C’est une décision inédite qu’a annoncée début mars l’un des auteurs les plus lus dans le monde. D’ici à la fin de l’année, Joël Dicker quittera les Editions de Fallois, la maison d’édition française qui a œuvré à son ascension en publiant, en 2012, La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Le Genevois se lance dans l’autoédition, quittant également Hachette (groupe Lagardère) pour rejoindre le réseau de distribution Editis (groupe Vivendis), Interforum.

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Une nouvelle aventure entrepreneuriale pour ce véritable phénomène littéraire – qui a par ailleurs investi dans la chocolaterie du Rhône à Genève, en 2019 –, dont la fortune est estimée par nos confrères de Bilanz, dans leur classement des «Young Rich», entre 10 et 20 millions de francs. Dans cette interview (réalisée avant cette annonce, ndlr), Joël Dicker se confie sur son quotidien d’écrivain, son rapport avec le cinéma et sa vision de la littérature.

PME Dans votre nouveau roman, c’est une banque, fictive, qui joue le rôle principal, une certaine Banque privée Ebenezer à Genève. Lui confieriez-vous vos économies?

Joël Dicker (Rires) Je ne sais pas. Mon projet n’était pas d’écrire un livre consacré au système bancaire mais de trouver une entreprise que je pouvais utiliser pour raconter l’histoire d’un gros héritage et des batailles que se livrent des gens autour d’une succession.

Dans la Banque Ebenezer, on ne se fait pas de cadeau. Avez-vous parlé avec des banquiers pour vous faire une idée des luttes intestines au sein d’un tel établissement?

Non, je recours toujours à des domaines que je connais suffisamment pour en parler mais pas assez pour figer la narration. Pour des livres de fiction, le fact-checking n’est à mon avis pas souhaitable. Ce n’est pas un essai. Trop de réalité tue la liberté.

La Banque Ebenezer se situe rue de la Corraterie, là où se trouvent aussi Lombard Odier, J. Safra Sarasin et Rothschild. Votre banque fictive apparaît comme un mélange entre Lombard Odier et Pictet, non?

Oui et non. Le roman ne se fonde pas sur telle ou telle banque. D’ailleurs, Lombard Odier va bientôt déménager et Pictet n’est plus là. Si j’avais voulu être précis, j’aurais dû choisir un lieu hors de Genève. Mais je ne le souhaitais pas, je voulais retrouver l’atmosphère du quartier des banques de mon enfance.

Lisez-vous la presse financière? Le «Wall Street Journal»? Le «Financial Times»?

Pas tous les jours. Mais en fin de semaine, j’apprécie le Financial Times. Un ami m’envoie de temps à autre une sélection d’articles.

«L’énigme de la chambre 622» est le premier de vos livres qui ne se déroule pas sur la côte Est des Etats-Unis mais en Suisse. Pourquoi?

Je vis à Genève, j’y suis né. J’aime cette ville. Et j’ai voulu partager cet amour avec les lecteurs. Mais ce fut une gageure car, pour moi, Genève est une réalité. Je peux décrire New York comme bon me semble, je ne peux pas faire pareil avec Genève.

Pourquoi pas?

Parce que, ensuite, je me balade dans les rues et je me dis: mais tout ce que j’ai décrit est faux! Ici, il n’y a pas un magasin mais un bistrot. Et cet immeuble est tout différent. Mais c’est le pas que je souhaitais franchir avec ce livre: écrire à propos d’une ville que je connais comme ma poche.

Pourquoi est-ce important?

J’ai connu très tôt le succès avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Les gens s’imaginent parfois que je suis un auteur qui a déjà réussi bien des choses, que je suis parfait. Ce n’est pas du tout le cas: je me sens toujours un jeune auteur. Et quand je dis jeune, je ne parle pas de mon âge, mais du fait que ce n’est là que mon sixième livre et que j’ai encore beaucoup à apprendre.

«Le cinéma est l'art de la limitation. Dans le temps, dans le décor, dans l'histoire. Le livre, c'est le contraire.»

Dans votre dernier livre, non seulement vous avez placé le décor à Genève, mais le protagoniste se nomme Joël Dicker. Pourquoi ce choix?

L’idée était d’approfondir la relation entre l’auteur et le lecteur. Dans ce livre, celui qui détient le pouvoir n’est pas l’auteur, c’est le lecteur. En tant qu’auteur, vous pouvez décrire un personnage sur des pages et des pages. Si le lecteur se l’imagine différemment, c’est sa représentation qui compte. Le lecteur a toujours raison. Lorsque La vérité sur l’affaire Harry Quebert est paru, on m’a souvent demandé si j’étais Marcus Goldman, le jeune écrivain. Je répondais: Marcus est Marcus, il habite New York; je suis Joël et j’habite Genève. Puis est sortie la série TV tirée du livre et on m’a dit: «Mais le Marcus du film ne te ressemble pas du tout!» Et j’ai répondu: «Bien sûr, puisque ce n’est pas moi.»

