Producteur de films. Le métier évoque les pontes richissimes du cinéma américain, regard acéré et cigare à la main. En Suisse romande, la réalité est bien plus nuancée. La majorité des productions audiovisuelles est l’œuvre de PME romandes qui jonglent avec les financements publics et privés pour monter leurs projets. Flavia Zanon, associée chez Close Up Films à Genève, tord d’emblée le cou aux clichés: «L’idée qu’on se fait du producteur à l’américaine qui injecte des fonds privés dans un film pour les récupérer au centuple n’est pas notre réalité. Avec mon associée Joëlle Bertossa, qui a fondé la société en 2012, nous nous concentrons sur le cinéma d’auteur avec des coproductions internationales comme Madeleine Collins, du réalisateur français Antoine Barraud, ou le premier long métrage de la réalisatrice genevoise Carmen Jaquier, Foudre, qui sortira sur les écrans en 2022.»

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L’Association romande de la production audiovisuelle (Aropa) dénombre une centaine de membres, répartis à 50% à Genève, 35% dans le canton de Vaud et les 15% restants dans les cantons du Valais, de Neuchâtel, de Fribourg et du Jura. «Le budget pour un film de fiction en Suisse oscille entre 1 et 5 millions de francs alors qu’il peut s’élever à plus de 100 millions pour une superproduction américaine, poursuit Flavia Zanon. En Suisse, l’argent s’obtient principalement via des fonds publics, au niveau fédéral grâce à l’Office fédéral de la culture (OFC), au niveau régional via Cinéforom, la Fondation romande pour le cinéma, et la SSR. D’où la nécessité de jongler entre une dizaine de projets par année pour assurer la viabilité de notre PME, qui compte deux associées et une collaboratrice à temps partiel.»

Point Prod s'allie au zurichois Catpics
Ecriture du scénario, développement, recherche de financements, organisation de tournages et de castings et postproduction, Flavia Zanon est présente à chaque étape. «Mon travail consiste à voir la forêt et non l’arbre et d’anticiper tous les obstacles qui, invariablement, surviennent. Un tournage, c’est la somme d’environ 60 personnes qui peuvent se blesser, des conditions météorologiques imprévisibles ou même une pandémie qui fait tout vaciller, mais c’est ce qui fait le sel du métier.»

Chez Point Prod, société basée à Carouge (GE), le modèle d’affaires est différent. Structurée en cinq départements qui emploient environ 80 personnes, la PME créée en 2006 est devenue un petit groupe de média à elle seule. «Dès nos débuts, il y a eu une volonté de se diversifier et de produire des contenus audiovisuels pour des publics différents, explique Jean-Marc Fröhle, producteur à la tête du département fiction. Du corporate pour les maisons de luxe comme Harry Winston, des émissions de télévision comme Ramdam sur la RTS, des films de fiction avec le récent Olga, d’Elie Grapp, et même de la muséographie pour le Musée olympique à Lausanne. Si un département connaît une mauvaise année, les autres font circuler les bénéfices et peuvent éponger les pertes. Cela permet d’être moins dépendant de l’argent public, car opérer seulement dans la production cinéma implique d’être suspendu au verdict de la commission bernoise qui peut attribuer ou refuser une subvention. C’est pourquoi on va aussi chercher des coproductions avec des sociétés de production à Paris, à Zurich, etc.»

Quartier des Banques

Le réalisateur Fulvio Bernasconi, entouré de son équipe, lors du tournage de Quartier des banques, une série TV helvético-belge produite par Point Prod.

© Jay LOUVION

Le 21 janvier dernier, Point Prod a annoncé lors des Journées de Soleure son rapprochement avec Catpics, une société zurichoise fondée en 1984 qui a notamment produit Voyage vers l’espoir, le seul long métrage suisse à avoir remporté un Oscar, en 1991, ainsi qu’Emporte-moi, de Léa Pool. Chaque partenaire détient désormais une participation au capital de l’autre, pour un montant non dévoilé. Une alliance inédite qui permettra aux deux sociétés de mieux affronter un marché audiovisuel en pleine mutation et de «produire des contenus fictionnels et documentaires d’importance nationale qui parviennent à surmonter le Röstigraben».

Cinéma d'auteur international
C’est essentiellement vers un cinéma d’auteur international que s’est tourné Dan Wechsler, fondateur de Bord Cadre Films, producteur notamment de Memoria et de La fièvre de Petrov, deux films en compétition au Festival de Cannes en 2021. Fondé à Genève en 2004, Bord Cadre Films compte un associé et deux collaborateurs à mi-temps. «Nous participons à des projets durant leur phase de développement, repérés au moment de l’écriture ou du casting et lorsque les producteurs délégués sont en recherche de fonds. J’entre alors en jeu financièrement en investissant entre 50 000 et 300 000 francs, tout comme pourrait le faire une institution publique. Je collabore également avec des mécènes en Suisse et je lève des fonds à l’étranger.»

L’entrepreneur explique sa démarche: «Nous structurons des financements et acquérons des droits de distribution en toute autonomie pour les films que nous souhaitons voir aboutir. Compte tenu du faible potentiel commercial des objets que nous avons choisi de produire, notre modèle d’affaires repose plutôt sur l’expertise et l’aptitude que nous avons à les cofinancer. Dans la très grande majorité des cas, les films d’auteur que nous accompagnons se retrouvent dans un marché audiovisuel extrêmement concurrentiel et ne génèrent pas de recettes substantielles pour les producteurs; d’où l’importance des financements publics et du mécénat culturel.»

Les films suisses qui réalisent des bénéfices restent rares. Max Karli est à la tête de Rita Productions. Ils ont notamment produit le film d’animation Ma vie de Courgette en 2016, qui a rencontré un large succès en salle avec plus de 820 000 entrées en France et en Suisse, avant d’être nommé aux Oscars. Pour lui: «On ne devient pas riche en produisant des films en Suisse. Le marché national est minuscule, fragmenté linguistiquement et culturellement. De plus, sur les 20 francs que coûte un billet de cinéma, 50% sont reversés à la salle, 30% au distributeur et le reste aux ayants droit. Un producteur ne touchera que 3-4% des recettes finales. Mais une nomination aux Oscars ouvre une fenêtre d’espoir et montre que, en Suisse romande aussi, on est capable de le faire!»


«Lex Netflix», une nouvelle manne de financement en péril

Référendum Après des mois de négociations, la branche de l’audiovisuel s’était réjouie de la loi dite «Lex Netflix» votée par le Conseil national au mois de juin 2021. Les plateformes de vidéos en ligne comme Netflix ou Disney+ auraient dû affecter au secteur 4% de leurs recettes brutes générées en Suisse. C’était compter sans un référendum contre cette loi sur le cinéma lancé par les jeunes de droite (PLR, UDC, PVL), qui craignent que les consommateurs ne doivent finalement financer la taxe par une augmentation du prix des abonnements. Environ 65 000 signatures ont été récoltées et si celles-ci sont validées, les Suisses se prononceront le 15 mai.

Production locale Pour Marie Klay, secrétaire générale de l’Association romande
de la production audiovisuelle (Aropa), l’argument n’est pas recevable. «Il ne s’agit pas de taxer le consommateur. On parle d’une obligation de réinvestissement  dans la production locale des bénéfices générés en Suisse romande par les géants audiovisuels. Il y a tout à gagner pour le grand public, avec des projets plus ambitieux et diversifiés, qui pourront régater au niveau européen.» De son côté, Cinésuisse, la faîtière de la branche suisse du cinéma et de l’audiovisuel, estime que «ne rien faire revient à laisser les géants américains vider le marché suisse».