On ne saura jamais si l’incompétence pathétique de la Fédération internationale de ski (FIS) a privé Marco Odermatt et son équipementier, Stöckli Ski-Manufaktur, du gros globe de cristal lors des finales de la Coupe du monde de ski alpin, à Lenzerheide (GR). Le fait est que, en annulant coup sur coup la descente et le super-G, les deux épreuves de prédilection du Nidwaldien, sans prévoir une journée de rattrapage, la FIS a ruiné ses chances de devenir, à seulement 23 ans, le roi de cette drôle de saison 2020-2021.

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Partie remise sans doute. Ainsi va la vie en compétition. Un jour frustré, un jour comblé. Car ce que Marco Odermatt a manqué, Fanny Smith l’a brillamment réussi en skicross. Et plutôt deux fois qu’une, puisque la Vaudoise de 28 ans a non seulement remporté le troisième gros globe de sa carrière après 2013 et 2019, mais qu’elle est de plus entrée au panthéon de sa discipline en devenant détentrice du record de nombre de victoires en Coupe du monde (29).

Des performances de très haut niveau qui soulagent et consolent Marc Gläser, CEO de Stöckli Ski-Manufaktur depuis 2014, après une année 2020 particulièrement difficile. «Avec la pandémie, les chiffres d’affaires de la branche ont chuté de 50 à 70%. Chez nous, les ventes de skis ont été divisées par deux: 30 000 paires en 2020 après 60 000 en 2019, soupire le boss, tout en se réjouissant des grands succès des protégés de la marque. Lorsque des Suissesses et des Suisses gagnent avec des skis suisses aux pieds, cela équivaut à une double victoire pour nous.»

Petit Poucet du secteur

Une réussite d’autant plus remarquable que le dernier fabricant de skis du pays, sur une trentaine il y a encore un demi-siècle, demeure le Petit Poucet d’un secteur dominé par les grands groupes multinationaux. «Des marques comme Rossignol, Head ou Atomic font dix fois nos volumes et cinq fois notre chiffre d’affaires dans le domaine du ski, lequel avoisine les 55 millions de francs une année normale», note Marc Gläser, avec une pointe de fierté.

Galvanisé par ces succès, l’ancien numéro un de l’horloger Maurice Lacroix se veut néanmoins optimiste. «Notre entreprise est solide et nous avons dans le pipeline quelques innovations qui devraient nous permettre de combler le terrain perdu si tout se passe bien la saison prochaine.» Dans le viseur de ce grand sportif qui émargeait au top 10 des snowboardeurs helvétiques dans les années 1990, les Jeux olympiques d’hiver de Pékin, en février 2022. Un rendez-vous qui, s’il tient ses promesses en matière de performances, devrait donner un coup d’accélérateur à la marque, présente depuis plusieurs années dans l’Empire du Milieu mais dont les affaires peinent à décoller. «Dans un pays aussi vaste, imposer son image est plus compliqué que nous le pensions», concède notre interlocuteur.

Avec des champions du calibre de Marco Odermatt, de Fanny Smith ou encore de la Slovène Ilka Stuhec, pour ne citer que les plus célèbres des 41 athlètes qu’équipe Stöckli, le bon coup est pourtant jouable. Fidèle à la marque depuis l’âge de… 10 ans, le Nidwaldien, qui a récemment prolongé son bail pour deux saisons supplémentaires, est en effet perçu comme le nouveau prodige du ski mondial par de nombreux observateurs. «S’il est épargné par les blessures, il a le potentiel pour devenir ce que Federer a été au tennis», estime même Marc Gläser, admiratif. Qui sait de quoi il parle puisque c’est lui qui avait convaincu la star bâloise d’étrenner les couleurs de Maurice Lacroix au début des années 2000. «Au nez et à la barbe de Rolex, qui en avait été très vexé et très fâché», rigole le quinquagénaire qui, pour la petite histoire, avait ajouté le FC Barcelone à son tableau de chasse à cette époque (Official Timekeeper du club catalan).

Recruter les jeunes talents

Supporter les cadors de la Coupe du monde a un prix, bien sûr: 2,5 millions de francs par année. Un moindre coût cependant, dès lors qu’un ténor tel qu’Odermatt pourrait être mieux rétribué ailleurs. «Mais l’argent n’est pas tout dans une relation aussi étroite et importante que la nôtre. Combien? Nous ne communiquons pas à ce propos. Je peux juste vous dire que c’est un montant à cinq chiffres.»

