Très tôt il entame sa carrière d’horloger. Presque aussitôt que se révèle son aversion pour l’inégalité. Une vie d’horloger autodidacte et farouchement indépendant plus tard, son aversion a pris la forme d’un oscillateur, le cœur de la montre mécanique, avec une innovation qui reproduit au poignet l’égalité des forces à l’œuvre sur le pendule d’une horloge. Une invention qui trotte dans sa tête depuis quarante ans. Présentée en 2021, saluée par ses pairs, encore relevée au dernier Salon international des inventions de Genève (Prix de l’esprit d’entreprise 2023). Plus qu’une invention, une intervention, la séparation d’un vieux couple: le balancier et le spiral, une roue d’inertie et un ressort en escargot, qui rythme la montre mécanique portative depuis le XVIIe siècle.

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Vincent Calabrese voulait briser ce couple. Cela faisait longtemps que l’horloger y pensait, qu’il cherchait, qu’il fouillait. Comme une lente catharsis, dont ressortit Calasys – nom de son invention. Ce mécanisme délicat est comme un râteau, une tête dentelée et arquée, qui engrène sur un pignon fixé sur l’axe d’une roue de balancier, et d’un manche tenu sur un pivot pour le rendre mobile. Il oscille ainsi de gauche et de droite, sans cesse repoussé au centre par deux ressorts lames qui s’efforcent de rétablir un équilibre instable, comme la gravité sur le pendule d’une horloge. De là naît l’égalité, l’isochronisme. Peut-être. Car le mécanisme n’est encore qu’un prototype, breveté, mais pas encore validé par le bulletin de marche, étape clé vers la production industrielle.

Naples-Le Locle, aller simple. 1961

Vincent Calabrese a tout fait seul. En solitaire. Par nature. Par destinée. Depuis qu’il a 14 ans, jeune Napolitain. Depuis ce geste, ce camarade de classe qu’il défend en poussant l’autre dans l’escalier, le fils de directeur, qui le poussera à son tour hors de l’école. Les trottoirs de Naples sont glissants. Il improvise. Il y a un horloger dans le quartier. Vincent peut apprendre s’il paie ses outils. Il s’équipe, apprend, s’affranchit. Puis l’immigration. Naples-Le Locle, aller simple. 1961. Un Italien parmi d’autres. De job en job. Tissot, Cyma, Zenith, Richard, Hebdomas.

Il naviguera de La Chaux-de-Fonds à Crans-Montana, avant de poser son établi d’indépendant à Lausanne, ville en pente, comme Naples. Il poussera quelques années plus tard jusqu’à Morges, où il est encore. L’atelier qu’il occupe aujourd’hui est un résumé de ce long parcours. Toute sa vie est là. «Vous connaissez mon âge?» A l’oreille, le verbe est franc et jeune. A l’œil, difficile à dire, quelques rides, le cheveu poivre et sel, mais la pupille noire et battante. La retraite est pourtant déjà venue plusieurs fois, sans passer la porte. Vincent Calabrese a 79 ans et encore un bout de carrière devant lui: «Tant que je peux continuer, je continue.» C’est que l’horlogerie, «ce n’est pas seulement un métier», c’est «un moyen de s’exprimer».

Tracteur: mouvement mécanique sur lequel l’horloger ajoute des complications.

Tracteur: mouvement mécanique sur lequel l’horloger ajoute des complications.

© Valentin Flauraud

Son atelier lui ressemble. Plusieurs vies et du souffle. Machine à détourer – seul point de connexion avec l’informatique –, pointeuse Hauser, poste de gravure, microscope de contrôle, affûteuse, le coin outillage. Très important, le coin outillage: «Je travaille sept jours sur sept et c’est souvent le samedi et le dimanche que j’ai besoin d’un outil… Attendre lundi m’énerve, donc j’ai appris à fabriquer mes outils.» Il y a aussi une lamineuse, témoin d’un autre pan de vie, lorsque Vincent Calabrese pratiquait la bijouterie et en vivait.

Et il y a les machines manquantes, témoins en creux, comme la presse à étamper et la machine à tailler des roues, dont il se sépare lorsqu’il vend son entreprise à Blancpain, en 2008, une collaboration qui aurait dû durer longtemps, mais s’est arrêtée plus tôt que prévu. De fait, il ne fabrique plus tout lui-même. Il l’admet, il ne fabrique plus ses rouages – beaucoup d’autres indépendants ne fabriquent rien du tout. Il ne fabrique pas non plus lui-même les composants de son oscillateur Calasys, réalisé par procédé Liga chez Mimotec, en Valais.

«C’est un cadeau d’être autodidacte; personne ne vous dit que c’est impossible, alors on le fait.»

 

Pour le reste, tout est de sa main, de l’idée jusqu’au prototype fonctionnel. «J’ai besoin de faire tout de suite l’examen final, être certain que je peux le faire.» L’assemblage est aussi de sa main, son établi est chez lui, à la maison. A part les roues, donc, Vincent Calabrese est «une fabrique à [lui] tout seul».

Horloger-orchestre, il assure aussi la promotion de ses travaux. D’ailleurs, il a pris du retard sur son Calasys. Depuis qu’il l’a annoncé, début 2021, il n’a fait qu’enchaîner les conférences, de Vicence à Singapour. Mais le plan de route est tracé: réaliser 20 montres en souscription – les composants sont presque tous déjà prêts –, passer au contrôle officiel, présérie, industrialisation à travers un partenaire. «Mais à une condition, expédie-t-il. Que les marques ne bloquent pas les livraisons de pièces détachées aux horlogers réparateurs!» Et hop, une pique pour la grande industrie, qui s’évertue à lui compliquer la tâche en ne lui livrant pas les fournitures dont il a besoin.

