Au printemps dernier, Romande Energie a organisé une conférence de presse à Lausanne pour annoncer ses résultats 2017. Denis Matthey, directeur financier de l’entreprise, s’est présenté aux journalistes muni d’un drôle de bonnet mauve d’où sortaient des fils. Avant de s’exprimer, il a tenu à expliquer son accoutrement: «J’ai un cancer du cerveau, et cette petite machine que je porte sert à me soigner et cela fonctionne bien», a-t-il sobrement annoncé. Sa franchise et son courage ont imposé le respect à une assemblée émue.

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Depuis le début de sa maladie, Denis Matthey a décidé d’être totalement transparent avec son entourage, y compris professionnel. «J’ai d’abord informé mon directeur général, en lui disant que j’avais un cancer du cerveau et que j’allais suivre un traitement pendant un certain temps. C’est sûr que pour faire ça, il faut avoir une bonne confiance dans son employeur, car j’ai donné des informations que je n’étais pas obligé de divulguer. Mais étant donné ma position et mon degré de responsabilité, dans une entreprise cotée en bourse, je devais le faire», explique-t-il. Dans la foulée, il met ses collaborateurs les plus proches au courant, en leur disant de faire passer l’information au sein des équipes afin d’éviter les bruits de couloir. Il fait, enfin, la même annonce lors d’une séance du conseil d’administration. Au sein de l’entreprise, c’est un choc.

Si les faits s’étaient produits il y a vingt ans, ou même dix, Denis Matthey aurait-il annoncé à son employeur qu’il était touché dans sa santé? Peut-être pas de manière aussi directe. Depuis quelques années, le cancer s’est malheureusement banalisé. Il touchera un Suisse sur trois au cours de sa vie. Et il est devenu la troisième cause d’absence de longue durée au travail. Les personnes concernées sont parfois très jeunes, et doivent gérer leur vie professionnelle en même temps que la maladie. L’intensité et la longueur des traitements obligent leurs employeurs à trouver des solutions. Dans le cas de Denis Matthey, la réaction de Romande Energie fut exemplaire: elle a respecté l’épreuve de son collaborateur, en lui laissant toute la liberté de faire son travail tout en organisant sa guérison.

Un retour sans encombre

«C’est ce que j’attendais de mon entreprise, estime-t-il. Le contraire m’aurait déçu. Je suis loyal et j’ai investi beaucoup dans mon travail. Ce n’est qu’un juste retour des choses.» Grand sportif, très actif, le Vaudois a décidé de continuer à travailler pendant son traitement. «Quand vous avez un cancer, ajoute Denis Matthey, votre premier réflexe est de vous dire: «Je me soigne, je me repose et je reviendrai dans deux ans.» Pas moi. Je voulais rester en contact avec la société. Je me sentais apte, et je voulais décider moi-même de mon retrait ou pas. J’ai promis que je ferais savoir si je ne me sentais plus capable.» Après avoir appris sa maladie en octobre 2016, il baisse son temps de travail à 50% pendant les traitements et revient à 75% en février 2017, puis à 100% en mai 2017. Son retour à temps plein s’est effectué sans encombre.

Toutes les expériences ne sont pas aussi bonnes. Car si Denis Matthey a pu continuer à travailler pendant son traitement, ce n’est pas possible pour toutes les personnes souffrant d’un cancer, à cause d’une opération lourde, de traitements trop difficiles ou même d’une souffrance psychologique qui rendent le quotidien compliqué. De l’autre côté, toutes les entreprises ou institutions ne réagissent pas comme il le faudrait. Ce fut le cas pour Monique, qui s’exprime sous un prénom d’emprunt. Employée pendant dix ans comme cadre dans une entreprise, elle tombe malade l’année dernière et apprend qu’elle souffre d’un cancer du côlon. Elle a 45 ans. Comme Denis Matthey, elle décide d’en parler immédiatement au travail, pour éviter les rumeurs et prévenir qu’elle va s’arrêter quelque temps pour se consacrer à sa guérison.

