Il y a chez Sanija Ameti une rigueur dans l’argumentation et une force tranquille que l’on observe généralement chez les politiciennes et les politiciens plus expérimenté(e)s. A 30 ans, la coprésidente d’Opération Libero, aussi membre des Vert’libéraux, est l’une des étoiles montantes de la politique outre-Sarine. L’une des plus médiatisées aussi, elle qui se prête de bonne grâce au jeu des photographes, posant un cigare à la bouche en référence à Churchill, qu’elle cite volontiers, ou en costard-cravate.

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On lui demande ce qui la pousse à prendre ces pauses éminemment «instagrammables» et comment elle s’est forgé ce style peu ordinaire. Elle répond qu’il s’agit, en politique, d’exprimer ses convictions avec clarté, mais aussi de ne pas être oublié. Et précise dans un grand éclat de rire qu’elle n’a pas passé des heures à réfléchir à son style et à le peaufiner. Sous-entendu: le show est au service de la substance. Toujours.

Ce qui l’occupe en priorité, c’est l’Initiative Europe lancée avec les Verts et l’Union des étudiant-e-s de Suisse (UNES) et présentée à la mi-août. Ce texte vise à ancrer dans la Constitution les relations bilatérales avec l’Union européenne après la rupture par le Conseil fédéral, en mai 2021, des négociations sur un accord institutionnel. Contrairement à ce qu’ils espéraient, Sanija Ameti et ses partenaires de lutte n’ont pas réussi à mobiliser les partis et les organisations économiques, pourtant en proie à une frustration extrême devant l’enlisement du dossier européen.

Le peuple ne voterait que dans cinq ans au plus tôt alors qu’il y a urgence, voilà l’argument massue répété de la gauche socialiste au centre droit. «Notre but est de faire pression sur le gouvernement et le parlement, rétorque la coprésidente d’Opération Libero. Nous sommes les seuls à remettre le sujet sur la table publiquement alors que les partis, mais aussi les associations économiques, se taisent. Je le dis et je le répète: nous aurons gagné si nous ne devons pas, au final, lancer notre initiative.» Comprenez: si les deux Chambres se mettent d’accord sur une loi concernant l’Europe et obtiennent du gouvernement qu’il reprenne les négociations avec Bruxelles.

Peu connue en Suisse romande, Sanija Ameti vient aussi de rejoindre le Conseil de fondation du Festival international du film des droits humains (FIFDH) de Genève. «En principe, la politique occupe tout mon temps libre. Cette nouvelle fonction me donne l’occasion de combiner mon engagement et ma passion pour le cinéma.» On appelle l’ancien patron du CICR, Yves Daccord, nommé récemment président du festival, pour l’interroger sur son choix. «Sanija Ameti combine un engagement politique et social avec une remarquable intelligence et une connaissance pointue des questions de cybersécurité qui m’ont épaté. La question du contrôle et de la propriété des données personnelles est appelée à jouer un rôle croissant en matière de droits humains. Son regard nous sera précieux.»

Actuellement assistante à la Faculté de droit de l’Université de Berne, Sanija Ameti y prépare une thèse de doctorat sur la délégation par les gouvernements des questions de cybersécurité à des entreprises privées. Un intérêt et un champ de recherche qu’elle a développés à la suite d’un stage au Département des affaires étrangères. De sa voix douce, elle nous explique qu’elle est en faveur du service pour tous, qu’elle soutient l‘achat des avions de combat F-35 et que si à court terme il faut que la Suisse se rapproche de l’OTAN, son avenir à long terme est dans des relations plus étroites avec l’Union européenne, qui s’affirme comme une nouvelle puissance politique – elle utilise le terme Hegemon – et non pas seulement économique et réglementaire.

Arrivée à Zurich à l'âge de 3 ans

Née en Bosnie en 1992, elle débarque à Zurich à l’âge de 3 ans avec ses parents. Son père, professeur de biologie moléculaire, est un politicien d’opposition dont le diplôme n’est pas reconnu et qui devra subvenir aux besoins de sa famille en travaillant dans la restauration et sur les chantiers. Nous n’en saurons pas plus. «Mes parents tiennent à rester discrets, ils souhaiteraient que je me fonde dans le paysage et ils ont peur pour moi lorsque je m’engage publiquement.»