Les plus hautes sphères de la haute horlogerie

C’est un comble. Parce que si la Suisse était la France et l’horlogerie un art consacré, Vincent Calabrese aurait le pectoral épinglé de Légions d’honneur. Il fonde l’Académie horlogère des créateurs indépendants (AHCI) avec Svend Andersen en 1985, laissant une empreinte encore visible aujourd’hui jusque dans les plus hautes sphères de la haute horlogerie. Il reçoit enfin le Prix Gaïa en 1996, une distinction assimilée au Nobel de l’horlogerie. C’est en 1971 que son parcours prend un tournant. Il est marié, deux enfants, en Suisse depuis dix ans, et part à Crans-Montana, comme horloger-rhabilleur-gérant du Diamant bleu, une adresse en vue, avec toutes les grandes marques, Audemars Piguet, Vacheron Constantin, Patek Philippe, et la clientèle qui va avec, couronnés, élus, fortunés. Pendant les vacances, il fait des stages, Patek Philippe, Rolex.

Finesse extrême: cette minuscule pièce sert à tenir  le nouveau cœur de montre inventé par l’horloger,  Calasys

Finesse extrême: cette minuscule pièce sert à tenir le nouveau cœur de montre inventé par l’horloger, Calasys

© Valentin Flauraud

L’autodidacte est aiguillonné: «J’étais bon réparateur, mais j’étais ignorant en théorie horlogère.» Il se lance un défi, fixe le cadre de «son propre examen», pour «savoir qui [il était]». Il se met en tête de réaliser sa pièce-école: «C’est un cadeau d’être autodidacte; personne ne vous dit que c’est impossible, alors on le fait.» Il a en tête une montre pendentif baguette de Breguet, qu’une cliente a apportée un jour. Il en tire son concept spatial: «Construire un mouvement qui fasse tic-tac et qui tienne dans le format d’une allumette, le plus étroit possible.» Diable! Mais il ne savait même pas comment une simple roue était faite. Alors il s’instruit. S’équipe. Des livres. Un tour.

«Je veux que toute mon éthique reste… pas seulement les tacs!»

Le jour où son mécanisme bat, logé dans une boîte transparente, tout en saphir, il pleure. Il présente sa création au Salon international des inventions de Genève, en 1977, et décroche sa première médaille pour son Horlogerie spatiale, une composition mécanique inédite: tout le mouvement de la montre tient sur une barre, suspendue au milieu d’une boîte en saphir, visible de tous les côtés. Une nouvelle vie. Il quitte Crans-Montana et le Diamant bleu. Il contacte le conservateur du Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds et le rencontre un matin à 8 heures. Le conservateur contacte le dirigeant des montres Corum, il est 9 heures. Il signe son premier contrat de créateur, il est 11 heures.

ous les métiers: l’artisan fait (presque) tout lui-même, seul,  de la conception à la production

Tous les métiers: l’artisan fait (presque) tout lui-même, seul, de la conception à la production.

© Valentin Flauraud

Octobre 1980, Corum présente la Golden Bridge, avec le mouvement de Vincent Calabrese. Son nom figure sur la publicité, mais lorsqu’il s’agit de monter sur l’estrade, il n’a plus sa place. Le créateur est «choqué», il a «compris», il n’est pas le premier indépendant à qui ça arrive. Il ne se contente pas de cette fatalité. La graine de l’AHCI germe dans sa tête. Mais, pour l’instant, il est seul, et les temps sont durs. Il vit de joaillerie, qu’il exerce aussi en autodidacte. Sa révolte intérieure gronde, il lâche les brides dans les années 1990.

Jusqu'à 800 montres par an

En parallèle de ses montres spatiales, toujours plus expressives avec leur forme de lettres et de symboles, il lance une série de pièces «philosophiques», ses «poésies mécaniques», qui disent tout ce qu’il pense de la manière dont l’industrie traite les indépendants: Baladin (heure sautante vagabonde), Commedia, Divina Commedia, Mona Lisa (une Mona Lisa qui s’effeuille d’heure en heure). Succès populaire: l’atelier grandit, jusqu’à une dizaine de personnes; la production grimpe, jusqu’à 800 montres par an. Puis la descente. 2003, une rupture. 2004, création de la Nouvelle Horlogerie Calabrese. 2006, faillite. 2008, Blancpain. Clash, procès, il finit par regagner sa marque et s’installe à Morges.

Depuis, il vit au présent. La suite? Succession? Vente? «Je ne vais pas changer de route… Je ne sais pas… ma marque… vendre?… Je ne veux pas… Un partenaire?… Je veux que toute mon éthique reste… pas seulement les tacs!»

L’invention magistrale de Vincent Calabrese:  l’horlogerie spatiale

L’invention magistrale de Vincent Calabrese: l’horlogerie spatiale, il n'y a plus de cadran, la mécanique devient un spectacle, qui flotte dans le vide. Avec un message: l'horlogerie ne sert plus seulement à donner l'heure, c'est un champ de créativité lyrique et poétique. 

© Valentin Flauraud
Weisses Viereck
Stéphane Gachet