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La start-up FluoSphera vise à révolutionner les tests précliniques des nouveaux médicaments et l’avenir de l’oncologie. Pour arriver à ses fins, sa CEO, Clélia Bourgoint, bataille ferme. Les investissements dans les sciences de la vie sont en berne et l’intelligence artificielle (IA) monopolise l’attention. Pourtant, les avantages éthiques et économiques de la technologie développée à Genève sont immenses.

Alain Jeannet
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A écouter Clélia Bourgoint, on imagine mal que FluoSphera ne se métamorphose pas bientôt en licorne. La technologie développée par la start-up genevoise vise en effet à gagner des années dans les processus de développement des médicaments. Elle permet de repérer, avant même les études cliniques, le manque d’efficacité, la toxicité et les effets secondaires de nouvelles molécules: une reproduction in vitro de l’interaction entre des organes humains qui rend possible une forte limitation de l’expérimentation animale, mais aussi celle de tests sur des cobayes femmes et hommes.
Pour l’industrie pharmaceutique, ce sont potentiellement des milliards économisés. Et pour les patients, un accès accéléré à de nouvelles thérapies plus sûres. On s’étonne dès lors que les investisseurs ne se pressent pas pour injecter des dizaines, voire des centaines de millions dans la diffusion de cette technologie disruptive. La CEO de la start-up, qui n’a cessé de voyager ces derniers mois et qui aligne les visioconférences sur tous les fuseaux horaires, explique d’ailleurs volontiers que la deuxième levée de fonds lui donne du fil à retordre. Et si elle a déjà sécurisé une grande partie du financement nécessaire, il lui reste encore à compléter la somme totale pour assurer la suite des opérations.
Les avantages de réduire l’expérimentation animale sont à la fois éthiques et économiques. Les coûts d’un chimpanzé pour une étude préclinique peuvent dépasser 100 000 francs par animal, selon le protocole, la durée des tests et les exigences réglementaires. Une cohorte d’une trentaine de singes est en général nécessaire pour un seul candidat vaccin.
Pour cette scientifique de haut vol, docteure en biologie de l’Université de Genève, l’apprentissage des mœurs des capital-risqueurs a été rapide et parfois abrupt. Une nuance d’ironie dans sa voix flûtée, elle confie se demander parfois pourquoi elle s’est embarquée dans cette aventure. On comprend toutefois assez vite que l’adversité, au lieu de la miner, décuple sa détermination. «Je dis souvent que si Clélia ne peut pas y arriver, alors personne ne peut», observe Ariane Bergmann, technicienne dans le laboratoire où la future entrepreneuse a fait sa thèse et une amie proche. Elle dit de la jeune femme, aujourd’hui âgée de 36 ans, qu’elle est une infatigable bosseuse, une perfectionniste, qui nourrit sous des dehors modestes une immense ambition.
La rencontre avec la dirigeante de FluoSphera pour ce portrait a lieu dans les locaux de la start-up, installés au Science Innovation Hub de l’Université de Genève, 26, quai Ernest-Ansermet, au bord de l’Arve. Sur la table, une corbeille pleine de croissants et du chocolat pour attaquer un échange qui va durer deux bonnes heures et qui, malgré la complexité de la matière, sera émaillé de plaisanteries et de rires. Clélia Bourgoint a demandé au cofondateur de l’entreprise de se joindre à la discussion. Docteur en biologie comme elle, Grégory Ségala coiffe désormais la casquette de CSO (Chief Science Officer) après avoir occupé le poste de… CEO. S’il a laissé sa place à la cofondatrice, c’est qu’il connaît ses forces et ses limites. Il possède de la créativité à revendre. Ses talents de chercheur sont unanimement reconnus par ses pairs. Mais pour l’organisation indispensable dans cette phase de décollage Clélia Bourgoint est mieux armée, il l’admet volontiers.
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«Les deux se complètent idéalement», souligne Marco Rüedi, qui les accompagne depuis maintenant deux ans. Coach pour Innosuisse, ce médecin de formation suit chaque année entre 60 et 80 start-up suisses actives dans les sciences de la vie, la pharma, la biotech et la medtech. Le même Marco Rüedi a également aidé FluoSphera à obtenir un grant Innosuisse de 1,1 million de francs, crucial pour compléter leurs recherches – on parle de proof of concept – avant de se lancer dans un deuxième tour de financement. «J’estime à 60% les start-up actives qui, trop pressées, échouent parce qu’elles ne passent pas par cette étape de validation», explique-t-il. Le rôle d’organismes comme Innosuisse consiste précisément à aider les scientifiques à comprendre les ressorts du business et de la finance. Et à développer leur écoute du client – un exercice dans lequel la jeune entrepreneure excelle.
Née à Mulhouse, d’un père directeur de banque et d’une mère secrétaire, Clélia Bourgoint, enfant, se voyait volontiers en avocate d’affaires. «Mais mon grand-père était convaincu, lui, que l’avenir, c’était la science. J’ai suivi son conseil.» Un grand-père envoyé sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale, un «malgré nous», selon l’expression consacrée, qui a écrit ses Mémoires et qui a été, jusqu’à sa retraite, employé à la SNCF comme responsable de la formation. «Il a énormément compté dans ma vie.»
