Avec la fin de la pandémie, les 460 employés qui travaillent au siège de Sulzer, à Winterthour, commencent peu à peu à retrouver leurs bureaux. Parmi eux, Grégoire («Greg») Poux-Guillaume, CEO du groupe depuis maintenant cinq ans et demi.

Greg Poux-Guillaume, les électeurs suisses viennent de rejeter la loi sur le CO2. Surpris?

Greg Poux-Guillaume: Disons que cela va contre le sens de l’histoire. Sulzer vend des technologies qui contribuent à réduire les émissions. C’est une de nos forces. Mais pour que des solutions innovantes puissent s’imposer – car elles seront initialement coûteuses – les émissions de CO2 doivent avoir leur prix.

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Un quart de votre chiffre d’affaires de 3,3 milliards de francs provient toujours de l’activité pétrolière et gazière. Le monde vous considère comme un dinosaure…

Un dinosaure? Je ne pense pas. Votre chiffre est correct, mais la moitié de cette somme correspond à des activités de service et aux pièces de rechange. Les nouvelles affaires ne représentent que 12%.

Combien de temps vos clients vont-ils continuer à vous suivre, alors que tout le monde se tourne vers les énergies renouvelables?

Beaucoup de nos clients fabriquent des plastiques et des fibres, et c’est à base de pétrole. Il y a aussi beaucoup de plastique dans les voitures électriques. Tous nos vêtements contiennent des produits pétrochimiques. Tant que le monde aura besoin de Tesla, d’iPad et de textiles, il continuera à y avoir des investissements dans le pétrole et dans le gaz. Nous n’en sommes encore qu’aux premiers stades d’un long chemin, où Sulzer propose des solutions innovantes.

Donald Trump a imposé des sanctions à votre actionnaire principal, Viktor Vekselberg, en 2018. Selon vous, quelles sont les chances que la nouvelle administration de Joe Biden lève ces sanctions?

Je n’en ai aucune idée. C’est une question politique. Je suis juste un observateur des relations russo-américaines, et elles sont un peu tendues. J’espère pour Viktor Vekselberg que les sanctions seront levées. Mais je n’ai aucune raison de croire que les choses vont rapidement changer.

Dans la communauté financière, on parle d’une baisse d’environ 10% du cours à cause de votre proximité avec Viktor Vekselberg…

C’est possible. Et une ou deux fois par mois, un virement est bloqué parce que, quelque part dans le monde, un employé de banque pense que Sulzer est toujours soumis à des sanctions. Nous devons alors faire le nécessaire pour montrer que ce n’est plus le cas. Cela rend nos vies un peu plus compliquées. Mais ce n’est pas non plus la fin du monde.

Avec le géant de l’habillement H&M, Sulzer a investi dans la start-up Worn Again Technologies. Qu’espérez-vous en retirer?

Aujourd’hui, seulement 1% de l’ensemble des textiles est recyclé, 85% finissant dans des décharges. Worn Again a mis au point une technique capable de séparer les fibres des vêtements usagés. Ils peuvent être ensuite réutilisés. Cela résout un vrai problème.

Excellent, mais quel est le rapport avec Sulzer?

C’est H&M qui a soutenu en premier l’entreprise. Ensuite, ils sont venus nous voir pour faire passer leur technologie au niveau industriel. Nous avons donc investi du temps et du savoir-faire, puis de l’argent, dans l’entreprise. Aujourd’hui, nous la contrôlons, avec H&M.

Quand est-ce que Worn Again va gagner de l’argent?

C’est actuellement une société en développement, sans chiffre d’affaires. Au cours du second semestre, nous allons lancer des unités de démonstration. Tout ne se fera pas en un jour, mais je vous garantis que le marché sera gigantesque.

Comment cela peut-il être économiquement viable alors que je peux acheter un t-shirt neuf chez H&M pour 7,95 euros?

En raison de la durabilité!

Mais ceux qui achètent chez H&M le font parce que c’est très bon marché. Pour ces gens, la durabilité ne compte pas beaucoup.

Pour moi, elle compte, et je fais aussi partie des gens qui font leurs achats chez H&M…

… ce qui n’est pas évident quand on voit comme vous êtes habillé!

Effectivement, pas aujourd’hui. Mais je serais heureux de vous montrer ma chemise H&M préférée. Ce que j’essaie de dire, c’est que, désormais, on sait que les ressources naturelles sont rares et que l’on ne peut plus consommer comme avant. Si une entreprise peut prouver que ses vêtements sont recyclés, c’est un argument de vente! Cela renforce la marque et donc fait sens économiquement.

Le résultat du vote du 13 juin ne montre-t-il pas que, pour beaucoup, la durabilité s’arrête au porte-monnaie?

Nous avons une pandémie plus ou moins derrière nous, qui a affecté tout le monde, y compris sur le plan économique. On pouvait s’attendre à ce que les gens préfèrent leur emploi à la durabilité. Mais en tant qu’entreprise, nous constatons que le débat sur la durabilité n’a jamais cessé, malgré la crise. Et j’ai bon espoir que le monde ne la considère plus comme une question réservée seulement aux périodes de prospérité économique.

