Nous l’avions rencontrée sur le quai de la gare de Lausanne. Brigitte Rorive nous avait annoncé qu’elle allait quitter la direction des finances des HUG et prendre une préretraite. Elle voulait lever le pied, nous disait-elle, pour consacrer plus de temps à sa famille – elle a désormais huit petits-enfants. Quelques semaines plus tard, nous apprenions qu’elle avait accepté la présidence du conseil de l’Hôpital Riviera-Chablais (HRC). Révolte des médecins et insécurité des 2000 collaborateurs de l’établissement, colère des patients et gouffre financier… Mais qu’allait-elle faire dans cette galère?

également interessant
 
 
 
 
 
 

>> A écouter, le podcast L'écho des CFO: «J'étais souvent la seule femme dans les réunions de CFO»

Trois ans après, les problèmes de gouvernance du Centre hospitalier de Rennaz et de ses satellites à Vevey, Monthey, Aigle et Mottex Blonay semblent réglés. La confiance de la population est en passe d’être rétablie, même si l’institution reste fragile. Brigitte Rorive et l’équipe qui l’entoure ont annoncé des résultats au-dessus du budget pour 2021 et 2022. Les chiffres du premier trimestre 2023 sont, en revanche, préoccupants. «Nous observons une baisse anormale de nos activités sur les mois d’avril et de mai, souligne Brigitte Rorive, sans que nous puissions vraiment l’expliquer; les autres hôpitaux l’ont vécue aussi.» Avec une inflation à la hausse, l’objectif de sortir des chiffres rouges en 2026 paraît difficile à atteindre.

Réformer le système

Il en faudrait plus pour que cette femme solaire se départe de son calme et de son éternel sourire. Si elle a accepté le job, c’est pour contribuer à régler une crise qui a longtemps empoisonné le climat de la région, mais aussi pour mettre à l’épreuve de la pratique sa vision de la santé. «On ne devrait d’ailleurs pas parler de système de santé, mais plutôt de système de soins, précise-t-elle. Car nous ne produisons pas de la santé, nous nous contentons de «réparer» la santé des patients, lorsque c’est trop tard.»

Les budgets consacrés à la prévention sont ridicules. En Suisse comme dans tous les pays de l’OCDE. Voilà pourquoi elle plaide sans relâche pour une réforme qui s’attaque aux causes du mal et non pas aux seuls symptômes. En tant que responsable de la stratégie d’un hôpital, mais aussi comme présidente du conseil de la Fondation Leenaards, qui joue un rôle crucial avec son initiative Santé intégrative et les projets qui s’ensuivent. Par exemple le développement de cette «boussole thérapeutique», une application visant à aider le patient dans son parcours de soins, développée dans le cadre d’un laboratoire citoyen animé par l’Université de Lausanne.

Scolarité brillante

Naturalisée en 2016 dans la commune d’Evolène, Brigitte Rorive reste attachée à sa ville natale, Liège, où elle et son mari ont d’ailleurs récemment acheté une maison. «C’est là que je passerai ma vraie retraite.» Elle s’exprime par phrases rapides et précises, qu’elle évoque les mécanismes complexes des systèmes de santé ou son parcours personnel. Avec un léger accent belge quand l’émotion pointe. Elle raconte sa famille (et un pays) marquée par les deux guerres. Et par le choc pétrolier des années 1970.

Wallon pure souche, son père est associé d’un bureau d’architectes et, avec cinq enfants à nourrir (quatre filles et un garçon), il prend la crise de plein fouet. Une période difficile, même si Brigitte Rorive ne manquera jamais de rien. «J’étais la deuxième et j’avais avec lui une relation très forte, à la fois intellectuelle et affective, poursuit-elle. Ce qui explique peut-être une confiance en moi qui ne m’a jamais quittée.» Elle ajoute: «En revanche, comme enfant, je me suis très tôt et systématiquement opposée à ma mère. L’adolescence? Pas trop rebelle. J’avais tourné la page conflictuelle.» Scoutisme, engagements sociaux intenses («catho, on est en Belgique»), scolarité brillante, Brigitte Rorive entame ensuite des études de droit. «J’excellais dans toutes les branches… sauf dans la discipline principale. En fait, je détestais le droit.» Et la voilà qui bifurque vers la criminologie, au grand dam de son père.