Comme immigrée, naturalisée, musulmane et agnostique, selon ses termes, elle ressent l’envie inverse de contribuer à une Suisse libre, prospère et diverse. «Ma patrie», dit-elle. Quitte à aller parfois à contre-courant. Son modèle? Alfred Escher, le cofondateur de la Suisse moderne. «En allant à l’école, poursuit-elle, je passais chaque jour devant le monument qui lui est consacré, devant la gare centrale de Zurich, jusqu’à ce que, intriguée, je me renseigne sur ce personnage fascinant.» Elle plonge alors dans l’histoire de cet industriel, pionnier du chemin de fer, créateur de la Société ferroviaire du Gothard, mais aussi du Credit Suisse et de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Politicien influent, quatre fois président du Conseil national, il n’en fut pas moins vilipendé, traîné dans la boue…

«Nous lui devons ce que la Suisse moderne a d’exceptionnel. Il a posé les infrastructures grâce auxquelles le pays a pu se développer et nous devrions nous inspirer de son caractère visionnaire pour repenser les infrastructures dont la Suisse aura besoin à l’avenir.» Mais attention, les infrastructures vitales ne sont pas seulement de fer, de béton et de fibre optique. Ce sont aussi des lois adaptées aux défis actuels, une nouvelle organisation de la société. Voilà pourquoi Sanija Ameti se retrouve dans la lutte pour le droit de vote des étrangers et la création de places de crèche abordables.

Rencontre avec Elisabeth Kopp

On lui demande l’origine de son engagement en politique. Elle nous raconte sa rencontre avec Elisabeth Kopp en 2018. «J’étais un peu triste en prenant le train pour Berne, ce jour-là. A peine assise, je me rends compte que je me trouve en face de l’ancienne conseillère fédérale. J’engage la conversation. Elle nie d’abord son identité, mais son abonnement général est posé sur la tablette près de la fenêtre – pas d’échappatoire possible. Pendant l’heure que dure le trajet, nous avons parlé de sa vie de politicienne, elle est revenue sur les moments difficiles, sur les convictions qui l’ont aidée à tenir… Et quand nous sommes arrivées à destination, elle m’a pris la main en me disant: ‘Promettez-moi de faire de la politique’.»

Promesse tenue. Quelques mois plus tard, Sanija Ameti entre chez les Vert’libéraux parce qu’ils sont proches de la science, pragmatiques et au-dessus des idéologies. «J’aurais opté pour le PLR si nous avions été dans les années 1990, du temps d’un René Rhinow (influent conseiller aux Etats bâlois, ndlr.), à la pointe aussi bien sur la question européenne que sur l’écologie.» Et de rappeler que les libéraux-radicaux ont été les artisans de la Suisse moderne, mais aussi la cheville ouvrière des accords bilatéraux pour lesquels Opération Libero se bat aujourd’hui.

Ses ambitions? Elle rêve d’être retenue sur la liste de la section zurichoise des Vert’libéraux pour les élections fédérales de l’automne prochain – elle siège d’ailleurs au comité directeur du parti cantonal. Le président du parti suisse, Jürg Grossen, se garde de faire des pronostics et de se mêler d’un choix qui appartient aux instances cantonales, mais il relève la force d’attraction des Vert’libéraux sur de jeunes talents comme Sanija Ameti. «Nous sommes le seul parti, affirme-t-il, qui veut véritablement remodeler la Suisse et pas simplement l’administrer.» Propos au parfum électoraliste, bien sûr, mais sur le dossier européen, rebondit la coprésidente d’Opération Libero, c’est la seule formation qui ait des positions absolument claires. Comme l’UDC d’ailleurs, mais sur une ligne opposée. Même si les Vert’libéraux, eux aussi, n’ont pas encore décidé de ne pas soutenir le lancement de son initiative sur l’Europe.

