«On me demande souvent si réaliser une carrière comme la mienne est encore possible de nos jours. Je réponds oui et non. Oui parce qu’aujourd’hui, on confie plus facilement des mandats à de jeunes entrepreneurs et non car il y a bien plus de concurrence et de contraintes que naguère. Personnellement, j’ai bien galéré avant de toucher au graal. A dire vrai, rien ne me destinait à pouvoir passer, à 54 ans, plus de temps à me divertir qu’à travailler. A l’école, j’étais une vraie enclume. A tel point que ma réussite avec mention à l’apprentissage de serrurier constructeur a été une sorte de révélation pour moi. J’adorais ce job.

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Mais ce qui me passionnait avant tout, c’était la technologie et l’électronique. Raison pour laquelle j’ai frappé à la porte d’un petit patron actif dans le domaine de l’audiovisuel sitôt mon CFC en poche. Je pensais lui donner un coup de main le temps d’un après-midi mais, au final, je suis resté deux ans. Je gagnais trois francs six sous mais j’apprenais un nouveau métier, qui plus est à fort potentiel dans les années 80. Du coup, je me suis mis à mon compte, pensant que Byzance était proche. Une vue de l’esprit. Faute de marge et de clients, j’en ai encore plus bavé.

Ce qui m’a incité à retourner à mes premières amours, en 1992: le bâtiment. Sans le sou, j’ai fondé ma société en nom propre: Bueler Entreprise, une entreprise générale, spécialisée dans la rénovation qui est ensuite devenue Bend Group. Je travaillais seul, avec des sous-traitants.

Un épisode a tout fait basculer: après m’avoir confié quelques petits travaux, un important architecte lucernois m’a attribué un gros mandat: construire la boutique Cartier, à la rue du Rhône, à Genève. Je me suis occupé de tout. Du permis de construire jusqu’aux travaux d’aménagement. A la grande satisfaction de mon mandant et de Cartier. A partir de là, dès l’an 2000, les mandats sont tombés comme s’il en pleuvait. LVMH, Richemont, Swatch Group, on ne savait plus où donner de la tête. Tout le monde voulait posséder son enseigne au meilleur endroit et présenter sa plus belle boutique, quel que soit son prix.

Dans la mesure du possible, on adaptait les bâtiments à la boutique et pas le contraire. C’est tout dire. La concurrence entre les groupes était si vive que certains d’entre eux envoyaient à leurs clients les cartons d’invitation pour l’inauguration d’une boutique avant même qu’on reçoive l’autorisation de construire. Plus qu’un boom, une folie! On travaillait à Genève, Zurich, Milan, Vienne, Munich, Prague et même, cerise sur le gâteau, à Paris.

Eh oui, il a fallu les petits Suisses pour construire, avec John Galliano, la première joaillerie Dior, place Vendôme. La rumeur affirmait que nous avions la confiance de Bernard Arnault en personne. Il faut dire que nous étions irréprochables sur deux plans importants: le respect des délais et celui du budget. Entre 2000 et 2012, avec mon partenaire, on a livré près de 80 boutiques à travers l’Europe.

On a bien sûr largement profité de cette période faste. Je l’ai payée au prix fort, par un bon gros burn-out, en 2006. La crise financière de 2008 a ensuite tempéré les ardeurs. Nous avons livré l’une de nos dernières boutiques en 2017, A l’Emeraude, place Saint-François à Lausanne, qui abrite un espace unique en Suisse, dédié aux horlogers Patek Philippe et Rolex. J’en suis très fier. Depuis, j’ai converti mon énergie de travail en dépense physique et sportive. Du luxe, quoi.»

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz