Elle tient sa démonstration. Imparable: si des vaccins contre le Covid-19 ont pu être développés en un temps si court, du jamais-vu, c’est grâce à un accès libre (en anglais, on parle d’open access) aux articles publiés dans les revues scientifiques habituellement payantes comme Science, Nature, The Lancet… A cette évocation, Kamila Markram s’enflamme: «D’accord, ce n’est pas la seule explication, lance la CEO de Frontiers, désormais l’un des trois éditeurs scientifiques les plus cités du monde. La pandémie a mis les économies à l’arrêt et les gouvernements n’ont eu d’autre choix que de débloquer les fonds nécessaires au développement d’un vaccin en urgence. Mais en imposant de faire tomber les pay walls, on a gagné des mois. Et sauvé des millions de vies.»

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Ce message, elle le répétera au Forum Frontiers, à Montreux, les 27, 28 et 29 avril prochains. La même logique doit désormais être appliquée aux grands défis de l’heure. Les maladies respiratoires, responsables chaque année de 7 millions de morts. Le cancer, 10 millions de morts. Les troubles cardiovasculaires, 18 millions de morts… Et les dérèglements climatiques. Ils seront au cœur de cet événement rassemblant des sommités du domaine. Dont Johan Rockström, directeur du Potsdam Institute for Climate Impact Research, l’ancien secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon et Yuval Noah Harari, l’auteur du best-seller Sapiens. «Si nous voulons atteindre les objectifs des Accords de Paris, souligne Kamila Markram, il faut appliquer au combat pour le climat les mêmes principes que pour notre lutte contre le covid.»

Pour distinguer les meilleurs chercheurs, ceux qui ont fait progresser la science, mais qui offrent aussi des solutions concrètes pour accélérer la transition écologique, les Markram inaugureront le Frontiers Planet Prize, trois prix de 1 million de francs chacun, décernés par un jury d’une centaine d’experts. A Montreux, 450 invités seront présents et quelque 10 000 participants sont d’ores et déjà inscrits pour cet événement hybride.

Inégalité d'accès à l'information scientifique

Que de chemin parcouru depuis 2007 lorsque Kamila Markram et son mari Henry lancent Frontiers! Elle est doctorante à l’EPFL. Lui dirige le Brain Mind Institute de la haute école lausannoise, d’où sortiront le Blue Brain Project puis le Human Brain Project, en 2013, l’un des programmes à 1 milliard d’euros de la Commission européenne, les flagships comme on les appelle. Objectif: la simulation sur ordinateur du cerveau humain en l’espace de dix ans. Une saga qui connaîtra des hauts et des bas. Et qui continue de polariser la communauté scientifique internationale.

A la genèse de Frontiers, un sentiment d’injustice et une immense frustration envers les journaux scientifiques établis qui trustent les fruits de la recherche publique. Près de 1,2 trillion de dollars sont investis chaque année à l’échelle mondiale pour produire quelque 4 millions d’articles scientifiques, dont 55% sont rendus inaccessibles par des pay walls. Les universités Harvard et de Stanford elles-mêmes n’ont pas les moyens de s’abonner à toutes ces publications. Et ce n’est pas un hasard si l’éditeur spécialisé Elsevier a longtemps été l’une des entreprises les plus profitables du monde. Pour Kamila Markram, à titre personnel, le comble de l’absurde a été atteint lorsqu’elle a dû payer quelque 40 dollars pour lire l’article qu’elle avait elle-même écrit dans une revue à laquelle l’EPFL n’était pas abonnée.

Une vision: généraliser le principe du libre accès

L’ambition originelle d’Henry Markram, partagée et mise en œuvre par Kamila, est grandiose. Le charismatique chercheur en neurosciences a d’emblée eu comme objectif de remplacer les éditeurs de revues scientifiques en généralisant le principe du libre accès. Rien de moins. Lancée sous l’égide d’une fondation, conçue en 100% numérique, Frontiers décolle néanmoins de manière progressive. Kamila Markram y consacre d’abord une ou deux soirées par semaine en parallèle à son travail de recherche. Pour leur premier journal, le couple choisit un champ d’expertise qu’il maîtrise parfaitement. Mais Frontiers in Neuroscience sera bien vite suivi de publications dans un grand nombre d’autres disciplines.