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Assez naturellement, Clélia Bourgoint suivra pendant deux ans les classes préparatoires pour les grandes écoles – maths, physique et chimie à haute dose – avec le rêve de devenir astrophysicienne. «Très, très violent. Je me suis rendu compte que je n’étais pas faite pour ça et que j’aspirais à une formation plus proche du vivant.» Elle change donc de direction, réussit l’examen d’entrée à l’Ecole supérieure de biotechnologie de Strasbourg et suit cette formation d’ingénieure mise sur pied en partenariat avec les universités de Bâle et de Fribourg. Un programme assez unique. Et c’est ainsi qu’elle se retrouve chez Novartis pour un stage en cours d’études. «Mon boss m’a rapidement convaincue qu’il serait difficile de faire carrière dans la pharma sans doctorat.» Et la voilà à l’Université de Genève, où elle va travailler pendant cinq ans sur une protéine dite pléiotropique qui, quand elle est mal régulée, peut provoquer des cancers et des maladies dégénératives. Pour comprendre son fonctionnement, Clélia Bourgoint utilise intensivement la microscopie, des compétences qu’elle complétera plus tard par une recherche postdoctorale au Max Planck Institute à Munich.
Pour la petite (ou la grande) histoire, ses connaissances en microscopie électronique – la discipline pour laquelle Jacques Dubochet s’est vu attribuer le Prix Nobel – lui valent l’insigne honneur de donner une leçon magistrale lors de l’inauguration du centre portant le nom du scientifique vaudois, le jour même de ses 80 ans. «Dans les échanges que nous avons eus à cette occasion, j’ai d’abord été frappée par l’humilité de Jacques Dubochet et sa générosité dans le partage de son savoir.» C’est l’expertise en imagerie de Clélia Bourgoint qui, du reste, a séduit Grégory Ségala lorsqu’il l’a rencontrée incidemment après avoir travaillé près de cinq ans dans le même bâtiment, à l’étage du dessous, sans même l’avoir croisée. C’est dire si les savants, pris par leurs travaux, ont parfois tendance à s’enfermer dans leur labo. Vous avez dit «tour d’ivoire» et «fonctionnement en silos»?
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Originaire du sud-ouest de la France, Grégory Ségala, lui, a développé, dans les années qui ont précédé, la technologie mise au point par un professeur de l’université, Aurélien Roux, également cofondateur de FluoSphera. L’encapsulage de cellules humaines dans de petites capsules de polymère à base d’algues permet en effet de répliquer en 3D l’interaction entre les microtissus – on parle alors d’organoïdes ou de sphéroïdes. Une approche qui permet de remplacer assez largement les tests de médicaments sur des animaux ou des cobayes humains. C’est l’une des alternatives d’ailleurs encouragées par l’administration américaine chargée de la surveillance des médicaments, la FDA, dans le Modernization Act 2.0, sorti en décembre 2022. Elle concurrence et complète, dans une certaine mesure, les méthodes informatiques avancées (principalement l’IA) et les technologies dites organ-on-a-chip (petite puce qui imite le fonctionnement d’un organe humain).
Rappelons au passage les coûts énormes du développement de nouvelles molécules. Les essais cliniques dits de phase 1 coûtent entre 5 et 20 millions de francs, ceux de phase 2 entre 10 et 50 millions et ceux de phase 3 entre 100 et 150 millions. Autant d’argent perdu si le développement du médicament se solde par un échec, ce qui advient dans neuf cas sur dix. Il faut ajouter à cela le manque à gagner lié au temps perdu à ce développement – ce que les économistes appellent les coûts capitalisés. Bref, il faut compter, pour la mise sur le marché d’un nouveau médicament, entre 1 et 4 milliards de francs. On comprend l’intérêt, à la fois éthique et économique, d’un raccourcissement radical de ce processus hasardeux.
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Lancée en novembre 2021, FluoSphera peut d’emblée compter sur l’appui du Science Innovation Hub de l’Université de Genève. Cette nouvelle structure de transfert de technologie vient d’être créée et garantit à la start-up l’accès aux labos et à des équipements tels qu’un microscope, justement. A l’automne 2022, FluoSphera est sélectionnée avec neuf autres start-up par IndieBio New York, le programme d’accélération biotech le plus important au monde. Une étape décisive qui lui permet, dans la foulée, de lever quelques mois plus tard un investissement d’amorçage de 1,1 million de dollars auprès des sociétés de venture capital suisses Mountain Labs et EFI Lake Geneva, ainsi que de quelques business angels.
