Défenseur de l’environnement et fervent capitaliste, n’est-ce pas antinomique? Non, à condition de penser long terme et approche responsable du capitalisme, répond André Hoffmann. «La prospérité n’est pas le fruit du seul capital financier. C’est aussi le résultat du capital social, naturel et humain», note-t-il dans son ouvrage «Pour une prospérité durable: la nouvelle nature de l'entreprise» dont la traduction française vient de paraître (lire ci-dessous). Dans ce livre, le vice-président de Roche, fils de l’ornithologue et cofondateur du WWF Luc Hoffmann et petit-fils du fondateur Fritz Hoffmann-La Roche, fait un constat implacable: «L’avenir de l’humanité sur la planète est en danger.»

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Loin de sombrer dans le pessimisme, l’héritier de la deuxième plus grande fortune de Suisse plaide pour remettre la nature au centre de systèmes interdépendants, qui n’ont d’autre choix que devenir plus durables et inclusifs. Le livre donne des pistes et des conseils concrets, puisant dans l’histoire du géant pharmaceutique bâlois plus que centenaire ainsi que dans celle d’autres entreprises qui cherchent à réaligner leur modèle d’affaires – Schneider Electric, Holcim, Innergia.

Chez Roche, il s’agit de «faire aujourd’hui ce dont les patients auront besoin demain», ce qui se concrétise par plus d’un cinquième de son chiffre d’affaires dévolu à la R&D et une feuille de route qui vise à réduire de moitié son impact environnemental.

Droits humains, démocratie, enseignement de la durabilité dans les écoles de commerce... On est loin de «la main invisible» chère à Adam Smith et Milton Friedman. «Une entreprise ne peut se contenter de prendre. Elle doit contribuer aux sociétés humaines dont elle fait partie et régénérer la planète sur laquelle elle vit et dont elle dépend», assène André Hoffmann. Salutaire.

Commençons pas une question liée à l'actualité internationale. Que vous inspire le plan annoncé il y a quelques semaines par le président américain Donald Trump visant à considérablement réduire la tarification des médicaments sur le sol américain? 

Comme vous le comprenez, la question des droits de douane a un impact très réel sur toutes les entreprises exportant vers les États-Unis, y compris Roche. Je ne veux donc pas me prononcer directement sur ce sujet. Je peux toutefois vous dire deux choses. Premièrement, ma famille est impliquée chez Roche depuis 128 ans et, durant toute cette période, une hausse des barrières commerciales n'a jamais été associée à de meilleurs résultats commerciaux ou de santé publique, bien au contraire. Deuxièmement, Roche est présente aux États-Unis depuis des décennies et a annoncé il y a quelques mois à peine de nouveaux investissements, d'une valeur de plusieurs milliards de dollars. J'espère donc que cette synergie entre notre siège social de Bâle et nos activités aux États-Unis se poursuivra encore de nombreuses années.

«Les grandes décisions commerciales ne doivent pas se fonder uniquement sur des calculs financiers.»

 

L’histoire de Roche est intimement liée, aussi, à Bâle. Est-ce que le contexte géopolitique actuel pourrait inciter le groupe à délocaliser outre Atlantique alors que ses ventes dépendent pour moitié des Etats-Unis?

Non. Bâle est notre berceau, et si Roche a pu devenir la multinationale qu'elle est aujourd'hui, c'est en grande partie grâce au capital social et humain que nous y avons bâti ensemble depuis plus d'un siècle. C'est précisément ce que je souhaitais souligner dans mon livre: les grandes décisions commerciales ne doivent pas se fonder uniquement sur des calculs financiers, mais sur leurs impacts sur l'ensemble du capital, y compris le capital social et humain, mais aussi le capital naturel. Roche, quant à elle, continue de s'ancrer plus profondément à Bâle, comme en témoignent le nouveau siège social et le centre de R&D, inaugurés l'année dernière. Et je m'attends à ce que, comme par le passé, tous les parties prenantes locales continuent de bénéficier de cet engagement mutuel continu.