«Le cancer, ce n’est pas une tare, il n’y a rien à cacher. On ne le choisit pas», dit-elle. Au sein de l’équipe de direction, c’est l’embarras. Ses plus proches collègues, probablement sous le choc, ne savent pas quoi dire. L’accès à sa boîte e-mail professionnelle lui est retiré brutalement, et les contacts sont complètement coupés. Elle est finalement licenciée quelques mois plus tard. «Je suis allée chercher mes affaires un vendredi soir, comme si j’avais fait quelque chose de mal. C’était très dur.» Du point de vue du droit, l’entreprise n’a pas fauté. Mais moralement, c’est un coup bas.

C’est important pour l’entreprise de ne pas se montrer sociale que sur le papier glacé d’un rapport annuel.

Chantal Diserens, directrice de la Ligue vaudoise contre le cancer

L’attitude incompréhensible de son entreprise tranche avec les réactions à l’interne: lorsqu’ils apprennent sa maladie, des dizaines de collègues se mobilisent pour envoyer à Monique fleurs et cartes, viennent lui rendre visite et la soutiennent dans cette épreuve. Au final, Monique s’est arrêtée huit mois. «Je comprends, d’un côté, que ce n’est pas facile pour une entreprise, dit-elle. Personne n’est indispensable, la vie doit continuer même si vous n’êtes plus là… Je sais que le cancer, cela fait peur, c’est associé à la mort. Mais même si vous n’osez pas demander des nouvelles à la personne, donnez-en, simplement. Si elle broie du noir, qu’elle a peur pour sa vie, cela lui fera plaisir de sentir que son employeur est toujours là, que le contact est maintenu. Et puis quand elle reviendra au travail, la reprise sera moins difficile, car le lien n’aura pas été coupé.»

Aujourd’hui, Monique va bien. Elle est en rémission et a trouvé un autre travail dans son domaine, à 60%. «J’aurais pu prendre un 100%, mais je ne le voulais pas, explique-t-elle. J’ai encore beaucoup de rendez-vous médicaux, et puis je fais du sport, je prends mon temps… Avoir une vie saine est important pour éviter la récidive.» Aux chefs d’entreprise qui sont confrontés à la maladie d’un collaborateur, elle tient à faire passer ce message: «Même si vous ne pouvez pas garder la personne, l’important est de la tenir au courant et d’être clair avec elle. L’incertitude est quelque chose de terrible, encore plus lorsqu’on a un cancer.»

Chômage et cancer, la double peine

Les études montrent que les personnes qui ont un cancer ont un tiers de risques en plus d’être au chômage que les autres – la double peine. C’est pourquoi la Ligue suisse contre le cancer se mobilise sur cette thématique. Elle a mis en place une hotline pour répondre aux questions des employeurs ou des employés qui seraient confrontés de près ou de loin au cancer. La Ligue vaudoise a fait de même depuis novembre 2017. Si besoin, des spécialistes se déplacent en entreprise pour parler avec les collaborateurs, mais aussi avec leurs cadres.

«Nous avons effectué une vingtaine d’interventions cette année, explique Chantal Diserens, directrice de la Ligue vaudoise contre le cancer. A chaque fois, au sein des équipes rencontrées, une personne était malade ou l’avait été.» Jusqu’à présent, il s’agissait plutôt d’entreprises actives dans le secteur des services, mais la Ligue compte développer ses contacts avec l’industrie et le monde agricole dans les mois à venir, en collaboration avec le Centre patronal et la Chambre de commerce et d’industrie.

«C’est sûr que, pour les PME, c’est un défi de gérer les absences d’une personne qui souffre d’un cancer, et de lui trouver une place adaptée à son retour, précise Chantal Diserens. Mais nous avons vu qu’un tel effort est payant: dans les équipes confrontées à la maladie, il y a un effet de cohésion et de solidarité. C’est important pour l’entreprise de ne pas se montrer sociale que sur le papier glacé d’un rapport annuel.» De grandes entreprises comme Roche ont ainsi mis en place des programmes spéciaux pour accompagner leurs collaborateurs malades, qui vont d’un service médical et de consultations gratuites au sein de l’entreprise à la flexibilisation totale des horaires de travail pour le confort de la personne.

 

MM
Marie Maurisse