Il affiche calme et sérénité malgré la calamiteuse nouvelle. La veille au soir, Thierry Mauvernay apprenait l’abandon par le groupe pharmaceutique Merck, son partenaire allemand, des tests cliniques de phase 3 du Xevinapant, un médicament contre le cancer du cou et de la tête. Un revers cruel pour les patients atteints de cette maladie. Une immense déception pour lui et ses équipes. Et un choc économique pour les deux entreprises qui voient s’envoler le rêve d’un nouveau blockbuster estimé à plus de 2 milliards de francs, développé par Debiopharm en Suisse et vendu sous licence à l’entreprise basée à Darmstadt.

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Revers majeur

«C’est une surprise totale, admet Thierry Mauvernay. Les premiers essais étaient pourtant très prometteurs. La démonstration, une fois de plus, du caractère risqué de notre activité. Nous faisons un métier… d’échecs.» Un terme paradoxal dans la bouche du patron et propriétaire de l’une des entreprises de taille moyenne les plus dynamiques de Suisse romande, avec ses 500 collaborateurs à Lausanne et à Martigny, un outil de production à la pointe du progrès et 1,4 million de patients sous traitement… Mais l’expression s’explique: dans la pharma, moins de 5% des projets de recherche et développement aboutissent à la commercialisation d’une nouvelle molécule, un processus qui dure entre quinze et vingt ans et coûte en moyenne 1 milliard de francs.

Le matin même, Thierry Mauvernay et Bertrand Ducrey, le CEO de Debiopharm, ont convoqué les cadres de l’entreprise. Aucun licenciement ne sera effectué, la stratégie qui consiste à passer de 10 à 15 programmes de développement et donc à renforcer le pipeline de nouveaux produits reste plus actuelle que jamais. Pour permettre cette expansion, le groupe construit d’ailleurs une nouvelle aile de sept étages sur le terrain attenant au bâtiment déjà existant, chemin Messidor, à Lausanne, Soit un site de 12 000 mètres carrés supplémentaires au total. L’ensemble sera chauffé (et refroidi l’été) grâce à la construction d’une nappe phréatique artificielle de 5 millions de litres d’eau. Un dispositif unique au monde par son ampleur. Le signe aussi de la passion de Thierry Mauvernay pour les questions d’efficience énergétique. Nous y reviendrons.

Résilience et innovation : La réponse stratégique de Debiopharm

Le propriétaire des lieux nous détaille sa vision de Debiopharm et de l’ensemble du groupe Après-demain devant un lunch pris au restaurant de l’entreprise – excellent au demeurant. Le patient et son bien-être constituent sa priorité absolue. «Plus que soigner, guérir», tel est son mantra. Les collaborateurs viennent ensuite. Voilà pourquoi Thierry Mauvernay cultive un environnement de travail aussi agréable que possible et propose à ses collaborateurs des cours de yoga, de danse jazz… Les intérêts de l’actionnaire arrivent en troisième position.

La prospérité du groupe a longtemps reposé principalement sur l’oxaliplatine, un médicament contre le cancer du côlon, développé par Debiopharm, et qui a depuis été «génériqué». Une molécule qui représente encore et toujours 40% du marché. Le groupe vaudois reste le leader du traitement du cancer de la prostate avec la triptoréline – environ 25% du marché. Debiopharm s’est aussi lancée dans le développement d’antibiotiques de nouvelle génération, même si les modèles économiques et les lois (le Pasteur Act aux Etats-Unis) qui permettraient la production et la commercialisation de cette catégorie de médicaments sont encore dans les limbes. Un combat essentiel aux yeux de Thierry Mauvernay: «Nous avons investi ce segment, persuadés qu’il y a là un enjeu mondial, mais nous l’avons jusqu’ici fait pro bono.»

