Les Suisses s’engagent bénévolement: en 2020, 1,2 million d’entre eux étaient actifs au sein d’une association, d’une organisation ou d’une institution publique, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Pour une entreprise, un employé investi dans une association représente généralement un atout: cela indique qu’il a un certain nombre de soft skills à apporter, comme la capacité à travailler en équipe, à coopérer, à prendre des initiatives, etc.

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Cependant, certains mouvements présentent aujourd’hui des formes d’action plus dures qu’auparavant, à l’image de la désobéissance civile pour le climat ou de l’antispécisme, par exemple. Comment concilier alors le militantisme affiché et le monde du travail?

Nicolas Presti, 31 ans, milite au sein de Renovate Switzerland, mouvement de résistance civile pour le climat qui s’illustre par des actions fortes telles que le blocage de routes, dans une démarche de résistance non violente. Leur principale revendication est la nécessité d’entamer une véritable transition énergétique, devant passer notamment par une rénovation thermique du bâti. Il travaille à côté comme serveur au restaurant végétarien et végane l’Ec(h)o, à Lausanne. «J’ai toujours parlé de mes activités militantes lors de mes entretiens d’embauche, précisant que je m’étais fait arrêter plusieurs fois et que mon casier judiciaire n’était pas vierge.»

Ce qui n’a pas particulièrement posé de problème à son employeuse actuelle lors de leur première rencontre en décembre 2019. «Cela a forcément soulevé quelques interrogations au sujet de notre organisation au restaurant, mais étant donné que les qualités de Nicolas complétaient bien celles de l’équipe, j’ai eu l’envie de dépasser mes craintes, témoigne Zeina Ahdab, directrice de l’établissement. D’autant plus qu’on reste quelque peu admiratif de ce genre de combat qui a finalement pour but le bien commun sur le long terme.»

Un équilibre délicat à trouver

Depuis, les activités du militant occasionnent régulièrement des discussions au sein de l’équipe. «Si j’ai prévu de participer à un événement qui me fera finir en cellule, je préviens afin que l’on organise mon remplacement. L’équipe est sensible à la cause climatique, et puis elle sait que je fais du bon travail. Je suis très flexible pour eux en échange. Une forme de confiance s’est créée.»

Mais la conciliation des activités militantes et professionnelles n’est pas aussi fluide pour tous. Un autre membre de Renovate Switzerland qui souhaite garder l’anonymat*, 50 ans, a fini par quitter son emploi d’enseignant spécialisé dans une fondation pour enfants handicapés à Bienne. Son employeur a eu vent de ses activités militantes il y a quatre ans – à l’époque, au sein de la grève pour le climat –, quand l’enseignant a déposé des brochures d’information sur le mouvement en question dans l’établissement.

Très vite, les ennuis ont commencé. Lorsqu’il avait demandé, il y a plusieurs années, un congé non payé pour pouvoir participer à une manifestation sportive dans laquelle il était impliqué, on le lui avait accordé sans problème. «On m’a dit que c’était positif que je m’engage ainsi pour la société.» Mais depuis que ses activités militantes sont connues, les demandes de congé sont devenues des casse-têtes. Les pressions sont telles qu’il finit par aller voir son médecin pour obtenir un arrêt de travail au printemps dernier. «Mon employeur m’appelait à la maison pour vérifier que j’y étais.» En fin d’année scolaire dernière, son contrat n’est pas renouvelé.

Que dit la loi?

«Le militantisme en tant que tel ne présente aucun motif de licenciement», explique Yves Defferrard, membre du comité directeur du syndicat Unia à Berne et fin connaisseur du droit du travail. Lorsque les activités prennent place sur le temps libre de l’employé, l’entreprise n’a absolument rien à dire, précise-t-il. Pendant les heures de travail, il est bien sûr nécessaire de respecter le règlement de l’entreprise et de faire ses éventuelles demandes de congé dans les règles. «Des activités du type désobéissance civile peuvent ne pas plaire à l’employeur, mais il existe en Suisse une liberté de penser minimale à respecter. Le droit à manifester et le droit de grève sont inscrits dans la Constitution, il est donc possible pour un travailleur d’y prendre part.»