«Nous pensions avec une certaine candeur, se rappelle Kamila Markram, que la noblesse de notre idée nous permettrait de financer Frontiers sans problème aucun au travers d’une fondation. Nous avons dû assez rapidement créer une société pour pouvoir assurer les salaires et investir dans le développement de notre idée sur la durée.» Directeur du Campus Biotech et premier doyen de la Faculté des sciences de la vie de l’EPFL, Benoît Dubuis a suivi l’aventure Frontiers depuis ses débuts. Il ne tarit pas d’éloges: «Kamila et Henry Markram ont réussi quelque chose d’admirable. Ce sont de vrais entrepreneurs qui se donnent les moyens de leur vision.»

«Kamila et Henry Markram ont réussi quelque chose d’admirable. Ce sont de vrais entrepreneurs qui se donnent les moyens de leur vision.»

 

Une croissance importante

Ces douze derniers mois, Frontiers a engagé plus de 1000 salariés à temps plein. Ce qui porte le nombre total des collaborateurs à 2400, de 82 nationalités différentes, répartis dans 17 pays. Dont 350 employés sur l’Arc lémanique. Des bureaux à Lausanne, mais aussi à Londres, à Madrid, à Cracovie, aux Etats-Unis et, depuis peu, en Chine… Pour développer sa plateforme, l’une des plus avancées du secteur, l’entreprise s’appuie sur près de 500 informaticiens. «Nous sommes aussi, observe Kamila Markram, une entreprise de technologie.»

Le reste des équipes se consacre au traitement des articles des chercheurs: réception, vérification, mise en forme, diffusion… Un travail assuré par des journalistes au bénéfice de doctorats ou de masters en science. Sans oublier la promotion de la marque Frontiers. Sa mission se résume en une phrase: «Healthy lives on a healthy planet». Avec, toujours, l’accès libre et universel à la littérature scientifique comme mantra.

Fondée au Parc de l’innovation de l’EPFL, l’entreprise Frontiers est désormais basée au centre de Lausanne, à quelques pas du Tribunal fédéral. Elle occupe trois étages d’un bâtiment moderne, mais, en ce mardi après-midi, les bureaux en open space sont presque déserts. On comprend d’emblée que le télétravail s’est quasi généralisé.

Kamila Markram

Frontiers compte désormais plus de 2400 employés, dont 350 sur l’Arc lémanique.

© DR

Une fibre entrepreneuriale

Nous revenons sur l’enfance de Kamila Markram. Née en Pologne, elle y a passé ses six premières années. En 1981, alors que les frontières du pays commencent à s’ouvrir, ses parents, qui rêvent d’une vie meilleure en Australie, finissent par émigrer en Allemagne. Pour faire vivre la famille, la mère de Kamila ouvre une boutique de cosmétiques où elle représente notamment Yves Rocher. Une vocation entrepreneuriale qui inspirera ses enfants. A la fin de ses études secondaires, Kamila passe une année d’échange à l’étranger avec l’organisation AFS. «J’étais partie pour aller aux Etats-Unis, se souvient-elle, j’ai fini au Mexique.»

D’abord tentée par la philosophie, elle se ravise et opte pour la psychologie, puis les neurosciences – il faut bien gagner sa vie. Son frère cadet fait lui aussi un séjour à l’étranger comme étudiant, mais au Japon, dont il parle la langue. Avant de s’embarquer dans la technologie et de créer une start-up revendue à l’entreprise californienne Dropbox. Telle sœur, tel frère!