Un signe, un de plus: Thierry Mauvernay est un homme de conviction. L’entreprise, héritée de son père et qu’il a transformée ces dernières années, repose sur un socle de valeurs bien ancrées, nous explique-t-il. «Il n’y a pas pire modèle que la société familiale, répète-t-il volontiers en paraphrasant Churchill. A l’exception de tous les autres.» Seul propriétaire de l’entreprise, il n’est donc pas soumis aux pressions de la bourse ou d’autres actionnaires et peut poursuivre son but ultime: œuvrer à un impact positif maximum sur la société et la planète, laisser une trace… Bref, faire avancer le schmilblick! Né en 1952, Thierry Mauvernay a passé son enfance au-dessus de la pharmacie familiale, près de Clermont-Ferrand. Avant de s’installer en Suisse, en 1979, pour lancer Debiopharm, dans un garage, Mauvernay senior, Rolland-Yves de son prénom, a créé un laboratoire pharmaceutique, qui sera coté en bourse puis vendu à un groupe néerlandais. S’il a choisi Martigny pour sa nouvelle entreprise, c’est pour être proche de son principal fournisseur. En résumé, le modèle d’affaires qu’il invente alors consiste à «faire les poubelles» des instituts de recherche universitaires, selon son expression, à repérer les découvertes encore inexploitées, à développer ces molécules pour passer ensuite des accords de licences avec les grands groupes pharmaceutiques pour la production et la commercialisation. Génial, mais pas toujours facile à expliquer.

Thierry Mauvernay et son père Rolland-Yves

En 2001, Thierry Mauvernay rejoint son père, Rolland-Yves, dans l'entreprise familiale.

 
© Archives privées de Thierry Mauvernay

Thierry Mauvernay revient volontiers sur l’histoire assez unique de l’entreprise. Et, ce faisant, sur ses rapports avec son père. «D’emblée, je lui avais dit que je ne travaillerais pas avec lui. En raison de sa forte, très forte personnalité. Et de mon envie de faire mes propres expériences. Du coup, il m’a dit: «Débrouille-toi seul!» Peu après la fin de ses études d’économie et de gestion, le jeune Thierry Mauvernay, âgé de 23 ans, lance donc sa propre société cosmétique. Il voyage dans le monde entier, se développe d’abord sur les marchés délaissés par les grands groupes comme L’Oréal, puis aux Etats-Unis.

Après une vingtaine d’années d’activité, il décide de vendre, le secteur étant en phase de consolidation et donc plus gourmand en capitaux. C’est fort de cette expérience qu’il débarque en Suisse en 2001 pour rejoindre son père alors âgé de 78 ans, mais encore très impliqué dans la marche des affaires. «Une période compliquée, confie-t-il. Non pas en raison de difficultés relationnelles – nous nous entendions très bien. Mais parce que je débarquais dans un monde aux antipodes du business dans lequel je m’étais mû jusque-là.» Rien de commun, en effet, entre le secteur cosmétique et la pharma avec ses coûts de R&D stratosphériques et ses processus d’homologation sans fin. C’est précisément ce qui amènera Thierry Mauvernay à orchestrer, dans les années qui suivent, une transformation profonde de l’entreprise.

Une vision d'entreprise guidée par l'humain et l'innovation sociale

«Mon père, passionné par le lancement de nouvelles molécules, a toujours été d’un optimisme démesuré. Moi pas. Voilà pourquoi j’ai entrepris de «dérisquer» nos activités dans la pharma en investissant dans d’autres secteurs.» A côté des sciences de la vie, dans un organigramme complexe à première vue, on trouve donc un pôle Capital Management investi dans l’immobilier, dans des participations à long terme et des fonds de private equity. Objectif: la solidité et la pérennité financière de l’ensemble. Un troisième pôle, créé en 2020, vise en priorité l’impact et la solidarité sociale. Avec des investissements dans le domaine de la santé: les soins à domicile AMAD Homecare et La-Solution.ch, la Clinique Maisonneuve, le Swiss Pain Institute... Et dans les énergies renouvelables:  la start-up issue de l’EPFL Enerdrape, Eeproperty, l’entreprise française TOWT et ses voiliers-cargos capables d’assurer un transport transatlantique...

Intarissable, Thierry Mauvernay l’est aussi quand il parle de philanthropie, le quatrième pôle d’Après-demain. En collaboration avec la Fondation Inartis, il a lancé il y a neuf ans le Challenge qualité de vie du patient pour récompenser des inventions améliorant la condition des personnes malades ou handicapées. Entre autres projets primés, cette canne électronique connectée pour aveugle. Ou ce masque d’hôpital transparent permettant une meilleure interaction personnel soignant-patient. Dans un autre registre, il soutient la station Radio Begum, lancée à Kaboul par la journaliste et entrepreneuse Hamida Aman, devenue une voix des femmes afghanes. Ou encore l’ONG belge Mekong Plus, active dans la lutte contre la pauvreté au Vietnam et au Cambodge.

«Je connais peu de chefs d’entreprise qui accordent autant d’importance à leurs engagements philanthropiques», observe Martial Paris, l’un des associés de WISE, une société de conseil en philanthropie sise à Genève. Avec une appétence pour le risque qui le pousse continuellement à essayer de nouvelles choses, poursuit-il. Ce qui intéresse au final Thierry Mauvernay, en entrepreneur, c’est l’efficacité réelle de ses investissements. Voilà pourquoi il tient à visiter les projets qu’il soutient. Et comme Thierry Mauvernay n’est pas du genre show off et dispendieux, on ne le verra jamais se déplacer en hélicoptère, quitte à se porter volontaire pour voyager dans le coffre arrière d’une vieille camionnette quand les circonstances l’exigent comme lors de ce récent déplacement dans le delta du Mékong.

Il soutient plusieurs ONG, à Kaboul, au Vietnam et au Cambodge.

Il soutient plusieurs ONG, à Kaboul, au Vietnam et au Cambodge.

© Archives privées de Thierry Mauvernay

L'héritage de Thierry Mauvernay

Ses proches collaborateurs soulignent son énergie intellectuelle et une forme physique impressionnante, malgré un cancer du rein il y a bientôt vingt ans, mais dont il s’est bien remis. Bertrand Ducrey, CEO de Debiopharm, qui travaille avec lui au quotidien, peut en témoigner: «Il ne s’arrête jamais.» Par exemple quand il s’agit de faire avancer un projet d’incubateur de start-up qui devrait prendre place dans les murs mêmes de l’entreprise. «Nous avons visité et étudié plusieurs dizaines d’écosystèmes», poursuit Bertrand Ducrey. Au Japon, où Debiopharm est d’ailleurs plus connue qu’en Suisse. En Corée du Sud, à Taïwan, en Australie, dans les pays scandinaves…

Naturalisé en 2017 et convaincu des immenses atouts de la Suisse, Thierry Mauvernay ne manque pourtant pas une occasion de souligner les freins à l’innovation qui pourraient s’avérer délétères pour le pays.

«La Chine mais aussi les Etats-Unis, prétendument le pays du libéralisme économique, soutiennent massivement leurs industries du futur avec des fonds publics. A Berne, les autorités confédérales, elles, s’opposent à l’idée même de politique industrielle. Une réaction dogmatique et dommageable.» Et de rompre une lance pour ce qui, en beaucoup de domaines, s’avère, selon lui, la formule la plus efficace: les partenariats public-privé (PPP). Qu’il illustre par cette anecdote révélatrice sur l’ambitieux projet de chauffage et de climatisation écologique des bâtiments du groupe à Lausanne: «Nous avons proposé à l’école primaire voisine, vu nos surcapacités, de se brancher gratuitement sur nos nouvelles installations. Refus catégorique. On ne collabore pas avec une entreprise privée, nous a répondu le responsable de la ville de Lausanne. Je ne comprends toujours pas.» Infatigable, le chef d’entreprise ne travaille désormais plus que quatre jours par semaine. Du moins, il essaie. A la suite de la publication de son premier livre, Ecouter et oser pour entreprendre avec succès (Ed. Le Cherche-Midi, 2022), un ouvrage d’entretiens fort réussi, il projette maintenant d’écrire un essai sur le changement. «Ma motivation, c’est la transmission, explique-t-il. Face aux mutations technologiques, démographiques et climatiques, nous raisonnons comme il y a cent ans, nous ne comprenons pas ce qui nous attend et comment nous y préparer. Un nouveau paradigme s’impose et j’ose espérer que mes expériences et mes réflexions seront utiles à d’autres.»

Et la transmission de sa propre entreprise? Il affirme être au clair. Elle restera en mains familiales, même si son fils Cédric ne devrait pas prendre de responsabilités opérationnelles. «Ce n’est pas son truc.» Thierry Mauvernay s’est donné trois ans pour régler les détails d’une transition qu’il veut sereine, sans rupture, axée sur le long terme. Son groupe n’aura pas été rebaptisé Après-demain pour rien.

Bio express

1952 
Naissance à Clermont-Ferrand.

1976 
Création de son entreprise de cosmétiques.

1983 
Mariage avec Nadine, une professeure d’anglais. Naissance de leurs enfants, Cédric et Marine, en 1985 et 1988.

2001
Rejoint Debiopharm, l’entreprise créée par son père, Rolland-Yves Mauvernay.

2006 
Opération d’un cancer du rein en 2006. Reprend progressivement la direction de l’entreprise, renommée Après-demain.