L’Argovienne est comme à son habitude: souriante et sereine. Doris Leuthard évoque les forces et les difficultés de la Suisse. Pas de misérabilisme, l’économie et ses PME devraient, selon elle, sortir en grande majorité renforcées de la crise. Restée populaire, l’ancienne conseillère fédérale de 58 ans siège aujourd’hui au conseil d’administration de grandes entreprises suisses comme Stadler Rail, Coop ou Bell et préside la Swiss Digital Initiative à Genève. Elle revient sur ses divers engagements, son expérience à la tête de l’Etat et partage son optimisme en ce qui concerne l’avenir du pays.

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PME: La troisième vague de la pandémie de Covid-19 inquiète de nombreux pays européens et des branches entières de l’économie sont à l’arrêt. Regrettez-vous de ne plus faire partie du collège gouvernemental aujourd’hui, durant cette période où tout le pays est suspendu aux lèvres des conseillers fédéraux?

Doris Leuthard: Oui et non. J’étais au Conseil fédéral lors de la crise financière de 2008. Celle-ci a durement touché la Suisse, même si sa durée était beaucoup plus courte et que la santé humaine n’était pas au centre du problème. J’ai remarqué que, dans une crise, le gouvernement pouvait agir et décider très vite, ce qui est passionnant pour un membre du Conseil fédéral. Mais cela s’accompagne aussi de grandes responsabilités, avec des critiques parfois très dures. Pour y faire face, il faut un collège soudé et de nombreuses discussions avec tous les acteurs (cantons, milieux académiques, industrie) afin de prendre des décisions partagées par la majorité de la population.

L’économie suisse semble moins touchée par la crise – en moyenne européenne – selon le FMI, avec une contraction de «seulement» 2,9% de son PIB en 2020. Comment expliquez-vous cette résilience?

Là aussi, on peut remonter dans le passé: après presque toutes les crises, la Suisse s’est retrouvée bien positionnée. Cela s’explique par un tissu économique très diversifié, stable et international, mais aussi par la flexibilité et l’engagement des PME qui peuvent agir vite et innover. Ce seront les piliers de l’après-crise. Mais il faut bien avouer que cette année sera encore marquée par un certain nombre de problèmes: des PME qui manquent de liquidités, des faillites. C’est normal dans une crise, mais c’est bien évidemment tragique au niveau humain. On ne pourra toutefois malheureusement pas sauver toutes les entreprises et notre société devra faire preuve de solidarité.

Cette crise représente aussi l’occasion de se demander ce qu’il faut faire pour l’avenir. Pour moi, le premier chantier est le numérique. La Suisse pourrait être mieux positionnée en la matière, avec davantage de modèles d’affaires adaptés au digital. Il faudra tenir compte des nouveaux comportements des consommateurs et investir dans la formation continue. Tout cela permettra au pays d’en sortir renforcé.

Comme après la crise financière?

Oui, la Suisse en est ressortie plus forte. Elle a même réussi à diminuer sa dette.

Comment voyez-vous l’avenir de l’économie suisse dans les cinq, dix, cinquante ans qui viennent?

Après la crise, la relance devrait être rapide. Tout le monde voudra sortir, consommer, aller au restaurant. La dette augmente toutefois partout et il faudra suivre attentivement l’évolution de l’inflation. La force du franc suisse restera un défi pour notre industrie d’exportation. Dans les années qui viennent, la question de notre relation avec l’Europe constituera également un défi et une priorité du gouvernement suisse. L’interruption de cette relation aurait des conséquences rapides et largement défavorables pour l’économie suisse.

Le télétravail va encourager la délocalisation de nombreuses fonctions (ce qui peut se faire à la maison depuis Zurich peut aussi se faire depuis Bangalore). N’est-ce pas un danger pour les pays comme la Suisse, avec sa main-d’œuvre coûteuse?

La pandémie a certes montré que le télétravail était techniquement possible et que les entreprises pouvaient diminuer certains coûts, mais l’être humain recherche l’inspiration qui ressort des rencontres interpersonnelles, des discussions dans lesquelles il peut intervenir directement, et non par écran. Toutes les directions d’entreprise savent qu’il est primordial de se voir physiquement et chercheront une combinaison du présentiel et du virtuel.

