigée par la famille, Isabelle Vaudaux, quatrième génération. Mais Vaudaux n’appartient plus à la famille, reprise in extremis par des investisseurs en 2006, et restructurée – une cinquantaine de postes supprimés, sur près de 130. Avec la crise de 2008, les investisseurs refroidissent et proposent à Isabelle Vaudaux de reprendre. Selon elle, il faut juste augmenter les ventes, elle contacte Philippe Belais.

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Un problème structurel

Philippe Belais hésite, il vient de s’engager sur une autre affaire, mais on lui assure qu’il ne s’agit que de renforcer le commercial. L’homme a déjà plus de vingt ans d’expérience dans le luxe et l’horlogerie, Pequignet, Dunhill, Van Cleef & Arpels. Fin 2010, à quelques jours d’intervalle, il devient ainsi propriétaire de deux entreprises, les montres Claude Meylan (vallée de Joux) et Vaudaux. Il s’en souvient très bien, c’était en semaine 48, il avait 48 ans. Il a tout prévu. Il se consacrera aux montres Claude Meylan et viendra en soutien chez Vaudaux. Ça ne se passera pas comme prévu.

Premier trimestre 2011, la demande est soutenue, mais les résultats sont «de pire en pire»: «Le diagnostic était faux: le problème n’est pas d’ordre commercial, il est structurel.» Nouveau redimensionnement, postes supprimés, Isabelle Vaudaux quitte la direction. Philippe Belais poursuit le redressement, apprend le métier, reconstruit la culture d’entreprise, jusqu’à trouver le point d’équilibre.

Matière première. Le cuir demeure au cœur du métier.

A Genève, Vaudaux compte aujourd’hui 45 collaborateurs et la structure est centrée sur les pièces uniques et les séries spéciales. Pour les commandes plus régulières, la production passe par l’une des deux filiales, Thaïlande (ouverte en 2012), Espagne (2018). En Thaïlande, l’atelier compte 300 collaborateurs – «Lilliputiens face à la concurrence.» –, en Espagne, ils sont une vingtaine. Mais le cahier des charges est le même partout, qualité suisse, Philippe Belais finish: «Nous avons monté des commandos Vaudaux.»

«La présentation [de la montre, du bijou] est pour demain.»

 

Il fallait tout cela pour gagner en réactivité et en souplesse. Résultat, la rentabilité est revenue et «les volumes ont été multipliés par six ou sept en douze ans». Car la gainerie est «une affaire de temps», plus de deux tiers du prix final sont dans la main-d’œuvre. Avec les temps de collage, il faut près de six heures pour réaliser un écrin simple à la main et il faudra encore quelques heures de plus pour un écrin à portes.

Un solide bassin de clientèle haut de gamme

Toute la difficulté est de rendre le temps de l’artisan compatible avec la réactivité exigée par le marché, car le gainier est un sous-traitant que l’on convoque au dernier moment. Son quotidien: «La présentation [de la montre, du bijou] est pour demain.» Une pression. Une chance aussi: «La gainerie est un métier de proximité.» Vernier (GE) s’avère donc une bonne adresse, avec un solide bassin de clientèle haut de gamme. En volume, l’horlogerie représente entre 70 et 80%, la joaillerie entre 10 et 15%. En valeur, les deux activités sont assez équilibrées – la joaillerie est plus une affaire de pièces uniques. A quoi s’ajoutent parfumerie, cosmétique, spiritueux et décoration.

Le métier de gainier a ainsi survécu à Genève et le sort de Vaudaux n’est pas unique, ses derniers concurrents encore actifs en Suisse sont tous passés par le chas de la restructuration. Le métier remonte au XVIe siècle et il n’en est d’ailleurs pas à son premier combat. La gainerie est même née pour se battre: ce sont les armes que l’on a commencé à dégainer.

L’écrin traditionnel – cuir sur bois – commence toujours par la menuiserie. Et dans l’atelier des réalisations artisanales traditionnelles, tout est fait à la main, pièce à pièce.

Crûment décrite, la gainerie consiste à recouvrir un objet d’une matière souple, traditionnellement du cuir sur du bois, mais cela peut être autre chose que du cuir et la couverture peut appliquer sur autre chose que du bois. Le principe est simple, l’art est exigeant, la gainerie est un métier fait de métiers. La gainière, comme le gainier, doit avoir les mains à tout, menuiserie, couture, maroquinerie. Il doit être bricoleur de précision, créatif débrouillard, rigoureux avec souplesse, spécialiste polyvalent et autonome.

Chaque geste a son nom, chaque outil aussi. Il faut un dictionnaire pour mettre des mots sur la gainerie. A Genève, c’est Fabienne qui tient ce rôle: après un apprentissage chez Vaudaux et plus de vingt-cinq ans d’atelier, elle guide maintenant les commerciaux. Ces derniers goûtent la pratique avant de rencontrer la clientèle: passage obligé dans tous les ateliers. Car nous avons affaire à un artisanat d’art et la clientèle vient ici chercher des solutions de pointe.

La découpe. Les gabarits sont en carton. Les pièces de couverture sont en cuir ou en tissu.

