Il ne se rêvait pas entrepreneur, mais il dirige aujourd’hui une PME de 230 personnes. Gerhard Andrey dit être «un enfant de la bulle internet» des années 2000. Il est l’un des pionniers d’une jeune génération d’informaticiens amenés à accompagner des centaines d’entreprises dans la course au numérique alors en plein essor. Fondée en 2007, sa société Liip est présente dans six villes suisses, dont Fribourg et Lausanne.

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A l’aube de ses 50 ans, ce «patron branché», père de deux enfants, déplore l’attitude rigoriste du Conseil fédéral et du parlement, qui empêchera selon lui d’entreprendre les gros chantiers nécessaires pour assurer l’avenir du pays. Il fait part de son combat pour une économie plus respectueuse du climat et pour une alternative crédible au monopole des géants américains sur le numérique.

Qu’est-ce qui vous a mené à fonder votre première entreprise à l’âge de 25 ans?

J’ai commencé à créer des sites web en tant qu’indépendant. A l’époque, il n’y avait pas de formation dédiée mais j’avais confiance en l’avenir de cette activité. Puis j’ai commencé à travailler avec mon ami et partenaire de longue date Hannes Gassert. L’un de nos clients nous a proposé d’investir pour que nous puissions fonder une société anonyme en 2003. Trois ans plus tard, nous avions une quinzaine d’employés. C’était déjà inattendu. En 2007, nous avons fusionné avec la société zurichoise Bitflux pour fonder l’entreprise actuelle Liip. Actuellement, nous employons plus de 200 personnes et tous les membres fondateurs sont encore présents à la tête de la société.

Dans votre entreprise, vous vous distinguez par une approche novatrice de la gouvernance: l’holacratie. Comment ce système fonctionne-t-il?

Cette approche consiste à décentraliser la prise de décision. Nous confions aux employés le soin de définir de nouvelles orientations lorsque les contraintes opérationnelles l’exigent. Liip est active sur un marché où de nouvelles techniques sophistiquées émergent régulièrement. Pour tenir le rythme, nous préférons déléguer une partie de la responsabilité à nos employés, qui se trouvent en première ligne et sont donc mieux placés pour prendre les bonnes décisions. Par exemple, les outils d’intelligence artificielle générative ont profondément changé la façon de coder. Les employés doivent adapter les processus opérationnels sans que la direction doive intervenir. Il faut laisser le personnel compétent instaurer les changements nécessaires sans demander la validation de la direction. Si les nouveaux modes opératoires ne font pas l’unanimité, les opposants doivent démontrer qu’il existe un risque. Cette décentralisation est un formidable outil pour rendre la gouvernance d’entreprise plus agile face aux défis opérationnels du quotidien.

Comment défendez-vous l’écologie dans votre entreprise?

Dans le secteur des services, il est relativement facile de limiter son empreinte carbone. Nous avons privilégié des sites en centre-ville, sans places de parc, pour favoriser la mobilité douce. L’entreprise participe également aux abonnements de transports publics ou à l’achat d’un vélo. Résultat: près de 95% des trajets domicile-travail de nos collaborateurs passent par la mobilité active et les transports publics. Pour les déplacements plus lointains, nous appliquons une «no-fly policy» qui exclut les voyages en avion. Les déplacements internationaux restent possibles à condition qu’ils soient effectués en train. L’entreprise prend alors en charge le coût du transport et verse le salaire tout au long du déplacement.

Qu’est-ce que l’intelligence artificielle (IA) a changé pour Liip?

Depuis 2022, les modèles d’IA sont partout et ils ont profondément changé la façon de numériser, c’est un véritable tournant. Actuellement, nous œuvrons à rendre cette technologie accessible à l’économie locale de façon souveraine et autodéterminée. En travaillant avec des outils en open source, nous sommes désormais en mesure de fournir des solutions informatiques de nouvelle génération qui fonctionnent avec des données hébergées en Suisse, en respectant les exigences de confidentialité. C’est une condition impérative pour notre clientèle institutionnelle comme les Hôpitaux universitaires de Genève, le canton de Bâle-Ville ou le Touring Club Suisse.

Avec le tournant de l’IA, la numérisation consomme toujours plus de ressources et d’énergie. Comment promouvoir le développement technologique sans transiger sur les objectifs climatiques?

C’est une question très préoccupante. Je pense que, dans un système de croissance, le capitalisme devra trouver un moyen d’internaliser ses effets sur l’humain et la nature. Autrement, il continuera de tendre vers une croissance infinie sur une planète aux ressources limitées. Les changements structurels nécessaires à cette évolution n’adviendront que sous l’impulsion de décisions politiques collectives. Aucune entreprise ne réglera cela toute seule.

Justement, en tant que conseiller national vert, quelles solutions proposez-vous pour une économie numérique durable?