Un emploi du temps chargé

Si elle devait ne pas être élue à Berne, elle se verrait bien rejoindre le Département de la défense de Viola Amherd ou travailler pour une entreprise privée. Dans le domaine de la cybersécurité, bien sûr. Pour l’heure, elle jongle avec un emploi du temps chargé. En plus de son poste à l’Université de Berne, où elle travaille à 60%, elle consacre 40% de son temps à son mandat de conseillère communale de la ville de Zurich, où elle a été brillamment élue. Et Opération Libero? Un bon 30%, explique cette grande travailleuse, qui y passe souvent ses week-ends, mais qui peut compter sur un compagnon compréhensif, Florian Schmidt-Gabain, un jeune avocat, spécialiste du droit de l’art et des biens culturels, avec qui elle vit depuis plusieurs années.

Très consciente des contraintes de la politique partisane, Sanija Ameti souligne par contraste l’agilité du mouvement Opération Libero. Une manière de faire de la politique différente, centrée avant tout sur le fond des dossiers et non sur les questions de fonctionnement et de tactique. «Il suffit que les 11 membres du comité directeur se mettent d’accord sur une idée, et c’est parti. Nous pouvons la mettre en œuvre en un temps record. En termes d’efficacité, nous sommes des champions.»

Membre comme elle de ce même comité directeur, Marie Juillard confirme. Et dépeint une coprésidente qui consulte systématiquement ses collègues avant de faire des déclarations, une personnalité attachante, rapide. Et courageuse. «Elle n’a pas peur d’exprimer ses convictions et de prendre des coups. Il faut dire que la politique en Suisse alémanique est plus dure qu’en Suisse romande.» Ainsi a-t-elle essuyé les critiques acerbes de l’inénarrable Christoph Mörgeli, qui lui reprochait de ne pas se montrer assez reconnaissante vis-à-vis de son pays d’adoption. Une saillie aux relents racistes de laquelle l’ancien conseiller national UDC n’est pas sorti grandi.

L’an passé, elle n’a pas non plus hésité à affronter la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter lors de la campagne de votation sur la loi antiterroriste, finalement adoptée par le peuple. Des débats contradictoires menés avec brio et qui ont sans aucun doute contribué à son élection à la coprésidence d’Opération Libero. Cette même Karin Keller-Sutter qu’elle critique lorsque la cheffe de Justice et Police évoque une perte de souveraineté de la Suisse pour justifier la rupture des négociations avec l’UE.

«Ce concept date des années 1960, alors que beaucoup des décisions qui touchent la population suisse ne se prennent plus à Berne, mais autour d’une table à laquelle nous ne sommes pas assis. Je ne comprends pas comment on peut encore l’invoquer.» Là encore, la crise énergétique et le ralliement de la Suisse aux sanctions contre la Russie démontrent l’anachronisme de cette argumentation. La réticence des partis politiques à traiter de la question européenne avant les élections de l’automne 2023 n’en est que plus condamnable.

Dans son langage imagé, Sanija Ameti en appelle à cimenter de toute urgence le sol des bilatérales qui s’érodent jour après jour, avec l’exclusion des Suisses des programmes Erasmus et Horizon, avec les difficultés rencontrées par le secteur biomédical et maintenant l’agroalimentaire… «Si nous ne faisons rien, nous nous retrouverons à la cave avec, comme seul cadre de coopération, un accord de libre-échange comme celui signé en 1972. Venant d’un pays qui s’est délité, l’ex-Yougoslavie, je ressens dans ma chair l’importance de consolider les avantages des bilatérales, conquis de haute lutte par nos diplomates. Il suffit de regarder la situation économique et politique de la Grande-Bretagne post-Brexit pour être convaincu qu’il faut à tout prix éviter de reproduire les mêmes erreurs.»

Bio

1992 Naissance en ex-Yougoslavie. Arrivée à Zurich, à l’âge de 3 ans, avec ses parents, qui fuient la guerre en Bosnie-Herzégovine.

2018 Engagée comme assistante enseignante et chercheuse à la Faculté de droit de l’Université de Berne. 

2020 Rejoint la direction zurichoise des Vert’libéraux. S’engage dans la campagne de votation sur la loi antiterroriste.

2021 Election à la coprésidence d’Opération Libero. Présente le texte de l’Initiative Europe en juin.

Weisses Viereck
Alain Jeannet