En 1980, avec son premier mari et le futur père de ses deux enfants, elle émigre au Canada, où elle termine son cursus à l’Université de Montréal et entame une carrière dans la recherche. Elle travaille notamment sur le passage de la délinquance juvénile à la criminalité adulte et acquiert de solides notions pratiques de psychologie et de sociologie. «J’ai même fait passer des tests de Rorschach aux détenus des pénitenciers québécois!» Devenue sceptique sur les impacts réels de telles études, elle s’oriente bientôt vers la promotion économique et l’aide aux entreprises, avec le soutien d’un programme de reconversion professionnelle des mères de famille. Et c’est dans ce domaine qu’elle continue de travailler à son retour en Belgique, après une douzaine d’années passées outre-Atlantique. 

Avec son deuxième mari, Ernest Feytmans.

Avec son deuxième mari, Ernest Feytmans.

© DR

Thèse de doctorat à la clé

La cause féminine lui tient encore et toujours à cœur et elle s’étonne que beaucoup de jeunes femmes considèrent le problème de l’inégalité des genres dans le monde de l’entreprise comme réglé. «On a fait des progrès. Cela dit, même dans les milieux de la santé, plus ouverts que les assurances ou la banque, les postes de cadres supérieurs restent très majoritairement occupés par des hommes – je ne compte pas les séances où j’étais la seule femme présente.» Elle n’est pas du genre à descendre dans la rue, mais soutient et promeut les femmes compétentes dans son rayon d’action. «Quand j’étais petite, j’aurais préféré être un garçon. C’était tellement plus facile.» Et quand on lui demande quel est son trait de caractère principal, elle répond: la détermination. Il faudrait ajouter: le courage. Elle n’a peur de rien ni de personne. «J’aime les défis.» Sourire.

Quand son deuxième mari, Ernest Feytmans, qu’elle a rencontré en 1992, se voit proposer le poste de directeur de l’Institut suisse de bio-informatique logé alors à l’Université de Genève, elle l’encourage à accepter. Le couple va devoir vivre à cheval sur deux pays pendant plusieurs années: elle basée en Belgique, où ses enfants adolescents terminent leur scolarité, lui en Suisse – ses trois enfants issus d’un premier mariage volant déjà de leurs propres ailes. En parallèle à son emploi, elle se lance alors dans une thèse de doctorat en management et stratégie des organisations. Sujet: les entreprises réseaux. Une expertise qui lui sera précieuse lorsque, en 2006, elle rejoint son mari au bord du Léman et décroche le poste de responsable des projets stratégiques et adjointe du directeur général aux HUG.

La tribu: mère de deux enfants – son mari a trois enfants issus d’un premier mariage,  – Brigitte Rorive a désormais huit petits-enfants.

La tribu: mère de deux enfants – son mari a trois enfants issus d’un premier mariage, – Brigitte Rorive a désormais huit petits-enfants.

© DR

«Il m’a fallu quelques mois pour m’adapter, dit-elle. En Belgique, les rapports entre collègues sont d’emblée chaleureux et conviviaux. Quand un nouveau ou une nouvelle débarque, on se tutoie immédiatement, on va boire une bière ensemble après le travail. Aux HUG, je me suis d’abord trouvée dans un long couloir avec toutes les portes fermées. Les relations étaient… très civiles et polies, mais distantes.» Brigitte Rorive arrive de plus au milieu de la mise en œuvre des restructurations proposées par la société Boston Consulting Group. Des réformes qui secouent l’établissement genevois et ne facilitent pas a priori une acclimatation.

La gestionnaire va cependant rapidement gagner une réputation de manager accessible, directe dans les rapports humains et respectueuse de ses interlocuteurs. Si bien que, quelques années plus tard, on la poussera à présenter sa candidature à la succession de Bernard Gruson, directeur général en partance. «C’était trop tôt, observe-t-elle avec le recul. Je n’étais pas encore prête. En tout cas, même si je n’ai pas été choisie, je ne regrette rien. Le processus de sélection a duré un an. J’en suis sortie épuisée, mais j’ai beaucoup appris.» Elle sera nommée directrice des finances quelques mois après.

«En Belgique, les rapports entre collègues sont d’emblée chaleureux et conviviaux. Aux HUG, les relations étaient... très polies, mais distantes.»

 

Vision populationnelle de la santé

On imagine à cette fonction des personnalités obsédées par les chiffres et centrées exclusivement sur ce qui se passe dans leurs murs. «Ce qui m’a frappé d’emblée, explique Idris Guessous, chef du service de médecine de premier recours aux HUG et vice-doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Genève, c’est que Brigitte Rorive cultive assez naturellement une approche dite populationnelle de la santé. Elle s’interroge constamment sur le rôle de l’hôpital dans son bassin de population et intègre dans ses réflexions le rôle des cabinets médicaux, des maisons de santé et des EMS, des soins à domicile.» On peut s’étonner, en effet, de l’entendre répéter: l’hôpital ne doit pas être au centre du système de santé, mais en bout de chaîne, quand il n’y a plus d’autre recours possible. Pour des raisons de coûts, mais surtout de qualité de vie du patient. Une position a priori à rebours des intérêts d’établissements contraints de faire du chiffre d’affaires pour équilibrer leurs charges. Et, oui, l’hôpital a aussi pour mission de jouer un rôle en matière de prévention! «J’ai été fascinée, ajoute Karin Perraudin, présidente du conseil d’administration du Groupe Mutuel, quand je l’ai entendue pour la première fois s’exprimer lors d’une table ronde commune. Elle allie des compétences de gestion pointues et une capacité d’analyse impressionnante quand on sait combien il est difficile de raisonner de manière large sur l’avenir de l’écosystème de santé. Et j’apprécie son franc-parler.»

Cette vision populationnelle, Brigitte Rorive a contribué à en faire l’un des axes du plan d’action stratégique 2023-2027 de l’Hôpital Riviera-Chablais. Et, parce qu’elle ne fait jamais les choses à moitié, elle a pris un appartement au Bouveret, à quelques kilomètres du Centre hospitalier de Rennaz, pas loin du Léman. «Depuis toujours, j’adore me balader au bord de l’eau. Et quand je dois résoudre un problème, je marche pour prendre du recul et tenter de trouver la solution idoine.»

Sur les remèdes proposés ces derniers jours au parlement, elle s’exprime de façon très critique. Tant que le système de santé reposera sur un financement à l’acte, rien ne changera vraiment. Le volume des prestations va continuer de croître et les coûts avec. Un modèle intrinsèquement inflationniste, donc. Ce qu’aucun politique ne dit clairement. Une piste porteuse d’espoir? Les réseaux de soins comme celui testé actuellement dans l’Arc jurassien par le Swiss Medical Network et la compagnie d’assurances Visana qui s’inspire de l’exemple américain Kaiser Permanente. Le financement à l’acte est remplacé par un système de forfait. Et les acteurs impliqués (les médecins, les cliniques, les hôpitaux…) n’ont ainsi plus aucune incitation à pousser à la consommation. Une bonne formule, mais qui va souvent de pair avec une sélection des risques, nuance-t-elle. La caisse unique? Si le financement à l’acte est maintenu, ça ne changerait pas grand-chose.

Réduire le catalogue des prestations offertes? Dans une approche holistique de la santé, qui allie médecine traditionnelle et médecines alternatives, il faudrait au contraire l’élargir, mais avec des mécanismes de régulation. Améliorer la coordination des soins pour éviter la redondance des actes médicaux et les interactions médicamenteuses problématiques? C’est une évidence. «Il faut agir sur la pertinence des actes et des prestations pour limiter leur volume, et non sur leur prix.» Mais qui pour financer? Pareil pour la prévention, qui ne représente encore aujourd’hui que 3% des 83 milliards du budget de la santé. La LAMal n’a pas été conçue pour ça. Et pourtant les déterminants de la santé sont à 80% liés à l’environnement, à l’hygiène, au niveau de vie et à l’alimentation. «Notre système marche sur la tête. Et l’explosion des coûts n’est que le symptôme de notre incapacité à le remettre droit sur ses jambes.»

Bio express

1959
Naissance à Liège, dans une famille de cinq enfants.

1980
Master en criminologie à l’Université de Montréal.

1992
Retour en Belgique. Rencontre avec son deuxième mari, le biologiste Ernest Feytmans.

2006
Doctorat en management et stratégie des organisations à l’Université de Lille. Arrivée à Genève. Entre aux HUG.

2013
Nommée directrice des finances des HUG.

2020
Prend la présidence de l’Hôpital Riviera-Chablais. Et celle du conseil de la Fondation Leenaards deux ans plus tard.

Weisses Viereck
Alain Jeannet