On parle beaucoup de fossé numérique, idéologique et professionnel entre les générations, mais il y a une chose dont on ne parle jamais, c’est du fossé de la fête de Noël. Attends, quand tu prononces les mots «soirée de boîte», tu vois les sourires sur les lèvres des 50+, car ils se souviennent des bamboulas débridées, des cuites mémorables, des buffets mémorables, des coucheries mémorables, aussi. C’est l’un des rares domaines à propos duquel on ose encore dire «c’était mieux avant». Oui, parce qu’il y a un avant et un après. Avec la crise, le covid, et #MeToo au milieu.

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Avant:

Il était acquis que la soirée de fin d’année servait de défouloir pour évacuer la pression. Même le chef du personnel (ça s’appelait comme ça à l’époque) montrait l’exemple en se déhanchant sauvagement sur la piste et en vidant des hectolitres de sangria. On y allait boule à facettes paillettes glamour grosse déco, parfois même soirée costumée, attractions diverses, humoriste, groupe de musique live. Une fois, et on n’en est pas monstrueusement fiers aujourd’hui, on avait fait venir des strip-teaseurs dans une fête d’émission. Bon, nous avions au moins exigé l’égalité, il y avait une femme et un homme qui se déshabillaient, mais imaginez la même chose aujourd’hui. Une autre année, nous avions choisi comme cadre un club un peu coquin (juste comme cadre, hein) et nous avons parlé pendant des semaines de cette future «soirée SM», un collègue avait pris la chose au premier degré et était arrivé déguisé avec collier de chien, pince-tétons, string en cuir, au milieu des gens tous habillés normalement, un grand moment.

Souvent, c’était open bar, comprenez alcool à gogo jusqu’au bout de la night, donc imaginez l’état des troupes après quelques heures. C’était généralement à ce moment-là que l’orchestre lançait le slow time (type de danse que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître) et ce qui se passait sur les 7 minutes de Purple Rain ne sortait pas de la soirée, et encore moins ce qui se passait après. On tenait juste un petit débrief le lendemain à la machine à café, après la distribution générale d’Aspégic. Mais il n’y avait pas de portables, les photographes du journal interne faisaient les portraits classiques et décents avant 22 heures. Alors on ne va pas se mentir, c’étaient des soirées à haut risque de dérapage et de mains baladeuses, d’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’on appelait ces événements des «pince-fesses».

Un jour, quelqu’un avait proposé une soirée fondue au bord du lac avec nage nocturne en eau froide et sauna. L’idée avait recueilli zéro suffrage. Au sauna, à côté de sa hiérarchie, en maillot (ou sans, mais ne mettez pas ces images dans votre tête, vous n’arriverez plus à vous en débarrasser), heu, non. Il y avait des limites, quand même.

Maintenant:

Fini le bling et le clinquant, il faut que ça fasse pauvre, ou en tout cas sobre, c’est la crise, on ne dépense pas d’argent pour faire la fête. On maintient les soirées parce que cela fait partie du management positif, mais le but n’est pas de s’amuser, il est, selon un organisateur d’événementiel, de «consolider l’esprit d’équipe, de marquer les valeurs d’une entreprise et de remercier les employés pour l’année passée et les encourager pour celle qui vient». Evidemment, on est très loin de la fête du slip. Résultat, on fait plutôt un apéro dit «dînatoire» (mais on a faim en sortant), il y a des tickets pour les boissons alcoolisées, pas d’animations ou de jeux potentiellement humiliants, donc vive l’escape game (c’est collectif) ou le blind test, pas de soirée à thème qui pourrait être raciste, sexiste ou ringarde (Les mille et une nuits avec la danse du ventre, ça va pas jouer, le concours de pulls moches, c’est plus fédérateur). Et surtout, dans la mesure où tout peut désormais se retrouver illico sur les réseaux sociaux, il faut montrer que c’est écolo et inclusif. Donc buffet sans (trop de) viande, produits locaux, pas de vaisselle jetable, pas de cadeaux fabriqués en Chine, pas de personnes avinées sur les selfies, on se tient à carreau et on ne sort ses mains de ses poches que pour tenir son verre de vin biodynamique, prendre une verrine au concombre, et serrer celles des gens importants.

Cela dit, il y a une tradition qui perdure, c’est le discours de la direction. A part qu’il est désormais en langage épicène. Merci à toutes et à tous, ce n’était pas facile cette année mais grâce à vous bla bla, ce sera pire l’année prochaine, je prépare les esprits, santé et bonne soirée. On se dit que ce serait l’occasion rêvée d’annoncer un petit cadeau, genre augmentation générale des salaires, mais bon, ça fait longtemps qu’on ne croit plus au Père Noël.

Carré blanc
Martina Chyba