Casser les règles; la statue monumentale de Hulk trônant dans le lounge de WatchBox illustre parfaitement cette philosophie. Il n’y a plus de limite, seule la passion de la montre l’emporte. Si vous demandez à Patrik Hoffmann ce qui l’étonne le plus dans son rôle de vice-président de WatchBox en Suisse, l’ancien CEO d’Ulysse Nardin répondra du tac au tac: «C’est la volatilité du prix des montres. C’est comme à la bourse. Dans l’horlogerie traditionnelle, baisser le prix d’une montre était un tabou. Ici, c’est un jeu. Il n’y a plus de règle.»

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Changement culturel

Le parallèle avec Wall Street est encore plus frappant à Philadelphie, au quartier général de la compagnie fondée il y a deux ans par Danny Govberg, le patron de Govberg Jewelers, l’un des plus grands détaillants de montres mécaniques outre-Atlantique. «La pièce des traders, où travaillent une quarantaine de négociants, est très bruyante là-bas, glisse Patrik Hoffmann. L’excitation est palpable. On sonnerait presque la cloche lors de la vente ou de l’achat d’une pièce convoitée. A Neuchâtel, tout est plus feutré, les traders ont bien leur panneau des deals conclus, mais l’atmosphère est plus «suisse». Cela ne veut pas dire moins efficace.»

WatchBox, c’est un modèle disruptif et une stratégie extrêmement bien rodée. «Nous n’avons rien inventé, note le Bâlois qui vit à La Chaux-de-Fonds. Nous appliquons au marché des montres de luxe et des bijoux le même modèle que celui utilisé par les vendeurs de voitures d’occasion depuis des décennies.» Ainsi, la société revend, rachète ou échange des montres pre-owned, à savoir déjà portées. Un modèle d’affaires qui regroupe 50 marques avec une entrée de gamme à 2000 dollars. Outre les leaders Patek Philippe et Rolex, la plateforme propose notamment des montres Omega, Audemars Piguet, Breguet, IWC, Longines, Cartier, Hublot, Breitling, TAG Heuer, Oris, ainsi que des marques horlogères plus confidentielles.

Il y a un an, une succursale était inaugurée à Neuchâtel. «Le site suisse n’a pas été choisi par hasard, c’est le berceau de l’horlogerie et c’est ici que les grands patrons de l’horlogerie mondiale se trouvent. On les invite dans notre studio multimédia pour des interviews. Depuis deux ans, nous avons créé 4000 vidéos et nous alimentons 35 publications ou blogs spécialisés dans les montres, précise Patrik Hoffmann. A Neuchâtel, on achète plus qu’on ne vend, environ 60% d’achats pour 40% de ventes.»

Bien sûr, une telle démarche ne passe pas toujours bien au pays du cadran à aiguilles. «Au début, nous étions perçus comme un ennemi. Puis les détaillants ont commencé à y voir leur intérêt, observe Patrik Hoffmann. Nous leur apportons des outils, avec notamment notre application Chronofy, destinée aux professionnels de la branche, aux petits commerçants, aux prêteurs sur gages, aux commissaires-priseurs. Ils obtiennent des indications précises sur le prix possible de revente d’une montre dont un client voudrait se séparer. C’est l’équivalent du système Eurotax pour les voitures d’occasion.» Cette interface leur permet également de délivrer un certificat d’authenticité certified pre-owned (CPO); une approche qui vise à éradiquer le marché gris et la contrefaçon. «Les détaillants gagnent en crédibilité et en visibilité, poursuit-il. Chaque semaine, l’application enregistre 2 à 3% d’utilisateurs en plus.»

Les Etats-Unis, Hongkong et l’Afrique du Sud ont déjà été conquis par WatchBox. Singapour, l’Inde et Dubaï ont depuis peu leur succursale. Neuchâtel est actuellement le siège européen et des contacts sont pris en Allemagne, en Angleterre ainsi qu’à Genève pour ouvrir d’autres antennes. Avec 180 collaborateurs dans le monde, dont dix à Neuchâtel et une équipe de 60 développeurs et analystes en Inde, WatchBox diffuse peu à peu la culture de l’occasion dans le luxe, y compris sur des marchés moins mûrs.