Fin 2024, FluoSphera annonce une percée majeure dans ce qu’on appelle les antibody-drug conjugates (ADC): pour faire simple, des thérapies capables de cibler les cellules cancéreuses tout en épargnant les tissus sains. Un immense progrès quand on connaît les effets secondaires de beaucoup de traitements oncologiques actuels. Les ADCs étant spécifiquement humains, les tests sur les animaux se révèlent inappropriés pour anticiper d’éventuels effets secondaires et mesurer l’efficacité de ces thérapies. Voilà donc une nouvelle fois confirmés les atouts de la plateforme FluoSphera: grâce à la possibilité de combiner plusieurs organes du corps humain, cette technologie permet des prédictions en amont des essais cliniques, et donc l’élargissement de l’éventail des thérapies de précision contre le cancer.
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Si l’avenir de FluoSphera peut, à terme, paraître radieux, les obstacles à franchir dans l’immédiat restent nombreux. D’abord, le climat d’investissement dans les sciences de la vie en général est plutôt morose. Les start-up actives dans l’IA captent l’essentiel de l’attention… et des capitaux. C’est particulièrement vrai dans le domaine du développement des médicaments, avec la percée emblématique de DeepMind qui, avec AlphaFold, révolutionne la branche – cette avancée a d’ailleurs valu le Prix Nobel au CEO de l’entreprise, rachetée par Google. Ensuite, FluoSphera est essentiellement active dans ce qu’on appelle les «enabling technologies», c’est-à-dire la création de nouveaux outils. Les investisseurs ont tendance à privilégier le développement de nouvelles molécules, un pari certes très risqué, mais qui, en cas de succès, peut leur assurer le jackpot. Enfin, plusieurs entreprises lancées il y a quelques années déjà sur le marché des tests précliniques n’ont pas livré les résultats escomptés, ce qui a refroidi les ardeurs des sociétés de capital-risque et des géants de la pharma.
Pour monter en puissance, FluoSphera devra notamment se renforcer dans la vente et le marketing et donc recruter – elle compte actuellement cinq collaborateurs à plein temps dont deux salariés par l’Université de Genève grâce à la bourse Innosuisse. Pas évident, alors que l’ensemble de la branche fait face à une pénurie aiguë de main-d’œuvre qualifiée. «Nous ne pouvons en aucun cas donner dans la surenchère salariale, souligne Clélia Bourgoint, et nous devons donc avant tout faire valoir l’intérêt et l’importance de notre mission.»
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Clélia Bourgoint et Grégory Ségala prévoient aussi d’acquérir davantage d’équipements et de s’installer dans des locaux plus vastes, possiblement dans le nouveau bâtiment du Campus Biotech, à l’entrée de Genève. Parce qu’il a bénéficié de l’aide de la Fongit, l’organisme genevois d’aide à l’innovation, le tandem exclut de se relocaliser dans un autre canton – par exemple au Biopôle, à Epalinges, au-dessus de Lausanne, qui rassemble le plus grand nombre de start-up actives dans les sciences de la vie en Suisse romande. Néanmoins, elle développe déjà une présence stratégique aux Etats-Unis, notamment à Boston, un hub mondial pour la biotech.
Une relocalisation serait d’autant plus problématique que Clélia Bourgoint habite en France voisine, à équidistance entre Lyon et Genève, pour des raisons liées à l’emploi de son conjoint. Bien que leur emploi du temps soit chargé, les deux start-uppers essaient de préserver un certain équilibre de vie en continuant le sport, même si de manière moins intense qu’avant FluoSphera. Tous deux amateurs d’activités en plein air — VTT de montagne pour l’un, randonnée et alpinisme pour l’autre — ils cultivent ce goût assumé pour l’effort et le dépassement. Abstenons-nous d’y voir une métaphore de l’aventure parfois acrobatique de l’entreprenariat.
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Clélia Bourgoint le répète volontiers: l’entrepreneuriat va de pair avec de sacrées charges et beaucoup de pression, environnement concurrentiel en constante évolution, défis RH… Mais son plan est désormais clair et ambitieux. Il lui faut continuer à accumuler les contrats avec des clients de la pharma, faire la preuve, molécule après molécule, des gains de temps et d’argent ainsi rendus possibles et viser l’exit dans les cinq ans, c’est-à-dire la vente à un poids lourd du secteur capable de généraliser la technologie de FluoSphera à l’échelle mondiale. «Notre objectif premier, affirment les deux fondateurs, est d’avoir l’impact le plus large possible en rendant plus sûrs, plus accessibles et dans des délais plus courts de nouveaux traitements.» Dans l’immédiat, il s’agit toutefois de boucler cet incontournable deuxième tour de financement. «Nous devrions y parvenir avant Noël, ajoute Clélia Bourgoint avec un sourire. Ce sera le plus beau des cadeaux pour toute notre équipe.»
1989
Naissance à Mulhouse.
2009
Etudes à l’Ecole supérieure de biotechnologie de Strasbourg (ESBS) puis stage d’un an chez Novartis.
2013
Entame son doctorat en biologie moléculaire à l’Université de Genève.
2019
Rencontre Grégory Ségala, cofondateur de FluoSphera.
2021
Lancement de FluoSphera, dont elle devient Chief Operating Officer (COO) puis CEO.
2025
Clôt le deuxième round de financement de la start-up genevoise.
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