Le recrutement des jeunes talents a toujours été l’une des grandes forces de la maison. Grâce à un réseau éprouvé d’entraîneurs et d’anciens skieurs officiant dans les régions, peu d’entre eux lui échappent. «Nous sommes également le principal sponsor du Grand Prix Migros, la plus grande course de ski du pays pour les jeunes», précise Marc Gläser. Une stratégie héritée de la famille Stöckli, qui a créé l’entreprise en 1935 mais dont il ne reste que le nom désormais, depuis le départ en 2014 de Beni Stöckli junior, représentant la troisième génération. La fin d’une hégémonie qui a ouvert la voie à une réorientation en profondeur de la politique de la maison. «Nous avions tellement de produits dans notre assortiment que nous étions devenus une sorte d’Ochsner Sport bis.»

Dès 2015, Stöckli a donc progressivement éliminé tous les produits n’ayant aucun rapport avec le ski, élagage terminé en 2017 avec le retrait définitif de la division vélos. En parallèle, la marque a réduit le nombre de ses filiales suisses de dix à quatre, tout en étoffant son réseau de revendeurs. Depuis cette restructuration, elle se concentre uniquement sur la fabrication de skis et sa ligne de vêtements haut de gamme, laquelle ne représente que 10% de son chiffre d’affaires actuellement.

Mais la première révolution imposée par Marc Gläser fut le changement de dénomination de l’entreprise. «Depuis sa création, celle-ci s’appelait Stöckli Fabrik. Ce nom avait une résonance industrielle, qui ne traduisait pas notre manière de travailler puisque, sur les 180 manipulations que demande l’élaboration d’une de nos paires de skis, plus d’une centaine sont faites à la main. C’est plus que dans l’horlogerie de haut de gamme. D’où la transformation en Stöckli Manufaktur», explique le diplômé en finances de HEC Saint-Gall, pour qui le prix moyen de 1400 francs la paire de lattes ainsi concoctées n’est de loin pas exagéré compte tenu de la qualité du produit et du coût de la main-d’œuvre helvétique.

Pour conserver ou même raffermir son aura parmi le gotha des meilleurs équipementiers mondiaux, Stöckli mise aussi sur des évolutions technologiques que sa petite équipe de cinq chercheurs développe en laboratoire. «La marge de progression sur le plan des matériaux utilisés reste importante. L’avenir tend vers des matières à la fois plus légères, plus intelligentes, plus souples et plus résistantes que celles pourtant très évoluées d’aujourd’hui. Nous avançons ainsi par petites touches, tous les deux ou trois ans, comme le fait Porsche avec son modèle 911, par exemple.»

Choix personnalisés

Dernière avancée en date, un système exclusif permettant non seulement l’achat de skis online mais également le choix et l’installation de la plaque et de la fixation. «Nous demandons à la personne de nous envoyer certaines photos bien précises de ses chaussures afin d’en déterminer la taille exacte ainsi que l’état des semelles. Une fois en possession du matériel, le client peut encore affiner le réglage grâce à une petite molette placée à l’arrière de la fixation, après quoi il nous envoie de nouveau une ou deux photos pour s’assurer que tout est en ordre et que nous puissions homologuer l’achat selon les normes en vigueur en matière d’accidents, comme si l’acquisition avait été faite en magasin. Cela a été un long processus pour parvenir jusque-là mais, aujourd’hui, Stöckli est la seule marque au monde à posséder ce label», s’enorgueillit Marc Gläser, qui promet d’autres innovations à venir grâce au fantastique laboratoire de développement que représente la Coupe du monde. Gageons que la perle du ski suisse n’a pas fini de slalomer sur les pentes du succès…


En chiffres:
Stöckli, c’est…

  • 220 collaborateurs.
  • 55 millions de francs de chiffre d’affaires, dont 90% proviennent du ski.
  • 60 000 paires de skis fabriquées par année (30 000 en 2020).
  • 1400 francs prix moyen.
  • 45% de la production vendue sur le marché suisse.
  • 4 filiales de vente directe, dont une à Saint-Légier pour la Suisse romande.
  • 55 revendeurs en Suisse.
  • 1 succursale dans le Vermont (USA). Présence en Autriche, Italie, France, Allemagne, République tchèque, Slovaquie, Chine et Japon.
  • 41 athlètes sous contrat, dont Marco Odermatt et Fanny Smith (25 en ski alpin et 16 en skicross).
  • 2,5 millions de francs investis pour honorer ces contrats.
  • 90% du capital détenu par Diego Kaufmann et 10% par Marc Gläser, le CEO.
Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz