Ces images de visages marqués font chaque année le tour du monde. Les spectateurs vibrent en regardant ces héros sur leur selle, fascinés par leur volonté absolue d'être en tête du peloton. «Les courses sont gagnées par celui qui peut le plus souffrir», disait autrefois Eddy Merckx, quintuple vainqueur du Tour de France.

Même si, de l'extérieur, le sport et le spectacle de la course cycliste la plus prestigieuse du monde sont au premier plan, il s'agit aussi, pendant trois semaines, de faire des affaires. En 1903, le journal sportif français L'Auto a créé le Tour de France afin d'augmenter son propre tirage, ce qu'il a réussi à faire. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le journal qui lui a succédé, L'Équipe, a utilisé la course cycliste comme plateforme de commercialisation, tant bien que mal. L'organisation du Tour de France a longtemps été déficitaire.

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La famille Amaury pèse 300 millions d'euros

Depuis 1965, c'est Amaury Sport Organisation (ASO) qui est responsable de l’événement sportif. Au fil des ans, elle en a perfectionné la commercialisation. La course est devenue le titre le plus important dans le portefeuille considérable de l'organisation, qui appartient au groupe familial Amaury. Derrière ce groupe se trouve l'une des 200 familles les plus riches de France. La fortune de la dynastie Amaury est estimée à environ 300 millions d'euros.

A la tête de ce clan familial discret, se trouve Marie-Odile Amaury. La veuve du fondateur d'ASO et grande dame officieuse du Tour de France continue, à 83 ans, à tenir les rênes du groupe d'une main de fer. En raison de son caractère présumé pingre, on la surnomme derrière son dos «Tata Picsou». Assistée de ses enfants, elle veille à ce que le Tour reste encore longtemps au sein de la famille. Son fils Jean-Etienne préside ASO, sa fille Aurore est directrice des affaires juridiques. Le directeur Christian Prudhomme est certes le visage du Tour de France et le CEO d'ASO, mais il n'est lui aussi qu'un employé. 

Leader du marché du cyclisme

Traditionnellement, le groupe Amaury s'appuie sur deux piliers: l'organisation d'événements sportifs et la presse. En 2016, le groupe s'est débarrassé du quotidien Le Parisien, pourtant très populaire, et a ainsi clairement indiqué qu'il misait entièrement sur le sport et donc aussi sur Amaury Sport Organisation. Le groupe utilise comme média d'accompagnement son journal L'Équipe, dont la rédaction se trouve dans le même bâtiment qu’ASO.

Amaury Sport Organisation se targue d'organiser 250 jours de compétition par an, avec 90 événements dans 30 pays. La gamme de produits comprend par exemple le Rallye Dakar et le Marathon de Paris. Le pilier principal reste toutefois le cyclisme. Outre le Tour de France, sa figure de proue, ASO organise entre autres le Critérium du Dauphiné, le Tour d'Espagne, ainsi que les classiques de printemps Paris-Roubaix et Liège-Bastogne-Liège. De plus, l'entreprise s'est développée à l'international, notamment avec le Tour d'Oman, le Shanghai Criterium et le Saitama Criterium, au Japon. Avec ce portefeuille, ASO est clairement le leader du marché. Près de la moitié des jours de course du calendrier du World Tour lui sont attribués.

Le chiffre d'affaires d'ASO reste secret

Autant ASO communique ouvertement vers l'extérieur sur les événements sportifs qu'elle organise, autant elle reste discrète sur ses affaires. L'entreprise ne dévoile pas de chiffres, mais chacun le sait: depuis des décennies, celles-ci progressent. La rentabilité serait d'environ 20%, ce qui est normalement réservé aux firmes de produits de luxe. Et le Tour de France est la vache à lait d'ASO, la course cycliste contribuant pour plus de la moitié au chiffre d'affaires total. 

