«Je parle d’un temps que les moins de euh… 50 ans ne peuvent pas connaître. Celui de mes parents, qui allaient au bureau chacun en voiture et qui «rentraient» à midi. Oui, on «rentrait » pour manger. Nous, les enfants, on était aussi «rentrés» de l’école, et le premier arrivé réchauffait un truc, soit de la veille, soit une horreur surgelée des années 1970. Je me souviens de crêpes au fromage genre Findus (oh mais purée, je vois que ça existe encore, les Plätzli) que l’on faisait revenir dans beaucoup d’huile avec même pas une salade alibi. Mais enfin, on mangeait tous ensemble devant la télé et le jeu L’Académie des 9, animé par Jean-Pierre Foucault.

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Dans ce monde d’avant, parfois on ne «rentrait» pas, car on avait un repas d’affaires. On réservait un bon resto pour midi tapant, et on attaquait gaillardement entrée, plat, dessert, bouteille de rouge, café et souvent le petit pousse pour faire glisser le repas et les contrats qu’on signait le ventre plein et 1,5 pour mille d’alcool dans le sang. On mettait la facture (astronomique) en note de frais et on repartait au boulot vers 15heures pour somnoler tranquille dans son bureau fermé en ayant prévenu la secrétaire qu’il ne fallait pas déranger.

Ou alors il y avait la cafétéria, oui, la caf. Ce n’était jamais bon, évidemment. Une fois, dans les années 1990 à la TSR, j’ai trouvé un trombone dans mon pâté. Bon, fallait pas prendre un pâté, aussi. La moquette était sale, mais c’était la caf, et on s’y tenait chaud. Les programmes se créaient là, en poussant les plateaux et en buvant des coups.

Aujourd’hui, c’est légèrement, on va dire… différent. Le temps consacré à la pause de midi est passé d’une heure et demie à vingt-cinq minutes environ. L’époque où on nous demandait «On va bouffer?» ou plus chic «Tu peux luncher? » ou plus parisien «On se fait un déj?» est révolue, on ne «rentre» plus, on ne lunche plus, on ne se fait plus de déj. La tendance est au desktop lunch, comprenez repas devant l’ordi. Ben ouais, on a tous avalé un ignoble sandwich-Coca light en tapant son reporting, ou une barquette de sushis en plastique (la barquette hein, pas les sushis) avec la sauce soja sur les doigts qui colle après sur les touches, ou son tupperware de restes de la veille, froids, parce qu’on a même la flemme de descendre jusqu’à la cafétéria pour y réchauffer dans le micro-ondes.

Alors OK, les repas arrosés d’antan étaient mauvais pour le cholestérol, le retour à la maison en voiture était mauvais pour la planète, les crêpes surgelées et les pâtés de la caf étaient mauvais tout court, mais le mode de vie actuel pose son lot de nouveaux problèmes.

1. On prétend raccourcir sa pause pour raccourcir sa journée, mais cela ne fonctionne pas. Au contraire, on bosse plus, sans respecter les pauses réglementaires. 

2. On reste assis toute la journée, on ne sort plus, on ne se lève plus, on est vissés devant son écran H24, c’est une horreur pour l’organisme.

3. Le repas de midi devient souvent un moment solitaire, alors que c’était un moment d’échange avec collègues, clients ou famille. Je suis frappée aussi de voir le nombre de personnes qui mangent seules à la cafétéria, vite fait.

4. Aujourd’hui, il y a tellement de réunions que midi est le seul moment où l’on peut réellement bosser tranquille, alors on en profite pour rattraper les e-mails. Il y en a même qui poussent le vice jusqu’à proposer des réunions sandwich entre midi et deux, avec eau plate ou eau gazeuse (la fête!), et donc on bosse en mangeant ou l’inverse.

5. On se nourrit souvent mal, sans mâcher, sans plaisir, sans arriver à satiété, puisqu’il faut trente minutes pour cela. Et on se retrouve à 16h30 devant les infâmes distributeurs type Selecta qu’il y a désormais partout (avec le télétravail, les cafétérias ont réduit les horaires) à acheter des machins ultra-transformés, des chips ou des sandwichs triangle pleins de sucre et de mayo, histoire de tenir le coup jusqu’au soir.

Certaines entreprises sont en train d’interdire le fameux desktop lunch. D’une part pour éviter les odeurs dans les bureaux «Qui a réchauffé du curry de poisson?» et les déchets «Qui a pris un kebab/burger/sushi?». Mais surtout pour, je cite, «encourager les employés à se lever de leur bureau et à socialiser». Le monde à l’envers. Quand c’est la boîte qui vous oblige à prendre votre pause, c’est qu’il y a (pardon pour l’expression, mais il faut filer la métaphore alimentaire) comme une couille dans le potage.

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