Une économie locale basée sur l’open source est la clé de la transition durable. Aujourd’hui, des entreprises américaines gigantesques comme Microsoft ou Nvidia affichent des valeurs de marché supérieures au PIB de grandes économies comme l’Inde ou la France. Cette hyper-concentration est incompatible avec le principe d’une société numérique équitable. A Berne, je défends le projet de l’identité numérique (e-ID), qui permettra de développer des ressources numériques localement. La Confédération mandatera des acteurs privés pour élaborer des modèles qui seront ensuite mis à disposition de toute l’économie dans une logique d’open source. Tout ce qui est développé avec de l’argent public doit servir l’intérêt commun. Le paysage économique suisse regorge d’entreprises de pointe dans tous les domaines de la numérisation: cryptographie, blockchain, développement logiciel, intelligence artificielle, cloud et même l’informatique quantique. Nous avons toutes les cartes en main pour réussir cette transition.

e-ID

Le projet d’identité numérique (e-ID) vise à développer des ressources numériques locales en confiant à des acteurs privés la création de modèles open source accessibles à l’ensemble de l’économie.

Les géants du numérique fournissent des logiciels et du matériel de pointe qu’aucun autre fabricant ou prestataire n’est encore parvenu à égaler. Concrètement, comment peut-on espérer orienter nos solutions informatiques vers une dynamique d’open source sans risquer d’affaiblir les performances?

Il est évident que nous ne pourrons pas tirer la prise des GAFAM (les géants américains, ndlr) du jour au lendemain. Toutefois, il est extrêmement risqué de confier notre infrastructure numérique à des entreprises soumises à la juridiction d’une superpuissance étrangère. On le constate actuellement avec l’attitude imprévisible du locataire de la Maison-Blanche. Certes, les géants du numérique bénéficient actuellement d’une avance confortable dans ce domaine. Mais à long terme, je pense que l’open source peut nous aider à remporter la course au numérique. C’est d’ailleurs un atout qui a déjà été mis à profit par l’Europe pour protéger sa souveraineté technologique. Lancé dans les années 1970, l’avionneur Airbus a réussi à briser le monopole de son concurrent américain Boeing en misant sur une approche collaborative. Même face à des adversaires de taille, il faut avoir le courage de proposer des alternatives.

Comment verdir l’économie suisse, actuellement si dépendante des échanges commerciaux internationaux?

Le défi réside dans la transition d’une économie linéaire mondialisée vers une économie circulaire et locale. Il faudra trouver le moyen de maintenir les matières premières en Suisse en les réutilisant autant que possible. Cela ne signifie pas que le pays n’importera plus rien, mais sa dépendance vis-à-vis des chaînes logistiques internationalisées devra être minimisée. En outre, l’énergie nécessaire au fonctionnement de l’économie devra être produite via des sources renouvelables. Ce n’est pas uniquement une question d’écologie. Nous importons actuellement près de 10 milliards de francs d’énergie fossile chaque année.

Pour financer cette transition, vous préconisez des investissements publics. Avec son programme d’allègement budgétaire, le Conseil fédéral semble prendre la direction opposée.

Le moment est très mal choisi pour des coupes budgétaires. La dette de la Confédération décroît depuis des années. Or les multiples crises que nous traversons appellent à remodeler notre structure économique. Cette évolution ne pourra advenir que si nous y mettons les moyens. Les grands travaux des XIXe et XXe siècles qui ont permis la construction des barrages, des tunnels transalpins et du réseau ferroviaire n’auraient jamais été possibles sans recourir à l’emprunt. Il n’est pas injuste de transférer une partie du financement à nos descendants, car ils profiteront des infrastructures pendant des décennies, comme nous le faisons aujourd’hui avec celles bâties par les générations précédentes.

Le projet des coupes budgétaires est actuellement en consultation. En cas d’adoption par le parlement, vous lancerez un référendum?

Oui. Comme nous l’avions annoncé, nous avons l’intention de donner le dernier mot à la population sur cette thématique.

Seriez-vous prêt à remettre en cause le frein à l’endettement?

Je suis tout à fait favorable au principe du frein à l’endettement tel qu’il est énoncé dans la Constitution, à savoir l’impératif de trouver un équilibre entre les dépenses et les recettes. Mais la loi d’application est profondément asymétrique. Le texte empêche de prendre en compte les bénéfices passés et oblige à rembourser les pertes avec les recettes de l’année en cours. A long terme, ce mécanisme fait baisser le taux d’endettement, mais empêche de réaliser les investissements dont notre pays a besoin pour assurer notre avenir. En outre, il faut agir sur les recettes et pas uniquement sur les dépenses.

Les Jeunes socialistes ont déposé une initiative qui instaurerait un impôt sur les successions à partir de 50 millions de francs pour financer la transition énergétique. Cela toucherait aussi les successions d’entreprises. Soutiendrez-vous ce texte?

Je ne soutiens pas cette initiative car je la trouve mal ficelée. Inscrire un seuil de 50 millions de francs et une imposition à 50% dans la Constitution est une manœuvre risquée. Cela pose un cadre trop rigide qui pourrait poser un problème à l’avenir. En revanche, je suis favorable au principe d’un impôt sur les successions à partir d’une certaine somme. A l’heure où nous avons besoin d’argent public pour financer les grands projets de transition, les impôts sur les successions deviennent un outil incontournable. Ces vingt dernières années, les 10% les plus riches ont doublé leur fortune alors que la majorité de la population a vu ses revenus et ses avoirs stagner. Je préconise d’imposer les successions à hauteur de 10% à partir de 5 millions de francs, avec une possibilité d’échelonner le paiement sur dix ans.

Impôts

Gerhard Andrey juge mal conçue l’initiative des Jeunes socialistes visant à instaurer un impôt sur les successions dès 50 millions de francs pour financer la transition énergétique. Il propose plutôt une taxation de 10% dès 5 millions de francs, avec la possibilité d’échelonner le paiement sur dix ans.

Seriez-vous prêt à remettre 10% de la valeur de votre société lors de la succession?

La Suisse m’a offert un cadre institutionnel et infrastructurel extraordinaire. J’ai pu me former à l’école d’ingénieurs presque gratuitement et j’utilise des services publics de qualité tous les jours aussi bien pour mon entreprise que pour ma vie personnelle. En tant qu’entrepreneur, j’estime donc que donner un dixième du montant de sa succession sur dix ans à partir d’un seuil fixé à plusieurs millions est une contrepartie modeste.

Ces mesures ne s’appliqueront qu’à une minorité de sociétés particulièrement fortunées. Trois quarts des entreprises suisses réalisent moins de 500 000 francs de chiffre d’affaires par an. C’est au travers de mécanismes redistributifs que les radicaux, fondateurs de la Suisse moderne, sont parvenus à sortir du système féodal et ont permis l’émergence de la classe moyenne. Dans une société équitable, la contribution par le travail au fonctionnement de la société doit prévaloir sur la possibilité d’hériter de titres de propriété gratuitement et sans contrepartie.

Vous êtes membre de la Commission de la politique de sécurité au Conseil national, mais vous vous montrez critique vis-à-vis de la politique du Conseil fédéral sur l’augmentation du budget de l’armée. Au vu des tensions géopolitiques actuelles, la hausse des dépenses militaires ne vous paraît-elle pas judicieuse?

La commission cherche à augmenter encore plus les dépenses pour l’armée. A mon sens, l’orientation n’est pas la bonne. Le plan de réarmement consiste à se préparer à une invasion terrestre, ce qui est très improbable au vu de la situation géopolitique actuelle. Il faut bien sûr s’équiper pour assurer la sécurité de l’espace aérien avec des avions de combat. Comme mon parti, j’estime que le choix du F-35 n’était pas le bon, mais je ne suis pas opposé au renouvellement des forces aériennes en tant que tel. En outre, il existe des enjeux de défense importants autour de la guerre hybride, qui réunit les questions de la cyberdéfense, du contre-terrorisme et de la prévention de la désinformation. Pour un petit pays neutre, la promotion du multilatéralisme et de la coopération, par exemple au travers des institutions de la Genève internationale, constitue la meilleure garantie de sécurité.

En tant qu’élu vert, pouvez-vous encore vous permettre de prendre l’avion?

Personnellement, je peux m’en passer. Mon dernier vol remonte à dix ans. L’été passé, par exemple, j’ai privilégié le rail pour mes vacances en famille. En prenant le train, on se donne le droit de profiter du voyage, presque autant que de la destination. On voit le paysage défiler et évoluer sous ses yeux. C’est un moyen de transport formidable.

Que pensez-vous du voyage à Oman de votre collègue de parti Céline Vara?

Je trouve regrettable de s’en prendre ainsi à une personne qui n’a rien fait d’inhabituel pour quelqu’un qui habite et travaille en Suisse. L’écologie relève avant tout de la responsabilité collective et non seulement de la responsabilité individuelle. On ne peut pas faire porter à l’individu le poids de problèmes structurels, encore moins pour attenter à sa réputation.

Bio express

1976
Naissance à Fribourg. Il grandit dans la partie alémanique du canton.

2003
Il fonde la société informatique Mediagonal avec Hannes Gassert et Nadja Perroulaz.

2007
Sa société fusionne avec la Sàrl zurichoise Bitflux et devient Liip.

2019
Election au Conseil national. Il devient le premier représentant de son parti à la Chambre basse pour le canton de Fribourg.

2023
Réélu au Conseil national, il présente sa candidature au Conseil fédéral, mais échoue à détrôner Ignazio Cassis.