Après votre départ du Conseil fédéral, vous avez choisi de siéger dans divers conseils d’administration. Depuis le 1er janvier, ceux des grandes sociétés suisses cotées en bourse doivent compter au moins 30% de femmes. Ce type d’encouragement vous semble-t-il suffisant?

Dans les conseils d’administration, la Suisse progresse et devrait prochainement atteindre ses objectifs. Ce qui est plus inquiétant, à mes yeux, c’est le nombre de femmes aux postes de top managers. Il s’agit de positions à 100% dans lesquelles il faut être très actif. Pour beaucoup de femmes avec des enfants, cet engagement est difficile ou ne leur semble pas possible, car la priorité est donnée à la famille.

Il faut aujourd’hui encourager la jeune génération de femmes avec de hauts niveaux de formation et une forte volonté entrepreneuriale. Leurs partenaires s’investissent déjà davantage à la maison. L’infrastructure d’accueil des enfants doit aussi encore être développée. Il faut également les accompagner, avec du mentorat par exemple. Chez Coop, il y a une majorité d’administratrices, mais la direction manque de femmes. Nous avons donc maintenant un pool de talents qui reçoit de la formation et du coaching.

Les quotas ne seraient-ils pas une solution?

Je suis partagée sur cette question. Normalement, je n’aime pas les quotas, mais en même temps, la situation s’éternise et la Suisse est clairement en retard sur ces questions. Dans mes engagements actuels, je privilégie plutôt l’aide directe, le coaching. Je pense que les femmes de ma génération peuvent aider les plus jeunes. Les quotas n’interviendront qu’en dernier recours, si toutes les mesures de soutien ne fonctionnent pas.

Mi-avril, le Conseil fédéral faisait un pas en direction des jeunes en autorisant de nouveau les cours en présentiel dans les hautes écoles. Comment prendre en considération les aspirations de la jeunesse dans cette crise sanitaire?

Dans mon entourage, j’entends malheureusement parler des jeunes qui ne trouvent pas de places d’apprentissage et de travail, ou qui sont entrés à l’université mais n’ont jamais vu leurs collègues et professeurs. Je me réjouis donc de la réouverture des universités et HES. Il faut aussi que les PME s’ouvrent aux jeunes, avec toutes les mesures de précaution nécessaires. C’est très important à cet âge où l’on cherche son chemin professionnel et où l’on a besoin d’être accompagné. Chez Coop, nous avons gardé toutes les offres d’emploi pour les jeunes, car l’entreprise a aussi un rôle de modèle et de stabilité à assumer envers eux.

Vous présidez la Swiss Digital Initiative basée à Genève depuis 2019. De quoi s’agit-il?

Internet et les technologies fonctionnent bien sur un plan technique, moins sur un plan éthique. En tant qu’usagers, nous voulons des garanties sur ce que deviennent nos données, nous souhaitons que la question de la violence et des discriminations sur internet soit abordée. La Swiss Digital Initiative ne produira pas des rapports supplémentaires sur le sujet, mais s’engagera pour plus d’éthique numérique au travers de projets concrets. Le projet principal est la réalisation d’un label de confiance numérique, qui pourra être placé sur toutes les applications et les sites qui remplissent les critères requis.

La Suisse, et en particulier Genève, est un lieu idéal pour créer un hub de la confiance numérique. Des collaborations avec l’Université de Genève et l’EPFL assurent également l’indépendance et le sérieux académique du label. Actuellement, notre pool d’experts − qui comprend aussi des représentants de la société civile − affine les indicateurs avec plusieurs de nos partenaires du secteur privé. D’ici à la fin de l’année, les premières mentions du label devraient apparaître sur les applications.

Quand vous avez pris la direction de cette initiative, la pandémie de Covid-19 ne faisait pas partie du paysage. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui?

Le faible téléchargement de l’app SwissCovid ou le refus lors de la votation sur la signature électronique ont montré l’importance de gagner la confiance de la population. Il faut donc créer des partenariats public-privé qui associent la crédibilité de l’Etat et la flexibilité du privé pour le développement de bonnes solutions.