Les médias français estiment désormais les recettes du Tour de France à au moins 150 à 200 millions d'euros. Selon le portail américain The Hustle, le bénéfice s'élève à environ 30 millions d'euros. Comparée au football, la plus célèbre des courses cyclistes n'est donc qu'un événement de taille moyenne. Selon des estimations, la FIFA aurait encaissé plus de 7 milliards d'euros avec la Coupe du monde de l'année dernière au Qatar. Et la Premier League anglaise, le championnat le plus riche du monde, a vendu les droits de télévision pour la période 2022-2025 pour plus de 5 milliards d'euros.

Pourtant, ASO a réussi à faire du Tour de France - un événement entièrement gratuit pour les spectateurs sur place - une affaire rentable. Mais celle-ci a été sérieusement mise en danger après l'affaire Festina en 1998, lorsque des scandales de dopage de masse ont entaché le cyclisme international.

Par la suite, Marie-Odile Amaury a fait preuve de persévérance. Au début, l'ancien président d'ASO, Patrice Clerc, s'est opposé pendant quelques années à l'Union cycliste internationale (UCI), lui reprochant une attitude trop laxiste dans la lutte contre le dopage. En 2005, c'est L'Équipe qui a été la première à révéler que Lance Armstrong s'était dopé lors de sa première victoire au Tour de France 1999. Mais la présidente du groupe est alors intervenue. Elle a renvoyé le journaliste responsable des reportages sur le dopage, a fait la paix avec l'UCI et a mis Patrice Clerc à la porte en 2009 pour le remplacer par son propre fils, Jean-Etienne, qui n'avait aucune expérience.

Depuis, il n'y a pas eu d’autres grands scandales. Cependant, le dopage reste un sujet latent autour du Tour de France, estime Dominik Schwizer, économiste du sport et professeur de management du sport à la HES des Grisons. «L'épée de Damoclès du dopage continue de planer au-dessus du cyclisme. Il y a toujours des marques qui ne souhaitent pas sponsoriser les courses cyclistes pour cette raison.» C'est pourquoi il est important, selon lui, de mettre suffisamment d'argent à disposition pour la lutte contre les produits et méthodes illicites visant à améliorer les performances.

ASO gagne le plus d'argent grâce aux contrats de droits TV

ASO fait également des efforts pour éviter de nouveaux scandales de dopage. Elle a tout intérêt à protéger son produit phare. Les trois segments sur lesquels reposent la santé financière du Tour de France dépendent de l'image de la course cycliste.

La plus grande source de revenus est la commercialisation des droits de retransmission télévisée. Ils représentent environ 60% des recettes totales. 100 chaînes de télévision retransmettent l’édition de cette année dans 190 pays, environ 60 la diffusent en direct. A elle seule, la chaîne publique France Télévisions fait payer la course 20 millions d'euros. C'est environ la moitié du montant que la SSR dépense chaque année dans notre pays pour l'ensemble des droits de diffusion du sport. 

Les Amaury misent également sur des nouvelles stratégies de marketing. Pour l'une d'entre elles, ils se sont inspirés de la Formule 1. Un documentaire diffusé sur Netflix doit permettre d’attirer de nouveaux fans. Les réalisateurs de Netflix ont accompagné le Tour l'année dernière. Il en résulte la série en huit épisodes «Tour de France: au cœur du peloton», que l'on peut actuellement voir sur le service de streaming.

La Formule 1 a réussi à susciter un nouvel engouement grâce au documentaire «Drive to Survive». Dominik Schwizer pense que ce nouveau documentaire aura un effet positif sur le Tour de France: «Un storytelling habile permet d'atteindre des groupes cibles encore inexploités, qui ne s'intéressaient pas au cyclisme jusqu'à présent. Un documentaire s'y prête bien.»

Les sponsors paient jusqu'à des dizaines de millions d'euros

Le deuxième pilier du modèle d'affaires d'ASO est l'argent des sponsors, qui contribue à hauteur de 30 à 40% aux recettes totales. L'énorme machine de marketing qui accompagne le Tour de France a toujours fait partie de la course. Depuis 1930, une caravane publicitaire précède traditionnellement les coureurs et s'adresse aux fans sur le bord des routes. Elle compte aujourd'hui jusqu'à 250 voitures, qui paient chacune entre 200 000 et 600 000 euros et mettent environ 45 minutes pour passer devant les spectateurs.

Cependant, cette démarche ne suscite pas l'enthousiasme de tous. Ainsi, le journaliste français Pierre Bost écrivait dans son livre sur le Tour de France à propos de la caravane publicitaire: «Ça braille, ça joue de la mauvaise musique, c'est triste, c'est moche, ça sent la vulgarité et l'argent.»

Les grosses sommes d'argent proviennent des cinq sponsors principaux. Il s'agit de la banque française LCL, du groupe français Krys actif sur le marché de l'optique, du détaillant français E.Leclerc, du constructeur automobile tchèque Volkswagen Skoda et de l'équipementier automobile allemand Continental. Le montant total payé par les entreprises pour leur package de sponsoring n'est pas connu. Toutefois, des chiffres circulent dans les médias sur le montant que les sponsors déboursent pour être présents sur l'un des quatre maillots spéciaux. La banque LCL dépenserait environ 10 millions d'euros par an pour que son nom apparaisse sur le maillot jaune du leader du classement général. Et Skoda paierait environ 4 millions d'euros pour l'impression de son logo sur le maillot vert du meilleur sprinter du peloton.

Dominik Schwizer considère la présence publicitaire sur le Tour de France comme du «sponsoring haut de gamme»: les sponsors s'achètent une présence télévisuelle étendue qui leur permet d’atteindre un grand nombre de spectateurs. La rentabilité d'une présence publicitaire dépend fortement de l'objectif qu'une entreprise se fixe. «Pour faire connaître sa marque au plus grand nombre, sponsoriser le Tour de France semble tout à fait approprié. La course est une fête populaire avec un public hétéroclite. Mais lorsqu'il s'agit d'augmenter les ventes, le calcul coûts/bénéfices est plus complexe.»   

Les villes paient pour figurer parmi les étapes

Une particularité historique est la troisième source de revenus, qui représente encore environ 5% des recettes totales: les taxes des villes. Les villes-étapes versent une somme aux organisateurs pour que le Tour de France passe chez elles. Jusque dans les années 1960, les organisateurs mettaient même les arrêts du Tour aux enchères. 

Certaines villes sont prêtes à payer des millions pour accueillir la prestigieuse course cycliste. Copenhague aurait ainsi dépensé environ 3,4 millions d'euros pour être la ville de départ de l'édition de l'année dernière. En 2016, la ville de Berne a versé 300 000 francs pour s'assurer de figurer parmi les étapes. Au total, l'arrêt de quarante heures du Tour a coûté environ 2,5 millions de francs à la ville et au canton de Berne, ce qui a suscité des critiques.  

Cette année, douze localités font pour la première fois partie du Tour, dont la ville basque de Bilbao, où la course cycliste a débuté. Les localités espèrent que leur présence sur le Tour de France provoquera un boom touristique. Comme les effets à long terme entrent également en ligne de compte, il est difficile de procéder à une analyse coûts-bénéfices. Toutefois, «il semble que le compte soit bon, sinon les villes ne feraient pas la queue», suppose Dominik Schwizer. 

Il semble donc qu'il s'agisse d'une situation gagnant-gagnant pour les deux parties. Le Tour profite de l'attractivité de ses arrêts. Et les villes reçoivent un peu du prestige que le Tour de France a construit au cours de ses plus de cent ans d'existence. «La tradition est une valeur économique en soi, car elle apporte son lot d’histoires», explique Dominik Schwizer. Dans le cas du Tour de France, beaucoup sont racontées avec des images de visages marqués.

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans la Handelszeitung.

Michael Hotz
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