Vous voulez faire entrer en bourse la division Medmix, qui fabrique des applicateurs pour les cosmétiques et les médicaments. Pourquoi? C’est là que vous avez votre plus forte marge et votre plus forte croissance…

Ce que fait Medmix est très différent de ce que fait le reste de Sulzer. Il n’y a pas de synergies. Depuis que je suis ici, nous avons toujours dit que nous allions investir dans cette entreprise, la développer et que, un jour, elle serait capable d’avancer seule. Après une forte croissance ces dernières années, ce moment est arrivé.

De toute manière, qui achète des applicateurs pour rouge à lèvres alors que plus personne n’en met à cause des masques obligatoires?

Le rouge à lèvres a souffert, c’est vrai, mais le mascara, qui est beaucoup plus important en termes de ventes, a bien résisté. Cela dit, le principal marché de Medmix, c’est le healthcare.

Si Medmix disparaît, vous vous rendez encore plus dépendant du secteur du pétrole et du gaz.

Non, les 12% dont je vous ai parlé sont déjà calculés sans Medmix.

Et où Sulzer est censé ensuite se développer?

La division chemtech, qui s’occupe du mélange et de la séparation des produits chimiques, sera notre prochaine success-story. Et nous investissons massivement dans les pompes à eau, qui ont connu une forte croissance. Il s’agit principalement d’eaux usées, qu’il faut absolument recycler si l’on veut être durable. Une opération difficile, car il y a de moins en moins d’eau dans les eaux usées et de plus en plus d’autres substances. Le leader du marché est une grande entreprise américaine, mais Sulzer vient juste ensuite.

Vous êtes le patron de Sulzer depuis cinq ans et demi, ce qui est bien supérieur à la durée moyenne d’un CEO. Vous étiez l’un des trois principaux candidats au poste de CEO d’ABB, qui est dix fois plus grande. Combien de temps allez-vous rester ici?

J’ai un super boulot dans une super entreprise. Ça ne veut pas dire que je ne me pose pas de questions sur mon avenir. Car même un CEO a une date de péremption! Au début, quand vous arrivez, vous avez des idées, vous générez un élan, vous enclenchez des changements. Ensuite, il faut se réinventer continuellement, sinon arrive un moment où les gens cessent de vous écouter. Le défi pour tout CEO est de savoir reconnaître à partir de quel moment son propre départ serait une bonne chose.

Et ce moment est arrivé?

J’aime toujours aller au travail chaque matin. Je crois vraiment que je continue à apporter une contribution positive à Sulzer, et le conseil d’administration semble le penser aussi. Mais nous avons également mis en place un plan de succession en interne. Quand le moment sera venu de me remplacer, l’entreprise sera prête.

Peut-être aimez-vous aussi aller au travail en raison de votre salaire de 5,4 millions  de francs. C’est très généreux pour un groupe dont le chiffre d’affaires est de 3 milliards.

L’argument selon lequel les CEO comme moi sont surpayés est tout à fait compréhensible – quand tout va bien. Pourquoi payer quelqu’un aussi cher alors que les marchés sont en plein boom et que les affaires marchent toutes seules? Les CEO justifient leurs salaires quand les choses deviennent difficiles: lorsque les marchés s’effondrent, lorsque vous devez vous réinventer à cause d’une pandémie, lorsque vous êtes soumis à des sanctions contre lesquelles vous ne pouvez rien faire. Mais aussi lorsque vous développez de nouveaux domaines d’activité. J’espère que lorsque les gens se pencheront sur les cinq dernières années, ils arriveront à la conclusion que j’ai eu un impact positif sur Sulzer. Quoi qu’il en soit, en fin de compte, ce sont le conseil d’administration et les investisseurs qui décident de mon salaire, pas moi.

La fondation Ethos a appelé les actionnaires à démettre le comité de rémunération du conseil d’administration de Sulzer. Un signal d’alarme?

Et le cabinet de conseil aux actionnaires ISS, la référence sur le marché, a soutenu toutes les propositions du board. Chacun est libre de son opinion.

Le Conseil fédéral a rompu les négociations avec l’UE sur l’accord-cadre. Quelles seront les conséquences pour vous?

Sulzer est suffisamment diversifiée pour que nous puissions faire face. Mais je suis fermement convaincu que la Suisse doit avoir accès au marché et aux talents européens, et que nos technologies doivent être reconnues en Europe. La Suisse doit donc collaborer avec l’UE. Cela prendra du temps, mais je pense qu’on trouvera une bonne solution.


 

Bio express

  • 1970
    Grégoire Poux-Guillaume naît à Paris, mais, comme il le dit de lui-même: «Je n’ai pas une mentalité française.» D’ailleurs, il préfère Zurich à Paris.
  • 2016
    Il est à la tête de Sulzer depuis cinq ans et demi. Il a acquis son expertise industrielle au cours
    de ses dix années passées chez Alstom, puis chez GE.

 

MK
Marc Kowalsky