Et vous savez ce qui est amusant? Maintenant que le personnage se nomme Joël Dicker, les gens me demandent: ce n’est pas vraiment vous, si? Avec Marcus Goldman, tout le monde pensait qu’il s’agissait de moi. Et maintenant que le personnage s’appelle Joël Dicker, les gens en doutent.

Votre livre ne se déroule pas seulement à Genève mais aussi à Verbier, dans un palace qui n’existe pas. Où en avez-vous puisé l’inspiration?

Au Schweizerhof de Flims, dans les Grisons. Enfant, j’y allais chaque hiver avec mes parents. Mais je n’y suis volontairement pas retourné pour le livre. J’ai voulu préserver les souvenirs et les émotions d’autrefois, la fascination que j’éprouvais pour cette bâtisse. La cage d’escalier était immense et majestueuse.

Votre livre est-il un polar?

Bonne question. Ma première réaction serait de répondre non, car un polar se doit de respecter certaines règles. Mais si je dis ça, je vais recevoir des lettres d’amateurs de polars qui me diront: si, bien sûr que c’est un polar, il y a un meurtre, il y a une enquête et, à la fin du bouquin, on sait qui est le meurtrier. Il y a bien le fil rouge d’un polar, mais l’histoire pourrait exister même en l’absence de crime. Toute cette histoire de banque, la guéguerre pour la présidence, la relation à trois, entre Macaire, sa femme et Levovitch, subsisteraient quand même. C’est un mélange d’amour, de crime et de suspense.

Vos livres sont pleins de suspense, avec des «cliffhangers» comme dans les films.

C’est vrai, les livres sont cinématographiques. Vous lisez des livres et vous voyez les films. Cela tient au fait que je tente de confier autant de responsabilité que possible au lecteur. Pas parce que je suis paresseux mais parce que je pense qu’un roman doit naître de la collaboration entre l’auteur et le lecteur. C’est pourquoi je décris peu. Je dis: «il est beau garçon» ou «elle est blonde», pas plus. Le pouvoir des livres réside dans le fait qu’ils deviennent votre histoire.

Est-ce que Netflix vous a approché pour que vous leur écriviez une série?

Pas Netflix, mais d’autres. Je suis régulièrement contacté par l’industrie du cinéma. Pour l’instant, je n’ai pas encore franchi le pas. Un jour peut-être. Le film laisse beaucoup moins de liberté que le livre. Imaginez une histoire où 10 000 vaches s’enfuient une nuit d’orage. Avec le livre, vous vous dites: «Waouh, ça fait beaucoup de vaches!» Si je propose ça à un metteur en scène, il s’arrache les cheveux: «Mon Dieu, 10 000 vaches! On ne pourrait pas réduire à 20?» Le cinéma est l’art de la limitation, dans le temps, dans le décor, dans l’histoire. Le livre, c’est le contraire.

Comment naissent vos livres? Avez-vous un bureau rempli de post-it? Ou un logiciel comme Plotwriter.com pour vous inspirer?

Non. Je commence tout simplement une histoire et je regarde comment elle évolue. Au début, j’ignore ce qui va se passer. Si je le savais, ce serait moins intéressant pour moi. Il n’y aurait plus de plaisir. Or il en faut. Quand je me lève le matin, je suis tout excité parce que je voudrais savoir ce qui va se passer dans le livre. Et lorsque j’arrête d’écrire le soir, j’aimerais savoir ce qui se passera demain.

C’est comme si un architecte disait qu’il ne dessine aucun plan. Or vous êtes un architecte virtuose. Il faut bien qu’il y ait un plan, vous n’écrivez pas tout d’un jet…

Une fois que le livre est terminé, il y a un plan, oui. Mais pas au début. Admettons que je constate au bout de 300 pages qu’il me faut un nouveau personnage pour que l’intrigue fonctionne. Or ce personnage n’existe pas encore. Dès lors, je repars en arrière et j’ajoute deux ou trois chapitres. Pour reprendre l’analogie avec l’architecte: c’est comme si un architecte pouvait bâtir et démolir autant qu’il le souhaite.

Il vous faut à peu près deux ans pour achever un livre. Vrai?

C’est juste.

Ecrire, une joie ou une torture?

Une joie! C’est comme si on allait faire un jogging tous les jours. On constate les progrès et ça fait plaisir. Il y a bien sûr beaucoup de difficultés, mais quel bonheur que de les surmonter! Je passe deux ans de ma vie tout seul dans mon petit bureau: cela ne serait pas possible si ça ne me faisait pas plaisir.

Quel est votre rythme de travail?

Je me lève à 4 h du matin et je travaille jusqu’à 5 h de l’après-midi cinq jours par semaine. Je pourrais allègrement travailler sept jours par semaine de 4 h du matin à 22 h, mais nous avons un petit garçon de 2 ans avec lequel j’aime passer du temps.