Rencontre décisive et passion commune

Au Max Planck Institute, Kamila rencontre celui qui va devenir son mari, Henry Markram. Coup de foudre. Elle sera l’une des premières doctorantes du Brain Mind Institute de l’EPFL dirigé et fondé par celui-ci. Son sujet de recherche: l’autisme. Kai, l’un des trois enfants issus du premier mariage d’Henry, souffre de ce handicap. La jeune chercheuse va démontrer comment les troubles autistiques résultent non pas d’un comportement antisocial, mais d’une surcharge émotionnelle. Un mécanisme de défense, donc. Principalement contre la peur.

Désormais, le couple partage tout. Une famille – ils auront ensemble deux filles, âgées aujourd’hui de 10 et 12 ans. Leur passion pour la science. Inextinguible. Et l’aventure Frontiers. «Nous faisons souvent des séances de travail le dimanche matin, à la table du petit-déjeuner, avec nos enfants qui ne peuvent s’empêcher de lever les yeux au ciel!» raconte-t-elle. A 47 ans, Kamila Markram est déjà, par alliance, trois fois grand-mère. Et fière de l’être.

Comment gère-t-elle ce mélange entre vie privée et vie professionnelle? «Ça se passe très bien, sourit-elle. Et si les aléas du Human Brain Project ont provoqué du stress dans la vie des Markram, ils semblent ne pas les avoir durablement affectés. «Peut-être que, même si ses recherches continuent de porter leurs fruits, Henry était en avance sur son temps, souligne Kamila Markram. La leçon tirée de cette aventure, c’est qu’une vision ne suffit pas. Pour embarquer les gens, il faut prendre le temps d’expliquer et d’expliquer encore.»

Kamila Markram

Le couple Markram partage une passion sans limites pour la science et un redoutable sens des affaires

© DR

Un précepte appliqué au développement de Frontiers. Comme celui de savoir bien s’entourer. En 2008 déjà, Kamila et Henry Markram convainquent Steve Koltes, cofondateur de CVC Capital Partners, le plus grand fonds de private equity en Europe, d’investir à titre personnel dans la nouvelle société. «Nous avons énormément appris à son contact», souligne Kamila Markram. L’année suivante, c’est Stefan von Holtzbrinck, le directeur général du groupe Holtzbrinck et l’actionnaire majoritaire de l’éditeur scientifique Springer Nature, qui monte à bord. A première vue, le soutien de ce pilier de l’establishment médiatique allemand peut surprendre. A première vue seulement: le baron milliardaire sait que l’open access va dans le sens de l’histoire. D’ailleurs, inspiré par l’Union européenne, le président Biden ne va-t-il pas imposer, dès 2026, le libre accès aux recherches financées par l’argent public?

Une success-story

Mais poursuivons avec les chiffres de la success-story Frontiers: en 2022, Kamila Markram et ses équipes ont reçu 250 000 articles. Elles en ont retenu et publié 125 000. Dernier lancement en date: une revue interdisciplinaire, Frontiers in Science, un pont entre les scientifiques, les politiques, l’économie, les influenceurs, le public. Kamila Markram se sent-elle davantage chercheuse ou femme d’affaires? «Je gère Frontiers en scientifique. Nous procédons en faisant des expériences, nous retenons ce qui marche, nous laissons tomber ce qui ne fonctionne pas. De manière générale, j’adore les données. Et donc, nous mesurons tout ce que nous réalisons.» S’ensuit une avalanche de statistiques: les 2,4 milliards de downloads, dont 791 millions l’an passé. Et des scores qui la placent au troisième rang des éditeurs scientifiques les plus cités. Et au premier, devant Elsevier et Springer Nature, dans la catégorie des éditeurs dits interdisciplinaires. «Kamila a un talent exceptionnel pour exprimer et faire partager à tous les collaborateurs de Frontiers le sens profond de notre mission», ajoute Frederick Fenter, Chief Executive Editor et membre de la direction, passé par Elsevier et les Presses polytechniques et universitaires romandes, qui supervise l’ensemble des journaux publiés par Frontiers.

En chiffres

En 2022, Kamila Markram et ses équipes ont reçu 250 000 articles. Elles en ont retenu et publié 125 000. La plateforme propose 196 journaux portant sur 1165 sous-disciplines scientifiques. La qualité est assurée par un réseau de pairs de 300 000 chercheurs.

Pour quels résultats financiers? Avant de répondre, Kamila Markram détaille un fonctionnement à l’opposé de celui des éditeurs traditionnels. Si Frontiers peut offrir gratuitement l’entier de ses contenus, c’est parce qu’ils sont payés par les auteurs eux-mêmes (et donc par les universités et les instituts qui les emploient). Un tarif de 2000 à 3000 dollars par article qui comprend leur traitement et la publication. Qui paie commande, est-on tenté de rétorquer. Détrompez-vous, argumente la chercheuse-entrepreneuse. La surveillance des pairs et du public, rendue possible par l’accès libre aux contenus, oblige à une rigueur sans faille. «Nous faisons moins d’erreurs que les éditeurs qui se protègent derrière un pay wall», assure-t-elle. Les résultats de Frontiers ne sont pas publics, mais, vu la transparence de son modèle d’affaires, nous dit Kamila Markram, le chiffre d’affaires est simple à calculer: il se montait, l’an passé, à près de 280 millions de francs. Quant aux bénéfices, ils sont réinvestis dans la plateforme et des outils comme l’Artificial Intelligence Review Assistant (AIRA), un développement réalisé à l’interne, qui permet depuis 2020 de déceler en un temps record erreurs, tentatives de fraude, plagiats… Pour l’heure, toutefois, et même si Frontiers présente de solides gages de qualité, les chercheurs qui postulent pour un poste de professeur préfèrent encore, pour leurs dossiers de candidature et quand ils le peuvent, présenter des articles publiés dans les revues établies comme Nature et Science. «Le poids de l’histoire», observe un responsable universitaire haut placé. Et d’ajouter: «Une situation qui évoluera sans doute avec la généralisation de l’open access.»

«Notre but est de contribuer à trouver des solutions aux problèmes de l’humanité.»

 

Une vision qui divise 

Outre la libre diffusion de la littérature scientifique, les plateformes comme Frontiers ne disruptent pas les éditeurs spécialisés par la seule vertu de leur modèle d’affaires. Exclusivement numériques, sans doute plus efficaces que les maisons traditionnelles parce que parties de zéro, elles parviennent à diminuer les coûts de production des articles des chercheurs d’un facteur deux ou trois, estime Kamila Markram. Un avantage pour l’avancement de la science et le bien de la collectivité.

Il n’empêche que, sur le principe du libre accès, mais surtout la manière dont il est mis en œuvre, les oppositions et les controverses se poursuivent. Et pas seulement de la part des maisons qui défendent leur pré carré, mais aussi de celle des cercles académiques bien informés. On trouve en effet sur ce marché bon nombre d’éditeurs qui n’opèrent pas tous avec le même professionnalisme que Frontiers. Sous le couvert de défendre l’open science, ces prédateurs ont surtout des visées mercantiles. Ils ne font en général pas de vieux os.

Kamila Markram, elle, ne cache pas sa fierté d’avoir bâti une entreprise financièrement solide au service d’un combat qui est encore loin d’être gagné. Envisage-t-elle d’entrer en bourse? «Ce n’est pas à l’ordre du jour. Quand vous êtes coté, vous êtes constamment sous pression. Notre but n’est pas de maximiser la valeur actionnariale de Frontiers, mais de contribuer à trouver des solutions aux problèmes de l’humanité.»

Bio express

2000 
Rencontre Henry Markram. Elle rejoint le Brain Mind Institute de l’EPFL

2007
Cofondation de Frontiers avec Henry Markram

2023
Lancement, fin avril, du premier Frontiers Planet Prize au Forum Frontiers, à Montreux

Weisses Viereck
Alain Jeannet