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La grande interview

«A Genève, une fiscalité peu compétitive freine les acteurs économiques»

Représentant la quatrième génération à la tête du fleuron de l’industrie genevoise, Carole Hubscher mise sur le leadership participatif, l’innovation et la qualité des produits pour affronter le contexte géopolitique incertain, les tarifs douaniers et la concurrence internationale agressive.

Carré blanc

Andrée-Marie Dussault

Carole Hubscher

Fervente ambassadrice du «Swiss made», Carole Hubscher estime fondamental de veiller à ce que certaines initiatives populaires ne détériorent pas le cadre fiscal helvétique.

Nicolas Righetti / Lundi13

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Depuis plus de cent dix ans, Caran d’Ache incarne l’excellence suisse à travers des instruments d’écriture et de beaux-arts d’exception utilisés par des artistes tels que Picasso et Miró. Ardente ambassadrice du «Swiss made», Carole Hubscher préside depuis treize ans – en quatrième génération – ce groupe familial. Elle explique comment l’entreprise continue de se réinventer entre tradition artisanale, innovation et engagement environnemental. Pour que la Suisse demeure attractive, elle estime fondamental de veiller à ce que certaines initiatives populaires ne détériorent pas le cadre fiscal, d’autant plus dans un contexte où la concurrence de nombreuses places étrangères se montre agressive.

Quelles sont les dernières innovations de Caran d’Ache?

Nous avons produit un nouveau pastel, baptisé Neoart, résistant à la lumière pendant plus de cent ans. Ce produit unique, que nous avons lancé il y a quelques mois, peut s’utiliser sur toutes les surfaces. Par ailleurs, en collaboration avec Nespresso, nous produisons des stylos en aluminium avec des capsules de café recyclées. Le développement nous a pris des années parce que nous avions l’habitude de travailler avec un autre type d’aluminium.

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Comment résumez-vous l’ADN de Caran d’Ache?

C’est une entreprise familiale avec des valeurs fortes, transmises depuis cent dix ans. C’est l’excellence, c’est le «Swiss made», c’est l’artisanat, ainsi qu’un fort engagement envers l’environnement. Ce sont 90 corps de métier réunis sous un même toit – un cas unique dans le monde – et la transmission d’un savoir-faire. Caran d’Ache, c’est aussi, bien sûr, l’innovation et la créativité. Non seulement nous fabriquons des outils pour la créativité, mais nous surprenons en permanence notre clientèle avec des produits et services innovants, depuis toujours. L’innovation occupe une place centrale dans l’entreprise. Non pas dans une logique de rupture radicale, mais selon une évolution continue de la technicité, du design et des matières premières.

Le contexte géopolitique actuel vous met-il à l’épreuve?

Dans le contexte actuel, il y a beaucoup d’incertitudes et les défis sont nombreux. Les périodes de stabilité entre les crises se raccourcissent. Il faut garder le cap et rester agile. En ce qui nous concerne, nous avons 3400 références dans notre catalogue. Par conséquent, nous utilisons de nombreuses matières premières et sommes parfois confrontés à des producteurs qui disparaissent. Si un pigment n’est plus disponible, il faut trouver une alternative rapidement.

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Les nouveaux tarifs douaniers américains (ndlr: 39% au moment d’écrire ces lignes) constituent-ils un défi pour Caran d’Ache?

Ils nous impactent fortement en ce qui concerne le marché des Etats-Unis. Nos marges et celles de nos distributeurs en sont affectées. Nous voulons bien entendu rester compétitifs et une marque de référence aux Etats-Unis, un marché que nous avons mis de nombreuses années à conquérir. On espère que le Conseil fédéral réussira à faire entendre raison au gouvernement américain. Il s’agit de rester focalisé, de demeurer flexible et de travailler sur différents scénarios.

Qu’attendez-vous des bilatérales III avec l’Union européenne?

Un accès stable et prévisible au marché européen est primordial pour nous. Nous devons assurer la compétitivité de nos entreprises sur cet immense marché, tout en préservant notre souveraineté et nos spécificités nationales.

Que faut-il améliorer pour renforcer l’attractivité économique de Genève?

Genève demeure une place économique et culturelle de premier plan. Elle s’appuie sur un écosystème international unique, une qualité de vie enviée et une main-d’œuvre hautement qualifiée. Ces atouts restent déterminants, mais ne suffisent plus à garantir notre compétitivité, alors que d’autres villes – en Suisse comme à l’étranger – investissent massivement pour renforcer leur attractivité. On observe d’ailleurs une certaine érosion: la mobilité saturée, une fiscalité peu compétitive et une lourdeur administrative qui freine les acteurs économiques. Pour rester au premier plan, Genève devra investir dans ses infrastructures, améliorer la mobilité, simplifier les procédures administratives et offrir des conditions d’accueil à la hauteur des attentes des talents comme des entreprises.