Vaudaux a une réputation à tenir, ici on ne carrosse que «la Rolls de l’écrin». Et pas que des écrins: coffrets, valises, marmottes, bustes. Des choses beaucoup moins classiques également: coffres-forts, football de table, maroquinerie et tout un bestiaire d’objets triviaux que le gainier est capable d’anoblir – et pour longtemps, la restauration n’intervient pas avant plusieurs décennies, sinon plus.

Philippe Belais n’entend pas s’arrêter là. Il entrevoit un fort potentiel de croissance en particulier dans la décoration, que du sur-mesure et des chantiers conséquents où Vaudaux endosse le rôle de maître d’œuvre: rampes, portes, dressings. Les projets n’ont pas de limites, en ce moment l’équipe travaille sur deux chalets.

L'apprentissage n'existe plus

En langue Vaudaux, un écrin, ce n’est évidemment pas une simple boîte, c’est une scène où la présentation de l’objet devient un spectacle, dont le gainier est le metteur en scène. C’est particulièrement vrai pour toutes les créations qui sortent de l’atelier principal de Vernier, où tout est fait à la main. Un artisanat dans son jus, comme au temps où la gainerie était un compagnon de tous les jours, bagagerie et objets divers. Au temps où Vaudaux Genève comptait près de 250 artisans. Au temps où la gainerie était un métier reconnu, avec filière d’apprentissage et certificat de capacité. Ce n’est plus le cas. L’apprentissage n’existe plus, l’un des derniers diplômés du canton se trouve ici. Il est d’ailleurs dans l’atelier, en train de préparer un écrin pour une pièce de joaillerie. La base du fût est couverte, il en découpe le pourtour avec précision, pour que la jointure avec les côtés soit belle.

Fabienne reprend le fil. A la fin de son apprentissage, elle avait tellement appris que la théorie tenait à peine dans un gros classeur fédéral. Elle en a repris les termes, mot par mot, et a donné un sens à ces mots pour les rendre digestes. Comprendre la fabrication d’un fût – le caisson et le couvercle, l’âme en bois qu’il faudra couvrir, une spécialité en soi, pendant longtemps réservée aux hommes, les fûtiers. Distinguer la couverture du garnissage, avec ruban, cartouche, indéchirable, gorge et coussin.

Le marquage. Une opération sans repentir dont la recette est unique à chaque création. A froid, à chaud, avec ou sans dorure. La température, la pression, le temps de passage, tout dépend du support, du cuir, du tissu, de l’effet recherché.

Reprenons. Tout commence par l’oreille: entendre son client et comprendre ce qu’il veut mettre en valeur, montre, bijou, les deux, que sais-je. Parfois il sait ce qu’il veut. Parfois non. Parfois il veut quelque chose d’impossible. Chaque détail compte. Le type de cuir ou de tissu pour la couverture, la forme et la taille du fût, le type d’ouverture, la charnière visible ou non, le fermoir. Chaque option ouvre sur un monde. Le cuir mène à la mégisserie, agneau, vachette, daim, nappa. Vaudaux en possède tout un stock, bien à l’abri, dans le sas antiatomique.

Ultime mise en scène

Pour le bois, Vaudaux se chauffe à toutes les essences et les travaille depuis la bille. Le débitage se fait en bas. La menuiserie fine est à l’étage. Chaque bois a sa destination: on n’envoie pas sous les tropiques une fibre qui craint l’humidité. Si le client n’impose pas le sien, le choix revient au gainier. Du bois brut, il fait un fût. Pour s’inspirer, il a son expérience et il y a «la bibliothèque», une salle, que des fûts, tous différents, formes, tailles, types, jusqu’au plafond.

Puis viennent le fermoir et la charnière. Encore un champ d’options que le gainier fauche à la lumière des contraintes. Si l’objet est lourd, le petit fermoir ne tiendra pas. Si le bois est fin, la charnière en métal n’aura pas de prise. Le travail commence alors. Geste à geste. Préparation du fût, du petit écrin savonnette au grand écrin chapelle. Empreinte, s’il s’agit d’une pièce de joaillerie. Mesures. Gabarits sur cartons avant de s’occuper du cuir, le tailler, le refendre (mise à l’épaisseur), le parer (affiner les bordures pour éviter les surépaisseurs aux jointures). Le type de fût et le type de cuir détermineront le nombre de pièces. Une fois le fût couvert, le gainier prépare les intérieurs, le garnissage: ruban, gorge, cartouche, coussin. Marquage, assemblage, finition, nettoyage, contrôle.

Retour au showroom, là où la visite avait commencé. Là où le luxe couronné vient s’inspirer avant son ultime mise en scène.

 

 

Bio express
  • 1908 Création de la gainerie Vaudaux à Genève. L’atelier familial grandit jusqu’à dépasser les 200 collaborateurs.
  • 2006 L’entreprise est sauvée in extremis par un groupe d’investisseurs.
  • 2010 Philippe Belais reprend l’affaire et la redresse: en 2022, Vaudaux compte 45 collaborateurs à Genève et deux filiales, en Thaïlande et en Espagne.
Weisses Viereck
Stéphane Gachet