«C’est un défaut de fabrication. Je n’ai pas les neurones connectés comme tout le monde. J’apprends plus vite, mais un détail insignifiant peut tourner chez moi à l’obsession. Mes parents ont très vite remarqué ma différence. Je n’interagissais pas avec les autres et, par exemple, vers l’âge 6 ans, je me suis passionné pour l’assassinat de l’homme d’Etat italien Aldo Mauro. J’avais échafaudé une théorie, au point que j’étais sûr que les Brigades rouges allaient venir m’enlever à la maison, dans le Val-de-Travers.

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Les premiers médecins m’ont diagnostiqué schizophrène, puis un pédopsychiatre a trouvé de quoi je souffrais: c’est comme si une bande magnétique dans la tête ne s’arrêtait jamais. Il a conseillé à mes parents de m’inscrire au football, car ce n’est pas une activité cérébrale. Ce sport m’a fait du bien, mais je restais complètement asocial. A l’école, je m’ennuyais, ce qui me marginalisait encore plus.

Physiquement, je ne supportais pas non plus d’être dans la même pièce qu’une autre personne. Cela m’a poussé vers les ordinateurs. Je pouvais enfin interagir avec quelqu’un sans le voir et me mesurer à une machine. Evidemment, aujourd’hui, j’ai progressé et j’arrive à parler normalement avec un client. Je fais même des conférences. Pourtant, la première rencontre me demande toujours un effort colossal et, avant, je suis dans un trac absolu. Pour me calmer, j’essaie de me préparer en brisant la glace avec mon interlocuteur par e-mail ou sur LinkedIn.

A la fin de mon université, à Neuchâtel, j’avais noté le nom de cinq entreprises où je rêvais de travailler. Il y avait Nestlé, qui cherchait des business analysts. A l’époque, je cachais mon syndrome. Mais, après trois semaines, lorsqu’ils ont constaté que j’avais déjà compilé toutes les datas reçues et fait le tour de la question, j’ai dû en parler. Mon handicap est devenu un super-pouvoir. J’ai alors rapidement pris la responsabilité du département de business intelligence. Mario Corti, le CFO de Nestlé, m’a pris sous son aile. Mon cerveau en arborescence était utile à quelqu’un.

Les business analysts n’étaient pas nombreux dans les années 2000. Désireux de changer, j’ai accepté un poste à la BCV, puis à la BCGE. A côté, je développais en free-lance des cours sur le big data et le marketing des données. J’avais aussi racheté 25% de l’entreprise de mon oncle, MES Gestion, qui propose du conseil et de la formation aux entrepreneurs. On est passés de six personnes à 30 aujourd’hui, avec une présence à Neuchâtel, à Genève et en Valais. J’ai finalement abandonné complètement la banque pour devenir entrepreneur à temps plein. On développe actuellement le projet Digitalizers, avec le soutien du Seco, pour aider les métiers commerciaux et administratifs dans leur transformation digitale.

En parallèle, avec ma compagne, on a lancé Starterland, une société de conseil en stratégie numérique. Les ponts entre les deux entités sont évidents et multiples, raison pour laquelle, en 2024, nous allons tout regrouper sous une seule entité, que l’on va rebaptiser.

Plus inattendue, ma présence au conseil d’administration de la BCN, depuis un an. Outre la transformation digitale, mon rôle est aussi de secouer le cocotier. Les séances sont très animées, mais on ne sort jamais sans avoir trouvé un consensus. J’apprends beaucoup humainement.

J’ai trouvé un moyen d’utiliser mon défaut de «câblage neuronal» en le mettant au service des autres. C’est une grande fierté. Mais il y a encore des situations où mon syndrome me limite. Je ne suis pas doué pour la gestion du personnel. C’est pourquoi je me suis entouré d’une responsable RH de génie. Elle sait calmer le jeu, car parfois je peux partir dans des crises verbales que je regrette. Ma gestion des émotions est sans filtre: je peux passer rapidement du nirvana aux enfers, si une nouvelle n’est pas bonne. Heureusement, l’équipe me connaît et certains me ressemblent. J’ai d’ailleurs plusieurs collaborateurs Asperger. Ils apportent vraiment quelque chose, une agilité intellectuelle. De là à ne travailler qu’avec des gens comme moi? Peut-être pas, mais cette mixité fait des merveilles.»