Si l'on en croit les chefs d'entreprise américains, des intelligences artificielles pourraient bientôt diriger leurs propres firmes. Lors d'une enquête menée auprès de 800 CEO, 49% ont déclaré que les algorithmes pourraient prendre en charge la plupart ou même la totalité de leurs activités. 47% ont même déclaré que c'était «une bonne chose». L'enquête a été menée par la plateforme internet EDX, qui propose des cours en ligne. Mais est-il vraiment possible de remplacer un dirigeant par une IA?

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Interrogés à ce sujet, les top managers suisses se montrent sceptiques. «En tant que CEO, beaucoup de mes aptitudes ne peuvent être numérisées, souligne Christoph Aeschlimann, patron de Swisscom. Parmi celles-ci figurent la créativité, la pensée critique, le travail de direction directe et la capacité à mobiliser nos collaborateurs pour mettre en œuvre notre vision.» De même, les échanges personnels avec les clients, les investisseurs, les journalistes et les politiciens ne peuvent être numérisés.

Selon Michèle Rodoni, CEO de La Mobilière, il est également peu probable que l'IA prenne à l’avenir le relais à la tête des compagnies d'assurance. «L'empathie, la pensée stratégique et la prise de décision sont des thèmes sur lesquels je suis quotidiennement sollicitée en tant que CEO. Et c'est là que l'intelligence artificielle présente ses limites.»

Les tâches du CEO dépassent l'IA

Mais à quoi pourrait ressembler à l'avenir la répartition des tâches entre l'homme et la machine? Pour y voir plus clair, il est utile de regarder ce que fait un CEO. La meilleure analyse à ce sujet a été présentée en 2018 par le théoricien américain du management Michael Porter. Il a demandé aux assistants de 27 responsables d'entreprises de rapporter précisément ce à quoi leur patron consacrait sa journée.

Résultat: les CEO consacrent 25% de leur temps aux personnes et aux relations. Ils accueillent de nouveaux collaborateurs, recherchent la relève et décident des promotions. En outre, 16% du temps de travail est dédié au développement de l'organisation et de la culture d’entreprise. Pour toutes ces questions humaines, l'IA n'est guère utile. De plus, diriger signifie beaucoup communiquer: 61% du temps est consacré à des entretiens personnels. Mais pour les contacts en face à face, il faut encore un être humain.

L'IA comme soutien et assistance

De plus, les emplois de management sont généralement «peu compatibles» avec l'IA. Le cabinet de conseil McKinsey estime qu'au maximum 44% des activités peuvent être automatisées dans ce domaine. Dans le back-office, en revanche, le taux est de 87%. La différence s'explique par le fait que le travail d'un cadre est moins répétitif. Les algorithmes sont encore dépassés par cette polyvalence. «Pour les CEO, même au quotidien, les tâches, l'environnement, les contextes changent constamment. En revanche, la technologie ne permet actuellement que l'automatisation de certaines fonctions spécifiques», explique Andreas Ess, partenaire chez McKinsey à Zurich et responsable de QuantumBlack, la branche IA de l'entreprise en Suisse.

L'IA pourrait toutefois prendre le relais sur certains points de l'agenda du manager. Selon une autre étude de Michael Porter réalisée pour la Business Harvard Review, un CEO typique passe 25% de son temps à écouter les rapports des différents secteurs d'activité et départements. Les experts voient un potentiel d'automatisation dans de telles activités. «L'IA générative peut très bien créer des résumés d'une grande quantité de données», explique Andreas Ess. En d'autres termes, le CEO de demain ne va pas éplucher les rapports, mais laissera un assistant numérique s'en occuper.

Les cadres suisses profitent déjà des opportunités offertes par les machines: «L'IA peut aider directement un CEO, notamment pour les analyses de marché et les questions technologiques», explique Christoph Aeschlimann. Michèle Rodoni complète: «Elle m'aide par exemple pour de courtes traductions ou comme source d'inspiration.»

Un contrôle complet semble improbable

Il est rare que les entreprises confient entièrement le contrôle à une machine. Parmi les pionniers en Europe, on trouve la start-up britannique Hunna Technology, qui propose un test à domicile pour les maladies du foie. En juillet, son fondateur Ahmed Lazem a annoncé qu'il allait démissionner et confier toutes les décisions à un programme informatique appelé Indigo VX, qui aurait aidé à identifier de nouveaux marchés et des tendances de consommation avec un taux de réussite de 90%. «Je démissionne parce que je considère qu'une IA supervisée par l'homme est plus intelligente que moi», a-t-il déclaré. Mais comme le programme est un produit de la start-up, cette passation de pouvoir - annoncée en grande pompe - peut aussi être vue comme une action de relations publiques.

Quoi qu’il en soit, les experts estiment qu'il est peu probable, à l'heure actuelle, qu'un algorithme prenne réellement la direction des opérations. Ils voient plutôt la machine comme un copilote. Andreas Ess décrit ainsi cette répartition des tâches: «L'IA effectue le travail préparatoire, l'homme se concentre sur les conclusions. Les managers décident de la stratégie.»

Il cite comme exemple le domaine des fusions et acquisitions. À l'avenir, des algorithmes chercheront de manière autonome des candidats potentiels à la reprise et effectueront une présélection. Ensuite, le CEO entrera en action, parlera avec des experts et rassemblera des informations auxquelles l'IA n'aura pas accès. Le management pourra ensuite décider d'une acquisition. «L'IA apporte dans tous les cas un énorme potentiel. Les CEO sont à la fois utilisateurs et moteurs de la technologie. Se contenter d'être observateur est une occasion manquée», ajoute le partenaire de McKinsey.

L'IA en tant que personne morale

Pour l'instant du moins, l'IA conserve un rôle de conseiller. Mais à long terme, les machines pourraient effectivement viser la fonction de chef. «On peut imaginer que les grands groupes développent une sorte d'intelligence d'entreprise, qui pourrait même donner des impulsions stratégiques», explique Damian Borth, professeur d'intelligence artificielle et d'apprentissage automatique à l'Université de Saint-Gall. Selon lui, cette évolution est incontournable: «Un jour, les quantités de données seront si importantes qu'un être humain ne pourra plus en avoir une vue d'ensemble.»

La dernière barrière pourrait alors tomber: la machine ne fera pas que penser, elle agira également. «Les intelligences d'entreprise pourraient être comprises comme une extension de la personne morale et prendre des décisions juridiquement contraignantes», explique Damian Borth. Il établit un parallèle avec les derniers développements en matière de conduite autonome. Mercedes, par exemple, propose depuis peu une fonction d'auto-conduite dans son modèle haut de gamme. Si son algorithme commet une erreur, ce n'est pas le conducteur qui est responsable, mais le constructeur. 

L'IA prend donc déjà des décisions avec des conséquences juridiques. La voiture autopilotée sera-t-elle suivie un jour par l'entreprise autopilotée? Damian Borth pense que c'est possible, en ajoutant, avec un clin d'œil: «Si quelque chose se passe mal, les entreprises pourront alors rejeter la faute sur l’IA.»

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans la Handelszeitung.

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Constantin Gillies