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Fiscalité

A Genève, la fiscalité sur l’outil de travail demeure la plus élevée en comparaison intercantonale. Un allègement permettrait de renforcer l’attractivité du canton face à ses concurrents directs.

Entre fiscalité cantonale et fédérale, dans quelle mesure le cadre fiscal suisse soutient-il – ou freine-t-il – le développement d’entreprises comme la vôtre?

Dans l’ensemble, la Suisse offre un environnement fiscal compétitif, stable et prévisible, ce qui constitue un véritable atout pour les entreprises. Mais cet avantage ne doit pas masquer les efforts à poursuivre, notamment à Genève, où la fiscalité sur l’outil de travail demeure la plus élevée en comparaison intercantonale. Un allègement permettrait de renforcer l’attractivité du canton face à ses concurrents directs. Sur le plan national, il est également crucial de rester vigilant: certaines initiatives populaires pourraient péjorer ce cadre fiscal et fragiliser notre position, d’autant que la concurrence est aujourd’hui frontale. Plusieurs places étrangères déploient des stratégies pour attirer les entreprises établies en Suisse.

La concurrence asiatique se fait-elle sentir?

Augmenter nos parts de marché face à la concurrence asiatique, notamment chinoise, qui est extrêmement agressive sur nos marchés, est l’un de nos objectifs. Ce n’est pas facile, mais la qualité reste notre meilleur atout, ainsi que la durabilité, la traçabilité, la garantie de sécurité et l’utilisation de matériaux nobles. Aujourd’hui, le «Swiss made» est encore une valeur ajoutée extraordinaire.

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Face à une concurrence mondialisée, comment justifiez-vous le positionnement prix de vos produits?

Nous assumons notre positionnement premium avec une gamme de prix pouvant atteindre plusieurs milliers de francs. Caran d’Ache est une véritable love brand. Nous cultivons un lien émotionnel fort et durable avec nos consommateurs, qui s’identifient à la marque. Nous mettons tout en œuvre pour que l’utilisateur soit non seulement satisfait, mais aussi totalement convaincu de son choix. Nous créons des objets porteurs de sens. Les prix de nos produits correspondent au temps nécessaire pour les fabriquer. Il s’agit d’une production en grande partie artisanale – avec des polisseurs, des guillocheurs, des laqueurs, des graveurs... – et qui se fait entièrement à Genève.

Comment sont réparties vos forces de travail entre la Suisse et l’étranger?

Nous avons un peu plus de 300 employés au siège à Genève, où tous nos produits sont conçus et fabriqués. Nous avons des filiales commerciales au Japon, une autre en France et une en Allemagne. Pour le reste, nous traitons avec des distributeurs indépendants, dont certains avec lesquels nous avons une histoire commune de plus de soixante ans. Plus de 75% de nos fournisseurs sont basés en Suisse ou en Europe voisine.

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300

L’entreprise compte plus de 300 employés à son siège genevois, où tous ses produits sont conçus et fabriqués. Elle dénombre des filiales commerciales au Japon, une autre en France et une en Allemagne. Plus de 75% de ses fournisseurs sont basés en Suisse ou en Europe voisine.

Les différents marchés ont-ils des spécificités?

Aux Etats-Unis, par exemple, les couleurs sont importantes parce que le pays compte beaucoup d’artistes. En Asie, en revanche, le marché de l’écriture est plus conséquent. L’art d’écrire y est très valorisé, car il fait partie des coutumes locales. En Angleterre, on aime les produits solubles à l’eau. Même si certaines tendances sont propres à chaque région, on reste toutefois dans un contexte globalisé. Notre communication est légèrement différente selon les marchés, mais le message et notre visibilité sont les mêmes. Nous disposons d’un réseau de 200 shop-in-shops dans 90 pays qui ont tous le même mobilier d’exposition de nos produits.

Quel est le plus gros défi auquel vous avez fait face au cours de votre carrière?

Il est actuel puisqu’il s’agit de la construction de notre nouvelle manufacture à Bernex. Notre bâtiment actuel à Thônex, qui a plus de 50 ans, n’est plus adapté à nos besoins. Il pose notamment un problème majeur d’accessibilité. Situé à l’extrémité de Genève, son emplacement nous oblige à traverser la ville en permanence, ce qui crée de réels défis logistiques. Nous sommes pleinement investis dans les enjeux environnementaux, c’est pourquoi nous construisons une manufacture à haute performance énergétique. C’était plus sensé de construire un nouveau bâtiment que de rénover l’ancien. Il s’agira d’une manufacture à la pointe de la technologie qui nous permettra d’être performants au niveau énergétique, en soutenant notre croissance et notre efficience. Nous avons célébré la pose de la première pierre fin septembre!

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Selon vous, comment se porte l’industrie suisse, quels défis devra-t-elle relever dans le futur?

La Suisse reste un modèle de rigueur, de qualité et d’innovation, mais le pays fait face à une forte concurrence internationale, très offensive. Le franc est fort. Il y a le défi écologique. Je crois qu’une priorité doit rester la formation de nos talents. C’est ce qui fait la différence dans la production à haute valeur ajoutée. Nous avons la chance d’avoir d’excellentes formations et hautes écoles. L’industrie suisse dans sa globalité reste très compétitive: nous savons fabriquer des choses complexes.

Qu’est-ce que cela signifie de diriger une entreprise familiale centenaire?

C’est certainement une chose dont je suis très fière. Quand on regarde les marques autour de nous, peu d’entre elles peuvent se féliciter d’avoir une si longue histoire. Diriger une entreprise familiale centenaire veut dire incarner une histoire, des valeurs, un nom, mais aussi porter des responsabilités, préserver un héritage en le faisant évoluer, prendre des décisions, pour aujourd’hui et pour les générations futures. Cela demande beaucoup d’engagement personnel.

Cela a toujours été clair pour vous que vous reprendriez l’entreprise?

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Pas du tout. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ne m’ont jamais obligée à prendre la relève. Ils m’ont dit que je devais d’abord choisir un métier. J’ai fait carrière ailleurs avant. Puis j’ai été rattrapée par la passion qui entoure cette marque. Mes expériences professionnelles précédentes ont enrichi mon parcours chez Caran d’Ache. Je crois que c’est essentiel de s’assurer que les générations futures choisissent vraiment et, si elles décident de prendre le relais, d’être certain que les héritiers possèdent toutes les compétences nécessaires.

Est-ce qu’un de vos enfants pourrait vous succéder?

Ils sont encore trop jeunes. Avec ma sœur, nous avons six enfants, trois chacune, âgés de 13 à 21 ans. Nous travaillons actuellement avec eux sur une charte familiale, en définissant ensemble les droits et les devoirs pour éventuellement rejoindre l’entreprise familiale. Cet exercice leur apprend à communiquer entre eux, à décider ensemble, à éviter les non-dits. C’est très stimulant. L’important est qu’ils se sentent libres de faire leurs propres choix.

Si aucun de vos enfants ne veut ou ne peut prendre votre succession, que se passera-t-il ?

Avec ma sœur, nous avons entamé les discussions avec nos six enfants il y a déjà plus de deux ans. Il est essentiel qu’ils se sentent libres de choisir le métier qu’ils souhaitent. Nous avons rédigé cette charte pour que tout soit clair, il n’y a pas de pression, ni d’obligation. Ils arrivent à l’âge où ils décident de leurs études, nous avons donc encore le temps.

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Vous distinguez-vous de votre père dans votre style managérial?

Chaque génération connaît ses défis et son type de leadership. Mon père a travaillé pendant plus de cinquante ans chez Caran d’Ache. Il a pris sa retraite en 2012. A son époque, un style plus patriarcal prévalait. Il travaillait beaucoup avec trois personnes clés de l’entreprise et tendait à imposer ses décisions qui devaient être suivies. Pour ma part, j’ai un leadership plus participatif. Je suis entourée de talents extraordinaires, aux nombreuses expériences différentes. La somme de tout cela permet de prendre de bonnes décisions. Il s’agit d’avoir la capacité à fédérer ses équipes autour de soi. Je privilégie le dialogue pour faire remonter les idées du terrain. Les collaborateurs apportent leur propre pierre à l’édifice. S’ils se sentent impliqués dans le projet, ils ont une tout autre attitude.

Qu’est-ce qui vous stimule à aller de l’avant?

Nous souhaitons contribuer au bonheur de toutes les générations. Un enfant qui partage son premier dessin avec ses parents, une lettre d’amour écrite à la main ont quelque chose de magique. Cette dimension humaine est au cœur de nos valeurs.

Bio express

1967
Naissance à Genève, ville qu’elle aime passionnément.

1997
Elle étudie à la Harvard Business School.

2008
Elle rejoint le conseil d’administration de Caran d’Ache.

2012
Elle prend la présidence de l’entreprise.

2025
Pose de la première pierre de la nouvelle manufacture à Bernex (GE).

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