«Le jackpot? Ce mot et les fantasmes qu’il génère ne m’ont jamais empêché de dormir. Contrairement à la trésorerie de ma société, dont l’état m’a pris la tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant dix-huit ans. Entre le 5 novembre 1997, date de naissance d’Interiman, et la fin 2015, je me suis levé tous les jours à 3 heures du matin pour trouver des solutions. Week-end compris. Pour une raison toute simple: nous payons les intérimaires à la semaine alors que nos clients nous paient à deux mois. Bonjour l’angoisse. 

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Ma grande chance a été de pouvoir compter sur une institution qui est pourtant beaucoup critiquée aujourd’hui: Credit Suisse. Vingt-cinq ans de fidélité malgré des périodes sacrément acrobatiques. La classe! Une autre banque de la place peut en prendre de la graine. Elle m’a claqué la porte au nez quand j’ai dit à ses représentants que mon objectif était de hisser mon entreprise au sommet de la hiérarchie helvétique. Visiblement, ils m’ont pris pour un taré ascendant mytho. Tant pis pour eux. Car aujourd’hui, on y est. Je le dis avec toute l’humilité que requiert le monde des affaires mais avec une petite pointe de fierté quand même: depuis le premier semestre 2022, Interiman est leader du secteur en Suisse. Plus 20% de chiffre d’affaires par rapport à 2021 à 561 millions de francs, pas loin de 500 collaborateurs, 60 agences et 27 000 temporaires à travers le pays. Puisqu’il faut parler d’argent, parlons-en. On m’a proposé des dizaines de millions pour acheter le groupe l’année dernière. Interiman n’est pas à vendre. A 66 ans, le règlement de ma succession est certes à l’ordre du jour mais il y a encore du chemin. Bien que trois de mes enfants travaillent avec moi, aucun d’entre eux ne prendra probablement ma succession. Les discussions se font avec les membres de la direction actuelle. Je veux que les nouveaux actionnaires soient actifs au sein du groupe. Quoi qu’il en soit, je souhaite conserver 80% du capital.

Mais revenons aux dizaines de millions. C’est beaucoup d’argent pour quelqu’un qui a commencé sa carrière sans un rond et n’a jamais rêvé de faire fortune. En restant footballeur, je me serais peut-être épargné toutes ces questions. Avec les qualités de défenseur qu’on me prêtait lorsque j’évoluais au Lausanne Sports, dans les années 1980, on me prédisait un avenir doré. C’était compter sans ma tête que mon statut d’international junior avait passablement fait enfler. Après une dernière saison à la Pontaise, pendant laquelle je reconnais avoir profité de ma notoriété pour lancer ma boîte, j’ai quitté l’élite du ballon pour me consacrer à mes projets. J’avais 24 ans.

Je n’ai pas de regret. La vie est bien trop courte et imprévisible pour se morfondre. Il y a quelques années, j’ai eu la douleur de perdre mon fils aîné dans un accident. Un chagrin et une souffrance qui ne vous quittent pas une seule seconde. L’argent n’est rien à côté. Jusqu’à l’année dernière, je n’avais jamais pris un franc de dividende. Je réinvestissais à mesure. J’ai bien sûr un salaire confortable mais une quinzaine de collaborateurs gagnent plus que moi. Ma réussite ne se mesure pas à l’aune des millions que je pourrais entasser mais dans le rêve de transmettre une entreprise puissante et pérenne, où les gens sont écoutés, respectés et heureux de travailler. C’est ainsi qu’Interiman demeurera numéro un. A Madrid, Di Stefano, Zidane, les deux Ronaldo et bien d’autres «irremplaçables» sont passés et Real est toujours numéro un…»

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz