«Nous produisons l’équivalent de 10 000 poulets par jour», nous explique Pascal Bieri en désignant les deux lignes de production installées dans une salle blanche accessible au regard du visiteur depuis une galerie. Le cofondateur de Planted préfère, lui, le terme de «serre» et explique l’importance d’une transparence totale sur la fabrication des «viandes» qui font le succès de l’entreprise. A la suite d’un procédé d’extrusion, la matière première, principalement les pois jaunes, se transforme en une espèce de pâte à laquelle on donnera la forme d’un filet ou d’un émincé, entre autres préparations. «Dans un premier temps, nous sommes des boulangers, explique-t-il. Dans une deuxième phase, nous faisons un travail qui s’apparente à celui du boucher.»

également interessant
 
 
 
 
 
 

Pascal Bieri raconte la genèse de Planted et son extraordinaire développement sans se départir de son large sourire. Fondée en janvier 2019, la start-up a déménagé, en juillet 2020, dans les anciennes usines de Maggi, près de Winterthour, à Kemptthal. Transformé en parc industriel, cet ensemble de bâtiments en briques beiges a été rebaptisé The Valley, what else? En gourmet qui aime se mettre aux fourneaux pour ses amis, l’entrepreneur parle volontiers de «jutosité». Les viandes à base de protéines végétales se doivent de reproduire («en mieux») la texture du poulet, du kebab, des saucisses… et du steak, sur lequel l’équipe de Planted travaille avec acharnement et qui lui a valu une subvention de 2 millions de francs de la part d’Innosuisse. Le prochain hit de Planted, il en est convaincu.

Planted accumule les distinctions

Ces trois dernières années, Planted a accumulé les distinctions. En 2021, elle a décroché la palme du Top 100 des meilleures start-up de Venturelab (dont PME est partenaire). Et deux fois un deuxième rang, en 2022 et 2023. Elle vient aussi d’être classée entreprise la plus innovante de Suisse, derrière Ypsomed (lire PME No 10, octobre 2023). Presque gêné de tant de reconnaissance, Pascal Bieri sourit et tente une explication: «Parmi toutes ces start-up actives dans la fintech, l’IA ou les sciences de la vie, nous offrons un produit proche des gens. Nous montrons aussi qu’il est possible de créer des entreprises industrielles en Suisse.» Et après quelques instants de réflexion, presque étonné de se l’entendre dire: «Ce que nous avons accompli est énorme, il faut bien l’admettre.»

Aux fourneaux  avec Haya Molcho, la cheffe star d’origine israélienne.

Aux fourneaux avec Haya Molcho, la cheffe star d’origine israélienne.

© DR

Un quatuor à la tête

Sur le chiffre d’affaires et le bénéfice de Planted, Pascal Bieri observe toutefois une grande retenue. Depuis sa création, le taux de croissance annuel de la société dépasse les deux chiffres, nous dit-il. Sur les 10 à 15 tonnes produites chaque jour, 60 à 70% partent à l’exportation, notamment en Allemagne, son principal marché à l’étranger. Sur les plus de 200 collaborateurs de l’entreprise, environ 160 travaillent en Suisse, dont 65 dans la recherche et le développement, des spécialistes de la biotech… mais aussi une petite équipe de virtuoses gastronomes. Notamment Yannick Alléno, chef exécutif du restaurant Le 1947 à Cheval Blanc, à Courchevel (trois étoiles au Michelin), ainsi qu’un ancien de chez Caminada, la star grisonne de la haute gastronomie. Les produits de Planted sont désormais disponibles dans plus de 6100 restaurants et plus de 8700 points de vente au détail dans toute l’Europe. Et quid du poids du management dans le capital de l’entreprise? Après plusieurs rounds de financement, l’équipe dirigeante conserve «une part significative des actions».

S’il incarne le plus souvent Planted en public, Pascal Bieri n’a d’autre titre officiel que celui de cofondateur. Le succès de l’entreprise repose sur le quatuor qu’il forme avec Lukas Böni, Christoph Jenny et Eric Stirnemann, rejoint par Judith Wemmer, la responsable du développement produits. Pas d’étiquettes ronflantes, mais une parfaite distribution du travail: «Nos compétences respectives se complètent idéalement», souligne Lukas Böni, docteur en génie alimentaire de l’EPFZ. Une formule qui paraît simple, donc: une science de première qualité. Une gestion financière rigoureuse. Une parfaite maîtrise de l’outil de production.

«Et un entregent phénoménal au service d’une connaissance parfaite des marchés, ajoute le même Lukas Böni en parlant de Pascal Bieri, qui est aussi son cousin germain. Pascal a des compétences commerciales, mais aussi sociales, qui ne cessent de m’impressionner.» Et de filer la métaphore: «Notre fonctionnement d’équipe est aussi simple que la composition de nos produits: pois jaunes, fibres d’avoine ou de tournesol, huile de colza et vitamine B12 obtenue par fermentation.» Rien que du naturel et sans additif aucun, voilà la marque de fabrique Planted!

Pour poursuivre la discussion, Pascal Bieri nous a invité à déjeuner dans le restaurant de l’entreprise, végane évidemment. L’établissement est géré par Hiltl, le pionnier du genre en Suisse, une chaîne avec laquelle Planted a passé un accord. Le lieu sert aussi de cantine aux collaborateurs des autres entreprises du quartier. Une filiale du groupe genevois Givaudan, le poids lourd du secteur des additifs alimentaires, jouxte le bâtiment du siège de Planted. «Quelle ironie, non?» Et de nous apprendre que Planted vient de décrocher sa certification B Corp. Un processus exigeant qui oblige au respect de normes environnementales, sociales et de gouvernance strictes.

Membre fondateur du Parti vert’libéral lucernois, Pascal Bieri affiche volontiers ses valeurs, s’engage en politique en soutenant, par exemple, l’entrepreneuse Judith Bellaiche, candidate au Conseil national: durabilité, soutien à l’innovation, esprit d’entreprise responsable… Il aimerait aussi que les géants du commerce de détail en fassent plus. Notamment en affichant des prix qui prennent en compte les externalités des produits en vente au rayon. «Une information complète et une parfaite transparence sont des prérequis aux changements d’habitudes des consommateurs.»

 En 2021 déjà, Planted décroche le EY Entrepreneur  of the Year Award. Ici avec Lukas Böni, son cousin et l’un des quatre cofondateurs  de l’entreprise.

En 2021 déjà, Planted décroche le EY Entrepreneur of the Year Award. Ici avec Lukas Böni, son cousin et l’un des quatre cofondateurs de l’entreprise.

© DR

Né à Sursee (LU), le cofondateur de Planted est l’aîné de trois garçons. Adolescent, il se distingue par une soif précoce de découvrir le monde. Agé de 16 ans, il passe un an dans le Michigan. Trois ans plus tard, il part en Equateur pour apprendre l’espagnol. Pendant ses études à l’Université de Saint-Gall, il passe un semestre d’échange à l’Université de Laval – curieusement, on ne perçoit aucune trace d’accent québécois quand il s’exprime en français. Puis une autre période de six mois en Argentine. «Je n’étais pas l’étudiant le plus assidu qui soit.»

Entre 2003 et 2008, le jeune homme travaille comme assistant à temps partiel pour Partners Group, poids lourd du private equity, où son père est alors associé. Sa mère, après un apprentissage dans la banque, a ouvert une garderie dans la petite bourgade lucernoise… qui est aussi le lieu de domicile de Philipp Wyss, boucher de formation, actuel CEO de Coop, la première chaîne à proposer Planted à l’étal. Mais cela est une autre histoire. Son bagage industriel de base, Pascal Bieri va l’acquérir en travaillant près de cinq ans pour Migros. D’abord comme stagiaire chez Elsa-Mifroma, la filiale produits laitiers du groupe, à Estavayer-le-Lac. Puis à Bischofszell (TG), avant de partir aux Etats-Unis pour les chocolats Frey et l’entreprise Delica, où il occupera le poste de Senior Logistics Manager. «Pendant ces années, j’ai beaucoup appris sur le développement de produits, mais aussi sur ce qu’impliquent leur fabrication et leur lancement sur le marché.»

Bio express
  • 1985 Naissance à Sursee. Il est l’aîné de trois garçons. A 16 ans, fait un échange d’un an au Michigan.
  • 2006 Etudes à l’Université de Saint-Gall, séjours de six mois au Québec et en Argentine. Décroche son Master in Information, Media and Technology Management cinq ans plus tard.
  • 2014 Entre chez Migros, où il passera près de cinq ans comme stagiaire puis Senior Logistics Manager.
  • 2019 Création de Planted avec trois partenaires. Classée numéro un du Top 100 des meilleures start-up suisses deux ans plus tard.
  • 2023 Lancement du premier filet de poulet végétal sans additifs.

Lors de ce séjour américain, le futur entrepreneur décide de goûter à tout ce qui se fait en matière de viandes à base de protéines végétales. A commencer par les hamburgers de Beyond Meat, l’entreprise qui cartonne alors au Nasdaq. Stupéfait, il découvre que ces produits censés être sains contiennent plus souvent qu’à leur tour des ingrédients peu recommandables. Il en parle à son cousin Lukas. Et lui pose la question: la création de viandes végétales imitant la structure des viandes animales est-elle possible? Et, si oui, sans un recours massif à la chimie alimentaire? Réponse positive et début de la saga Planted.

Les premiers produits, développés grâce à un financement de la Fondation EPFZ, sortent carrément des laboratoires de l’école pour être vendus aux premiers clients. La start-up travaille d’emblée avec de grands cuisiniers, qui jouent les bêta testeurs. Lancé début octobre, le filet de poulet à base de protéines végétales a, par exemple, été développé en collaboration avec le chef étoilé berlinois Tim Raue. Outre la qualité de sa texture, cette nouveauté se distingue par une empreinte écologique imbattable: 77% d’émissions de CO2 en moins et une consommation d’eau inférieure de 85% à celle nécessaire pour produire 1 kilo de poulet d’origine animale. Le Planted Chicken – c’est le nom du produit – est désormais disponible chez Coop au prix de 7 fr. 95 pour un paquet de deux filets et sur le site de Planted. Un prix un poil inférieur à celui du poulet bio.

Damien  Germanier Le chef étoilé valaisan fait partie des cuisiniers intéressés à donner leurs lettres  de noblesse aux viandes à base de protéines végétales.

Damien Germanier Le chef étoilé valaisan fait partie des cuisiniers intéressés à donner leurs lettres de noblesse aux viandes à base de protéines végétales.

© DR

Le Valaisan Damien Germanier fait partie des chefs qui utilisent les filets Planted. A la carte de son restaurant sédunois, jusqu’à la fin de l’année, un pithiviers particulièrement réussi. «Nous devons vivre avec notre époque et donc créer un équilibre dans nos menus en apportant une part de végétal. Planted a su proposer un produit savoureux, dans l’air du temps, avec une éthique locale et sans additifs», souligne-t-il. Locaux, ses produits ne le sont pas encore assez au goût de Pascal Bieri. Les pois jaunes ont jusqu’ici dû être importés des pays voisins et ce n’est qu’à partir de cette année que la start-up a pu se fournir pour une fraction de sa production auprès de la coopérative Fenaco. Parce que la culture des pois jaunes pour le fourrage a longtemps été subventionnée, contrairement à celle des pois jaunes destinés à la transformation alimentaire. Une absurdité qui appartient désormais au passé. Planted attend également la décision du Tribunal fédéral sur l’appellation «poulet végétal» à la suite d’un recours de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire. Suspense.

Pascal Bieri se garde bien, cependant, de jouer les ayatollahs anti-viande. L’objectif est, certes, d’imiter la viande et de la remplacer à terme en faisant mieux, moins cher, plus sain. Mais le processus prendra des années, il en est bien conscient. En Europe, on compte ainsi 14 espèces différentes utilisées pour la boucherie. Un bœuf ne compte pas moins de 50 pièces différentes. La variété des préparations et des recettes portées par des traditions culinaires séculaires reste donc immense. Il faudra aussi du temps pour résoudre le casse-tête du conditionnement. Pragmatique: «J’adorerais pouvoir emballer nos produits dans des feuilles de maïs, mais le gaspillage de nourriture serait alors considérable. Ce n’est pas le but recherché.»

Pour l’heure, Planted se cantonne aux marchés européens. «Ce qui me permet aussi de réduire mes déplacements à deux jours par semaine», confie Pascal Bieri qui, après les années intenses du décollage, cherche à baisser le rythme. Une manière de prendre un peu de recul et de passer plus de temps avec Lisa, sa compagne, et Moritz, leur fils de 18 mois. «Nous nous sommes rencontrés lors d’un mariage en 2018, juste avant le lancement de Planted.» Elle travaille à l’administration de l’Université de Zurich, ils habitent à Oerlikon, à vingt-cinq minutes en train de Kemptthal. «J’ai essayé de me réorganiser.»

Avec les 70 millions de francs supplémentaires levés l’an passé, Planted est en tout cas bien parée pour négocier la prochaine phase de son développement: la construction d’une autre usine dans l’Union européenne ainsi que la production et le lancement du très attendu Planted steak. «Pour nous, c’est le graal, affirme Pascal Bieri. Cette percée fera de nous le numéro un incontesté des viandes végétales en Europe.» On entend d’ailleurs de plus en plus, dans l’espace germanophone, le terme «planted» utilisé de manière générique. Un bel exploit pour une entreprise âgée de moins de 5 ans.

Weisses Viereck
Alain Jeannet