Ce qui pourrait susciter des craintes chez un employeur, c’est l’état d’esprit du militant, souligne Zeina Ahdab du restaurant lausannois l’Ec(h)o. «On n’aime jamais beaucoup les extrémistes. Je pense par exemple aux militants véganes qui peuvent se montrer peu tolérants par rapport aux mangeurs de viande. Nicolas m’a expliqué que le mouvement dans lequel il était actif prônait la non-violence et, effectivement, je vois que ses amis sont des gens très posés, plutôt empathiques et ouverts d’esprit. Même si une action peut paraître violente de prime abord, comme le blocage d’une route, par exemple, elle est menée de manière réfléchie par des gens intelligents. Chaque événement est organisé dans ses moindres détails.»

Melchior*, 45 ans, actif chez Extinction Rebellion – mouvement de désobéissance civile non violent visant à alerter l’opinion publique sur l’urgence climatique et cherchant à mettre en place des assemblées citoyennes –, rejoint ce point de vue: les appréhensions des employeurs s’expliquent souvent par une méconnaissance du milieu militant. «Nous sommes loin d’être uniquement des jeunes portant des dreadlocks et jouant du djembé, ce qui pourrait faire croire à un manque de sérieux, mais, au contraire, nous sommes un échantillonnage relativement représentatif de la société.»

Egalement enseignant dans le secondaire, Melchior observe que ses activités passent inaperçues, car certains de ses collègues syndiqués se font beaucoup plus visibles. C’est un autre type d’engagement qui peut susciter les craintes d’un employeur: un collaborateur qui donne trop de voix pour dénoncer les conditions de travail de l’entreprise dans laquelle il évolue.

Le membre du comité directeur d’Unia Yves Defferrard observe cependant plus fréquemment des licenciements – toujours abusifs – liés à des absences jugées trop importantes d’employés qui assument des fonctions de représentation du personnel, pour cause de formations obligatoires par exemple. «La loi est trop floue. Elle dit que ces fonctions doivent pouvoir libérer l’employé de son travail «le temps nécessaire», mais chacun est libre d’interpréter cela comme il veut.»

Melchior a décidé d’indiquer ses activités militantes sur son CV, notamment parce qu’elles prenaient à une époque près de 50% de son temps. Assurant des mandats de recherche dans plusieurs hautes écoles du canton de Vaud, il a, lors de son dernier renouvellement de contrat, dû refuser de signer une feuille où il devait attester sur l’honneur que son casier judiciaire était vierge. Il avait en effet déjà été arrêté plusieurs fois par le passé, ce qui n’a finalement pas posé de problème à son recrutement. Pour Melchior, ce passe-droit est dû non pas tellement à de la bienveillance, mais plutôt à une forme d’indifférence.

Si le militantisme semble conciliable avec le monde du travail actuel, c’est que ceux et celles qui s’investissent fortement dans ces mouvements ont à cœur de choisir des entreprises alignées avec leurs valeurs, ou suffisamment flexibles pour leur permettre de mener à bien leurs engagements.

* Nom connu de la rédaction.

The Future of Work
Un rapport du cabinet anglo-saxon Herbert Smith Freehills intitulé «The Future of Work», paru en 2020, interroge les cadres dirigeants d’entreprise déclarant un chiffre d’affaires annuel de plus de 250 millions de livres.

Menace sur la réputation
Selon cette étude, ces cadres considèrent le militantisme des travailleurs comme l’un des trois plus grands risques qui menacent la réputation de leur entreprise, après les cybermenaces et les craintes d’un ralentissement économique mondial.

En hausse 
Plus de 80 % des entreprises interrogées s’attendent à assister à l’augmentation du militantisme chez les membres de leur personnel au cours des prochaines années.

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