Une transaction toutes les sept minutes

«Le marché de la montre pre-owned est estimé à 16 milliards de dollars par an, explique le dirigeant. Mais le potentiel global, avec toutes les montres dormant dans les tiroirs, est de 500 milliards. Nous enregistrons 20 000 transactions par an, dont la moitié d’achats, ce qui représente une transaction toutes les sept minutes dont le prix moyen est de 15 000 dollars. La marge de WatchBox varie autour des 23%. Et ces chiffres sont en augmentation depuis le premier semestre.» En deux ans seulement, la société américaine a dépassé les 200 millions de dollars de chiffre d’affaires.

Plus précieux encore, WatchBox gère quelque 1,6 milliard de données clients. En effet, grâce à son autre application, appelée aussi WatchBox et destinée à toute personne souhaitant acheter ou vendre une montre, la société collecte des informations sur ce que cherchent les clients, la fréquence de leurs achats et leur goût en matière de montres de luxe. L’app compte déjà 300 000 utilisateurs. Estimer le prix d’une montre, connaître sa cote dans la durée et disposer de conseils pour la revendre font partie des services proposés par WatchBox, qui se différencie ainsi de la simple vente en ligne.

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Une Patek Nautilus vendue neuve, à l’époque, à 30 000 francs s’achète près du double aujourd’hui en pre-owned.
© DR

Qui sont justement ces clients du géant de l’occasion de luxe? Il y a d’abord ceux qui vendent leur bien à WatchBox. «Ce sont 80% de privés qui viennent ou envoient une ou deux montres dont ils ne savent que faire, explique Patrik Hoffmann. L’autre jour, j’ai eu un Bernois qui m’a présenté 20 montres à la fois! Ce genre de client est plutôt rare.» Les 20% restants viennent des stocks des magasins. Pour vérifier et remettre en état les montres, la succursale de Neuchâtel travaille avec trois horlogers indépendants à Bienne, à Lyss et à Saint-Imier. Elles bénéficient ensuite d’une garantie de 15 mois. La majeure partie des acquisitions est directement envoyée sur les marchés où se trouvent les repreneurs potentiels. C’est alors en Asie ou aux Etats-Unis que la montre de deuxième main reçoit un service complet.

Parallèlement, il y a les acheteurs. La culture du pre-owned varie encore passablement. Aux Etats-Unis, dans les pays anglo-saxons, en Allemagne et en Scandinavie, on convoite volontiers un objet, même s’il a été porté par quelqu’un d’autre. «En Suisse et en Chine, on a plus de mal avec ce concept, reconnaît le vice-président. Mais cela commence à venir, surtout avec la vague de l’économie circulaire et durable, même si WatchBox ne communique pas encore sur cet axe.»

Un concept qui fait des émules

Les acheteurs sont donc des amateurs de montres, mais aussi des millennials, qui s’amusent à acheter une montre et à la revendre chaque mois. Il y a aussi les collectionneurs qui cherchent des biens particuliers n’étant plus disponibles dans les canaux de distribution classiques. C’est le cas, par exemple, avec certaines séries limitées de Rolex et de Patek. Ces deux marques représentent à elles seules la moitié des ventes de WatchBox. Une Patek Nautilus vendue neuve, à l’époque, à 30 000 francs s’achète près du double aujourd’hui en pre-owned.

L’attrait de ce nouvel eldorado est là, avec même un brin de frénésie. En mai dernier, le détaillant suisse Les Ambassadeurs s’est allié à WatchBox, ouvrant des vitrines pre-owned dans ses boutiques. Ironie de la démarche, alors qu’il n’avait pas la licence pour revendre Rolex, il propose désormais des Rolex d’occasion à sa clientèle. Le concept a déjà fait des émules. Ainsi, Richemont a racheté il y a un an l’intégralité des parts de la plateforme anglaise Watchfinder, un autre poids lourd de la montre d’occasion. Quant à Bucherer, il développe également ce segment, tout comme l’horloger genevois Max Büsser MB&F qui s’emploie à certifier les montres CPO. Avec une croissance de 30%, ce marché est plus que jamais scruté par le monde horloger.

TB
Tiphaine Bühler