Avez-vous un objectif quotidien? Comme dix pages par jour ou un minimum de mots?

Non. Comme je l’ai dit, je ne sais jamais où je vais. Admettons que j’aie écrit que le protagoniste ouvre la porte: il est possible que je passe deux semaines à me demander ce qu’il y a derrière cette porte. Mais il est aussi possible qu’à partir de là, j’écrive des dizaines de pages par jour.

«On ne peut pas créer le succès: il se produit. Je ne suis pas obsédé par le succès.»

Le suspense sert-il aussi à vous rendre vous-même curieux de la suite?

Le fait est que j’essaie de m’arrêter à la fin de la journée sur un suspense. Cela me permet de continuer à y penser le soir après avoir quitté le bureau. Et c’est bien.

Parlons succès et pression du succès. Est-ce qu’en écrivant vous avez le succès du livre déjà dans le viseur?

On ne peut pas créer le succès: il se produit. Je ne suis pas obsédé par le succès. En tant qu’artiste, c’est ce qu’il y a de pire. Il faut obéir à son instinct, à ses tripes.

Tous vos livres ont été de grands succès mais vous n’avez plus jamais atteint les chiffres de vente de «La vérité sur l’affaire Harry Quebert». Cela doit vous mettre la pression.

Non. La vérité sur l’affaire Harry Quebert est certes mon livre le mieux vendu dans le monde, mais La disparition de Stephanie Mailer a été plus vendu en France. Il y a plusieurs indicateurs pour mesurer le succès d’un livre. Par ailleurs, Harry Quebert était quelque chose de tout nouveau. Il y a eu un effet de surprise.

La France reste votre meilleur marché, alors que la critique française snobe quelque peu le «page-turner» américain que vous avez écrit.

Depuis le Nouveau Roman, au milieu du siècle dernier, la critique française a décidé que les romans ne devaient pas raconter une histoire. Mais ce n’était qu’un a priori parisien. Car la France a une grande tradition de lectures captivantes: Emile Zola, Victor Hugo, Alexandre Dumas… Les bonnes histoires forment la base de la littérature française. Et un jour, ça s’est arrêté. Même si c’est que demandent les lecteurs. Quand j’achète un roman, c’est que je veux m’évader de mon monde. Je veux être assis dans mon bus tout en n’étant pas dans mon bus. Je ne veux pas être à la cantine pour la pause de midi mais projeté dans un autre univers. C’est pourquoi ça ne m’étonne pas que les lecteurs français accueillent si bien mes livres.

Puisqu’on parle de géants de la littérature, avez-vous des modèles?

Absolument. Alexandre Dumas. Plus près de nous, Romain Gary et Albert Cohen. Dostoïevski et d’autres écrivains russes ont aussi eu une grande importance pour moi.

Pas mal de critiques disent que votre littérature manque d’ambition. Ça vous dérange?

Je suis très ouvert à la critique. Elle est importante. Nous devons parler de littérature. Et quand je dis «nous», je veux dire tout le monde: les éditeurs, les auteurs, les journalistes, les lecteurs. La critique littéraire ne sert pas à dire ce qui est juste ou faux. Elle sert à permettre aux lecteurs de se forger une opinion.

Tous vos livres font 500 pages et plus, c’est votre marque de fabrique. Est-il envisageable qu’un livre signé Dicker ne compte un jour que 200 pages?

Ce serait bien que j’y parvienne. Il n’y a rien de plus grandiose qu’un livre de 200 pages dans lequel tout est dit. Prenez Le vieil homme et la mer de Hemingway: il est tout mince et il dit tout. C’est tellement fort.

Parlons affaires. Il y a quelques années, vous étiez ambassadeur pour Swiss et Citroën. Est-ce quelque chose que vous faites encore?

Pas pour le moment.

Cette époque d’égérie publicitaire est-elle terminée?

Je pourrais m’y prêter encore si l’occasion se présentait. Mais je ne suis ni un sportif, ni un musicien, ni une star de la TV. Etre ambassadeur d’une marque n’est pas un modèle d’affaires qui m’intéresse. A l’époque, je l’ai fait parce que je voulais montrer, aux jeunes surtout, que lire et écrire, ainsi que les auteurs, peuvent être amusants. Que l’écriture, c’est cool!


Bio express

Dans le passé, le Genevois a prêté son image à des marques. «Pour montrer aux jeunes qu’écrire, c’est cool!»

© Anoush Abrar
  • 1985 Naissance à Genève.
  • 1995 Il fonde «La gazette des animaux» et est élu «plus jeune rédacteur en chef de Suisse» par la «Tribune de Genève».
  • 2010 Termine le droit à l’Université de Genève après des études de théâtre au Cours Florent, à Paris.
  • 2012 Sortie de «La vérité sur l’affaire Harry Quebert», son deuxième roman.
  • 2019 Naissance de son fils.