Mais ce qui est vrai pour Bâle l'est aussi pour les nombreux autres marchés dans lesquels Roche a une longue histoire et une forte présence, notamment les États-Unis. La côte ouest américaine est par exemple le berceau historique de Genentech, et l'entreprise y reste ancrée. Nous continuons également à investir dans notre présence aux États-Unis, où nous disposons déjà de plus d’une douzaine d’usines de fabrication et de plusieurs centres de R&D répartis dans tout le pays. C'est d’ailleurs la formule du succès de nombreuses multinationales suisses: être une entreprise mondiale, mais avec une identité locale partout où elle s'implante.

Toujours en ce qui concerne l’administration Trump: les Etats-Unis ont quitté les Accords de Paris en janvier 2025. Le gouvernement américain cherche même à réécrire l’histoire, bannissant le mot «climat». N’est-ce pas désespérant à vos yeux?

Ce qui est certain, c'est que l'urgence de la crise climatique ne disparaîtra pas simplement parce que les règles et réglementations d'un pays changent. Mais les événements survenus ailleurs ne doivent pas non plus nous désespérer ni modifier nos perspectives. Mon point de vue est très clair: la prospérité que le monde a bâtie au cours des 80 dernières années est bien réelle, mais elle est également non durable.

Pour créer une prospérité durable, nous devons changer la nature des entreprises. Comme le montre mon livre, je continue de plaider en ce sens, et je continue de voir des exemples d'entreprises qui s'engagent dans cette nouvelle voie, comme Ikea, Schneider Electric, ou encore Holcim, car elles ont compris que pour réussir à long terme, on ne peut pas prendre plus à la société ou à l'environnement que ce qu'on en retire.

Vous semblez faire preuve d’un certain optimisme pour la Chine et la «civilisation écologique» mise en place par le président Xi depuis 2017. Or vous êtes aussi un fervent défenseur de la démocratie. N’est-ce pas contradictoire?

Il est vrai que certains aspects de ma vision s'appliquent plus directement aux sociétés dites «occidentales». Un élément fondamental de l'identité suisse réside dans notre foi en la démocratie et la souveraineté. Mais un autre aspect de notre identité réside dans notre volonté de ne pas donner de leçons aux autres pays sur la meilleure façon d'organiser leur société. Ce que je salue dans le concept chinois de civilisation écologique, c'est qu'il vise un développement humain basé sur la durabilité. Plus les pays adhèrent à la durabilité, mieux nous nous porterons tous.

Pouvez-vous partager quelques exemples concrets de pratiques durables mises en place chez Roche qui pourraient inspirer d'autres entreprises?

Chez Roche, j'ai constaté que les pratiques durables se développent souvent à la base de l'organisation, surtout lorsqu'on les apprécie à leur juste valeur. Lors d'une visite sur l'un de nos sites de production aux États-Unis, par exemple, j'ai interrogé une responsable locale sur les systèmes de refroidissement utilisés. Elle m'a expliqué qu'ils avaient adopté très tôt un système sans CFC, nocif pour la couche d'ozone. Il s'est avéré que cette adoption précoce était due non pas à une réglementation locale ou à une directive Roche imposée par le haut, mais au  propre engagement de l'équipe locale et à leur propre volonté.

Il est également vrai que pour que cette culture «bottom-up» fonctionne, il est important de créer les bons signaux au sommet. À titre d'exemple, il y a quelques années, nous avons décidé d'investir des centaines de millions d'euros dans la dépollution d'une ancienne décharge de produits chimiques sur les rives du Rhin, que nous avions utilisée au XXe siècle. La dépollution du site ne nous a pas apporté de retour sur investissement direct, mais nous avons estimé qu'il était important de le faire si nous voulions montrer que nous mettions en pratique nos principes en matière de développement durable.

Quelles sont les avancées durables de Roche pour lesquelles vous êtes le plus fier?

Notre initiative la plus remarquable en matière de développement durable est sans conteste le nouveau site de Bâle. Ces bâtiments intègrent la durabilité à tous les niveaux: ils utilisent en partie des matériaux de construction recyclés; leurs besoins en énergie pour le chauffage et la climatisation sont minimisés; et ils occupent peu de terrain car construits verticalement plutôt qu'horizontalement. Peu de gens le savent, mais l'environnement bâti est de loin la principale source d'émissions de CO2 et une cause majeure d'utilisation de matériaux.

Notre siège social à Bâle contribue également à notre capital social et humain. C'est un lieu d'emploi et une source de revenus pour des milliers de personnes, le lieu où se déroule une grande partie de notre recherche et développement, et le cœur de notre entreprise mondiale, qui compte plus de 100 000 employés et bénéficie à des millions de patients.

Roche

L'histoire de Roche et de Bâle sont intimement liés. Les bâtiments du groupe intègrent la durabilité à tous les niveaux. Une partie des matériaux de construction sont recyclés, leurs besoins en énergie pour le chauffage et la climatisation sont minimisés et ils occupent peu de terrain car construits verticalement plutôt qu'horizontalement.

© KEYSTONE/TIL BUERGY

«Roche est devenu un meilleur employeur grâce au syndicat Roche»

 

L’économie suisse est une économie de PME. Quels sont, selon vous, les principaux défis économiques pour atteindre une prospérité durable dans le cadre des entreprises de taille moyenne?

Les PME sont véritablement le pilier de l'économie suisse. Nombre d'entre elles sont déjà à l'avant-garde en matière de développement durable. J'ai par exemple été impressionné par le rayonnement de B Lab en Suisse, qui regroupe les B Corps de notre pays. J'ai assisté à plusieurs de leurs rassemblements et j'y ai constaté le soutien mutuel de ces différentes entreprises dans leur démarche d'adoption de pratiques plus durables. Ce tissu social entre les entreprises soucieuses du développement durable est un véritable atout.

Mais il est également vrai que de nombreuses PME font partie d'un écosystème qui comprend des entreprises plus grandes, auxquelles ils vendent des produits. Il est donc crucial que ces grandes entreprises donnent le ton et s'organisent de manière à ce que les PME avec lesquelles elles travaillent puissent suivre leur exemple. Pour y parvenir, je suis très intéressé par les progrès d'organisations telles que l'International Sustainability Standards Board (ISSB), qui travaille à l'élaboration d'un langage comptable commun en matière de développement durable, et la Capitals Coalition, qui travaille sur les moyens d'intégrer le capital social, humain et naturel dans les décisions des entreprises.

En lisant votre livre, j’ai été frappée de voir qu’une figure de «patron» comme vous soulignait le rôle positif des syndicats. «Roche est devenu un meilleur employeur grâce au syndicat Roche», écrivez-vous. Avec vous, j’ai le sentiment que nous dépassons les clivages gauche-droite; employé-patron; écologie et capitalisme... La décroissance ne semble toutefois pas une option dans votre vision de l’avenir...

Nombre des divisions que vous évoquez sont effectivement néfastes pour la société et l'économie. En fin de compte, la plupart d'entre nous aspirent à la même chose: vivre une vie sûre et prospère, et léguer un monde meilleur aux générations futures. Je suis convaincu que si nous nous concentrons sur ces points communs, nous pouvons obtenir de meilleurs résultats pour tous. C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis fier du lien fort qui unit de nombreux employés de Roche à l'entreprise. Ils sont un élément essentiel de la réussite de l'entreprise; c'est la notion de capital social et humain que j'ai évoquée. En tant que famille, nous en sommes conscients depuis plus de quatre générations. 

Quant à la décroissance, c'est devenu un terme chargé de sens. Nous devons absolument basculer notre mode de fonctionnement et passer d’une économie basée sur l’extraction et la pollution à une économie axée sur la régénération

Mais s'agissant de la croissance économique, c'est plus complexe. En tant qu'individus et familles, nous accordons tous de l'importance à la croissance. Nous grandissons d'abord physiquement, puis intellectuellement, et enfin en termes de taille de famille: la croissance sous toutes ses formes est belle, et pour y parvenir, nous avons également besoin d'une croissance financière pour soutenir cette croissance dans d'autres domaines.

Cela renvoie aux entreprises et à l'économie, dans le sens où pour soutenir cette croissance individuelle, globalement, il faut une croissance économique. Et c'est ce type de croissance – une croissance durable, qui sous-tend la croissance humaine et sociale, et qui respecte les limites planétaires – que je défends. Nous allons devoir faire plus avec moins mais sans réduction insupportable de notre niveau de vie. Le challenge est réel!

Pour une prospérité durable

Livre d'André Hoffmann

Le livre, paru le 15 mai en français (The New Nature of Business en anglais, sorti en 2024), a été co-écrit avec Peter Vanham, journaliste au magazine Fortune et auteur de plusieurs ouvrages sur la durabilité. 