Au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), vous avez soutenu de nombreux projets de développement durable et, aujourd’hui, vous faites partie du comité en faveur de la loi sur le CO2. Mais la crise sanitaire n’a-t-elle pas éclipsé les considérations écologiques?

Ce n’est pas le problème prioritaire actuellement, mais les questions de durabilité vont, après la crise sanitaire, reprendre de l’ampleur dans l’agenda politique, ainsi que dans les exigences des consommateurs. Cette tendance devrait même se renforcer avec la relance. Il n’y a qu’à regarder les votations à venir, un grand nombre d’entre elles sont liées à l’environnement.

Après la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, vous avez convaincu le Conseil fédéral d’entamer une sortie progressive de l’énergie atomique. Cette position vous semble-t-elle toujours pertinente?

Nous sommes toujours sur le bon chemin. Les objectifs de la transition énergétique restent les mêmes. J’entrevois peut-être un problème dans la production d’électricité. Il y a notamment un potentiel d’amélioration dans l’éolien car, en Suisse alémanique, les projets avancent moins bien qu’en Suisse romande. Le photovoltaïque se développe et les coûts ont nettement diminué par rapport à six ou sept ans en arrière. Toutefois, les universités, en collaboration avec les entreprises, doivent trouver de nouvelles solutions de stockage de l’électricité, notamment pour transférer la production d’été vers l’hiver. La Suisse a un rôle à jouer dans cette recherche de batteries plus efficaces.

La Suisse doit aussi veiller à sécuriser son approvisionnement énergétique, qui est une question internationale. La négociation de l’accord sur l’électricité est pratiquement terminée, mais cela nécessite un lien stable avec l’Union européenne. Sur un plan plus général, la diminution de l’utilisation des énergies fossiles dans l’industrie et dans la mobilité, avec l’augmentation des véhicules électriques ou à l’hydrogène, est une avancée réjouissante.

Lancée par le DETEC lorsque vous étiez à sa tête, la libéralisation du marché de l’électricité pourrait intervenir en Suisse à l’horizon 2023. Quel impact cette libéralisation aura-t-elle sur l’économie suisse? Que peut en espérer la population?

En Suisse, toute libéralisation du marché est compliquée. L’industrie qui bénéficie du monopole s’y oppose et la population peine parfois à identifier les avantages. Personnellement, je suis convaincue que cette réforme va aider les ménages en faisant diminuer les prix. Elle va stimuler l’innovation et accélérer la recherche de solutions. Et, surtout, elle va donner le choix au consommateur. Les PME pourront également, comme les grandes entreprises actuellement, profiter de contrats négociés.

Nous parlions des aspirations de la jeunesse tout à l’heure. Si vous aviez en face de vous la Doris Leuthard de 18 ans, quel conseil lui donneriez-vous?

A cet âge-là, je ne savais pas vraiment quoi faire, mais, avec la maturité gymnasiale en poche, j’avais beaucoup de choix. Aujourd’hui, on ne reste plus quarante ans dans un travail ou dans un secteur, on change pratiquement quatre ou cinq fois de position professionnelle durant sa carrière.

C’est une grande chance pour les jeunes, car lorsque l’on s’engage dans une voie, on sait qu’on pourra en changer plus tard. Je lui conseillerais donc de rester flexible, ouverte et de se former. Et, surtout, d’avoir du plaisir au quotidien. C’est très important. Le travail en vaut la peine si on a l’impression de changer quelque chose, de contribuer à la société et à l’entreprise, d’échanger avec ses collègues, mais aussi de s’améliorer soi-même.


Bio express

  • 1963 Naissance à Merenschwand (AG).
  • 1991 Brevet d’avocate.
  • 1999 Elue au Conseil national  en tant que PDC.
  • 2006-2018 Au Conseil fédéral (cheffe du Département fédéral de l’économie durant quatre ans, puis du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication).
  • 2019 Conseil d’administration de Coop, Bell et Stadler Rail. Lancement de la Swiss Digital Initiative.
BG
Blandine Guignier