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Redonner ses lettres de noblesse à un vin italien malmené par l’industrie de masse, voilà la mission que Tancredi Pascale s’est fixée en créant la marque de prosecco Jaya. Entre les collines du nord-est de l’Italie et Lausanne, où se situe le siège de sa société, l’entrepreneur italo-suisse reconstruit pierre par pierre la réputation d’un mousseux relégué au rang d’ingrédient à cocktail.

Jorge S. B. Guerreiro
Tancredi Pascale produit son prosecco Jaya sur les terres familiales entre Conegliano et Valdobbiadene, en Italie.
Valentin Flauraud pour BilanPublicité
La tentation d’intituler ce texte «Make Prosecco Great Again» était bien réelle. Il existe des batailles plus nobles que d’autres. Tancredi Pascale a choisi la sienne: réhabiliter le prosecco. Ce vin pétillant est produit exclusivement dans neuf provinces s’étendant entre la Vénétie et le Frioul-Vénétie Julienne, dans le nord-est de l’Italie. La hiérarchie qualitative du prosecco s’articule autour de trois niveaux. Au sommet trône le Prosecco Superiore DOCG de Conegliano Valdobbiadene ou d’Asolo Montello, les zones les plus prestigieuses. Vient ensuite le Prosecco DOC, produit dans l’aire géographique plus vaste des neuf provinces autorisées. Enfin, depuis quelques années, un Prosecco Rosé DOC a fait son apparition.
Aujourd’hui, le prosecco est devenu le mousseux le plus vendu au monde, dépassant allègrement le champagne avec près de 800 millions de bouteilles écoulées. Dix ans plus tôt, on en comptait à peine 200 millions. Une croissance fulgurante qui s’explique essentiellement par l’engouement planétaire pour le Spritz et le Hugo. Noyés sous les glaçons et le soda, ces cocktails sucrés ne requièrent pas particulièrement des produits de base de qualité. Alors autant pousser les quantités au détriment de la qualité, se sont dit certains. Face à la demande galopante, les autorités italiennes ont assoupli la réglementation et autorisé le mélange du glera – le cépage traditionnel du prosecco – avec d’autres variétés de raisin, à hauteur de 15%. Voilà à quoi l’industrie a réduit un vin qui méritait pourtant mieux.
C’est précisément au cœur de l’appellation supérieure DOCG que la famille maternelle de Tancredi Pascale cultive la vigne depuis quatre générations. Né en Suisse – tout comme déjà sa mère –, cet entrepreneur dans l’âme a monté sa première société, N2O Informatique, à l’âge de 17 ans. L’entreprise auprès de laquelle il effectuait son apprentissage était en faillite, alors pourquoi ne pas en créer une nouvelle? Une précocité qui en dit long sur son tempérament. Formé dans le monde de la tech, il n’était pas vraiment destiné au vin. Malgré ces débuts, l’héritage familial veille, et la passion se transmet parfois comme un cépage résistant.
Les terres appartenant à la famille sont nichées entre Conegliano et Valdobbiadene, sur de belles collines où les vendanges se font encore à la main. Pendant des décennies, la production était restée confidentielle, sous la direction d’un côté de la famille. La mère de Tancredi Pascale hérite d’une part, dont elle laisse l’exploitation à la famille. Jusqu’à ce qu’elle prenne la décision de s’en séparer. «Pour elle, il était temps de passer à autre chose. C’était en 2017.» Tancredi Pascale prend alors la folle décision de reprendre les terres. Un investissement considérable, doublé d’une reconversion professionnelle majeure. «Je me suis dit: «Si je ne fais rien maintenant, je le regretterai toute ma vie.» Dont acte. «Les premières années ont été... compliquées, concède-t-il avec un sourire en coin. Bien que j’aie toujours observé ma famille lors de mes séjours en Italie, j’ai dû tout apprendre: comment on cultive la vigne, comment on vinifie, comment on commercialise. Un pari un peu fou.»
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L’appelation Prosecco désigne un vin pétillant produit exclusivement dans neuf provinces s’étendant entre la Vénétie et le Frioul-Vénétie Julienne, dans le nord-est de l’Italie, avec des grappes de glera, le cépage traditionnel local.
Jaya
L’appelation Prosecco désigne un vin pétillant produit exclusivement dans neuf provinces s’étendant entre la Vénétie et le Frioul-Vénétie Julienne, dans le nord-est de l’Italie, avec des grappes de glera, le cépage traditionnel local.
JayaEn profitant des acquis de ses précédentes expériences professionnelles, Tancredi Pascale peaufine son projet et lance finalement Jaya en 2019. «Je voulais un nom qui soit court, facile à prononcer dans toutes les langues. J’ai choisi Jaya, à la consonance positive et aux significations multiples. En sanskrit, cela veut dire victoire. En mandarin, encouragement. Au Bénin, il désigne la joie. En Malaisie encore, le succès. Et surtout, je le trouvais très joli.» Et il s’inspire de son grand-père pour créer son prosecco: «Il me disait toujours: «Si tu fais du vin, fais-le bien ou ne le fais pas.» Cette phrase, je l’ai gardée en tête et j’ai refusé les compromis. D’où le choix d’un vin 100% glera, récolté à la main, vinifié dans le respect de la tradition. Pas de raccourcis, pas de dilution avec d’autres cépages pour augmenter les volumes.»
Après une première cuvée en 2019, les débuts se font en solitaire. Tancredi Pascale sillonne lui-même la Suisse, visitant restaurants et hôtels de bonne réputation pour y placer ses bouteilles. Un travail de fourmi, de conviction, de rencontres. «Je leur expliquais mon projet d’un prosecco de qualité, je leur faisais goûter mes vins. Beaucoup me regardaient avec scepticisme. Un jeune qui débarque de Lausanne avec son prosecco artisanal... ce n’était pas évident.» Or il va trouver un allié très inattendu: le covid. Entre fermetures et rare clientèle, les restaurateurs ont le temps de le recevoir et de l’écouter. «Je savais que si je réussissais à leur faire goûter mon produit, ils comprendraient», se souvient-il. Les premiers mois sont difficiles. Le marché suisse est saturé et il faut convaincre quant à la nécessité de proposer un prosecco de qualité. La stratégie finit pourtant par porter ses fruits. «Quand les sommeliers ont commencé à me recommander à leurs collègues, j’ai compris que j’avais franchi une étape.»
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A force de travail et de persuasion, les bouteilles Jaya trouvent leur place sur les cartes de restaurants et d’hôtels prestigieux en Suisse. Des 18 000 bouteilles écoulées en 2020, les ventes augmentent régulièrement jusqu’à 60 000 bouteilles en 2023, uniquement sur le marché national. Tancredi Pascale comprend alors qu’il est temps de passer les frontières. Progressivement, il ouvre le Luxembourg et Singapour. En 2024, il signe avec la maison Cavallié afin que son produit soit distribué en France. Et c’est désormais à Londres, à Paris et à Munich que l’on trouve Jaya chez le géant de la gastronomie italienne Eataly, avant que l’enseigne n’en étende la vente à ses 50 boutiques dans le monde. Impossible de suivre ce rythme sans quelques concessions. Fini le porte-à-porte pour Tancredi Pascale: dès cette année, le marché suisse est confié à Amstein. Et la Chine, le Japon et la Grèce figurent désormais dans le viseur.
Entre-temps, la gamme de produits s’est aussi étoffée et Jaya propose aujourd’hui quatre cuvées: le Prosecco Brut DOC, le Jaya Dei Colli Prosecco Superiore DOCG, le Rosé et le Spumante. Au détail, les prix oscillent entre 15 et 22 francs la bouteille, un positionnement qui reflète l’ambition qualitative de la marque. Une démarche qui s’inscrit aussi dans une logique de durabilité. «Nous produisons de façon responsable, dans le respect de la nature, en minimisant notre empreinte carbone. Jaya Prosecco est le seul prosecco au monde à être 100% traçable et transparent via un QR code sur la bouteille.»
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Les récompenses ne se font pas attendre. En 2021 et 2022, Jaya est primée aux prestigieux Decanter World Wine Awards. En 2023, nouveau coup d’éclat: le concours londonien Glass of Bubbly décerne trois médailles à la maison suisse. Une médaille d’or pour le Rosé, le dernier-né de la gamme, Une seconde médaille d’or pour le Jaya Dei Colli Prosecco Superiore DOCG et une médaille d’argent pour le Brut DOC. En 2024, nouveau titre honorifique: meilleur vin à bulles rosé à Londres, suivi de trois nouvelles médailles en 2025, dont deux en or. «Cela nous donne de la crédibilité auprès des professionnels et des consommateurs. Quand un restaurant hésite à nous référencer, ces distinctions peuvent parfois faire la différence.»

85 000: le nombre de bouteilles de prosecco écoulées par Jaya en 2024, contre 18 000 en 2020, la première année d’exploitation.
Gionibek Kudaibergen
85 000: le nombre de bouteilles de prosecco écoulées par Jaya en 2024, contre 18 000 en 2020, la première année d’exploitation.
Gionibek KudaibergenL’objectif? Atteindre les 150 000 bouteilles, la capacité de production de ses vignes en Italie. «On ne veut pas croître pour croître. Il faut le faire intelligemment, en gardant notre niveau de qualité, confie Tancredi Pascale. Il s’agit d’un équilibre difficile à trouver.»
Malgré cette aventure entrepreneuriale palpitante, Tancredi Pascale ne parvient pas à s’en tenir à son seul rôle de producteur de vin. A travers sa société T&P Group, qui chapeaute le prosecco Jaya, il concentre plusieurs autres activités entrepreneuriales, dont N2O Informatique, sa première société créée à 17 ans et dans laquelle il conserve des parts. Il a également ouvert une entreprise en Chine sur laquelle il pourra s’appuyer pour développer le moment venu la distribution de ses vins dans l’Empire du Milieu. «Le fait de jongler entre différents univers – la tech et le vin, la Suisse et l’Italie, la tradition et l’innovation – me stimule, explique-t-il. Certains disent que je me disperse; moi, je constate en revanche que ces activités sont complémentaires. Les compétences acquises dans l’informatique, le management, le luxe horloger, le marketing, le packaging… tout me sert à développer Jaya.»
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Jaya serait-elle en passe de remporter son pari quelque peu à la Don Quichotte en redéfinissant l’image écornée du prosecco? «Il serait temps, peut-être, de reconsidérer notre rapport à ce vin. De cesser de le considérer uniquement comme une alternative bon marché et sucrée au champagne ou comme un simple support à cocktails.» Tancredi Pascale se bat – avec réussite – au quotidien afin de prouver qu’il existe pour le populaire mousseux transalpin un autre chemin: celui de l’exigence, de la transparence, du respect du terroir et de la tradition.
Résilience
Le goût de l’aventure entrepreneuriale permet de naviguer entre les aléas de l’industrie et du marché.
Détermination
Il faut une bonne dose de courage et de passion pour oser aller à rebours des tendances et de l’image du prosecco.
Réinvention
Repenser un produit dans le cadre d’un marché existant et de la tradition familiale.
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