© DR

Vous parlez de la prolifération des labels, des indices «verts» et soulignez le fait que les objectifs et informations financières liés à la nature, plus complexes que ceux du climat, n’en sont aujourd’hui qu’à leurs balbutiements. Pouvez-vous nous en dire plus à ce propos?

Absolument. En développant notre système actuel, nous avons pris le raccourci de tout mesurer en termes monétaires et de placer le profit au sommet de la pyramide économique. Comme je l'ai mentionné, cela a conduit à la prospérité, mais sous une forme non durable.

La nature, contrairement à la finance, est infiniment plus complexe. Elle ne peut se résumer à une seule mesure; il n'y a pas de chiffre unique pour définir la performance.

Mais si nous voulons créer un système économique plus durable, nous devrons trouver des moyens d'intégrer la nature au bilan. Et c'est sur ce défi que travaillent les organisations que j'ai mentionnées précédemment – ​​l'ISSB et la Capitals Coalition, entre autres.

Leurs travaux se poursuivent, mais il est déjà clair que nous ne devons pas répéter les erreurs du passé. À l'heure actuelle, l'attention mondiale en matière de développement durable se porte principalement sur le changement climatique, et une grande partie de nos espoirs repose sur la réduction des émissions de CO2. Mais cette simplification engendrera les mêmes externalités qu'un système uniquement axé sur le profit. Une voiture électrique n'émet pas de CO2, mais consomme des ressources minérales essentielles. Elle utilise toujours la même surface routière, y compris en ville, et génère toujours des embouteillages, des accidents, des déchets, etc.

Si nous voulons créer un système véritablement durable, nous devons trouver des moyens de réduire considérablement notre empreinte environnementale et de vivre en plus grande harmonie avec la nature. Nous devons également modifier les incitations de notre système afin de réduire les inégalités et promouvoir le bonheur individuel. Tout cela doit être mesuré pour que nous puissions gérer les limites planétaires durablement. Ces défis demeurent.

«La prochaine génération de dirigeants d'entreprise est pour moi une grande source d'espoir et d'inspiration.»

 

La question de la formation des futurs dirigeants me semble essentielle et vous êtes convaincu de la nécessité d’intégrer la durabilité dans le cursus des écoles de commerce, notamment en citant l’exemple de Anne-Fleur Goll lors de son discours de fin d'études à HEC Paris. La jeune génération est-elle une source d'espoir pour vous? Et chez Roche, qu’en est-il de la jeune génération dirigeante et qu'amène-t-elle à l'entreprise? 

C'est tout à fait vrai. Je le constate dans ma vie personnelle, au sein des instituts dont j’ai l’honneur de présider les conseils consultatifs a  l'INSEAD et l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève notamment.

Lorsque nous nous sommes entretenus avec l’ancien DG chez Roche pour notre livre, Severin Schwan a admis sans hésiter qu'il n'avait aucune idée de ce qu'était le développement durable lorsqu'il est entré sur le marché du travail, ni même jusqu'à un stade avancé de sa carrière. Il a découvert ce concept plus tard  mais a réussi à faire de Roche un leader reconnu.

Mon expérience reflète largement ce constat. Lorsque je vivais et travaillais dans la City de Londres dans les années 1980, personne ne savait ce qu'était le développement durable et personne ne s'en souciait. C'était une préoccupation pour les écologistes, pas pour les investisseurs ou les dirigeants. J'étais peut-être un cas à part, ayant grandi en Camargue, avec un père qui a consacré sa vie à la conservation de la nature. Il m'a fallu des décennies pour me convaincre, puis convaincre les autres, que ces deux sphères ne devaient pas être séparées, mais que les entreprises devaient intégrer la nature à leurs activités. 

Dans des écoles comme l'INSEAD ou l’IMD, le développement durable est au cœur du cursus, et la plupart des étudiants d'aujourd'hui l'exigeraient, si ce n'était pas déjà le cas. Cela signifie que la prochaine génération de dirigeants d'entreprise recherchera beaucoup plus naturellement cette intégration entre entreprise et nature. C'est pour moi une grande source d'espoir et d'inspiration.