Elle était en vacances en Thaïlande avec sa maman lorsqu’elle a reçu un e-mail de l’Elysée. Une invitation impromptue à participer à une rencontre réunissant autour d’Emmanuel Macron les grands noms de l’intelligence artificielle d’origine française: Arthur Mensch (Mistral), Xavier Niel (Iliad), Yann Le Cun (Meta)... ainsi que de prestigieux invités étrangers parmi lesquels Eric Schmidt (Google) ou Robin Li (Baidu).
Cofondatrice et CEO de la start-up Virtuosis, lancée à l’EPFL et désormais basée au Biopôle d’Epalinges, Lara Gervaise a d’abord cru à une plaisanterie avant de comprendre le sérieux du message. Et les implications pratiques de sa participation. «Je n’avais avec moi aucun vêtement adapté aux circonstances et c’est mon associé, Edoardo, qui m’a apporté la tenue nécessaire à ma descente d’avion. Je me suis changée dans un café et j’ai foncé au rendez-vous.»
Prévenir les maladies avec un simple enregistrement
Un échange de cinq minutes en bilatéral a permis à la jeune ingénieure d’expliquer au président français la technologie de Virtuosis et de répondre à ses questions. «Il a tout de suite compris de quoi il retournait», souligne Lara Gervaise. En quelques mots: grâce à l’intelligence artificielle, la start-up vaudoise développe des outils d’analyse des biomarqueurs de la voix offrant aux médecins, notamment aux généralistes, une aide au diagnostic rapide et fiable des signes avant-coureurs du burn-out, une mesure précise de la tension artérielle, mais aussi la détection précoce du parkinson, du diabète de type 2, des pathologies cardiovasculaires, du cancer de la gorge… plus d’une vingtaine de maladies au total.
On voit d’ici l’énorme potentiel de cette technologie en matière de prévention et de développement de la télémédecine. Avec comme corollaire une réduction des coûts de la santé. Et le recours, en particulier dans les pays en voie de développement et dans les déserts médicaux, à des prestations médicales difficilement accessibles jusqu’ici. Emmanuel Macron a d’ailleurs d’emblée mis en contact Virtuosis avec son ministre de la Santé. Un ambitieux programme national de prévention des risques psychosociaux en a résulté.
Avec Emmanuel Macron, lors d’une rencontre au sommet avec des acteurs importants de l’IA.
En Suisse, Virtuosis a noué des collaborations avec les HUG pour une expérience de prévention du burn-out chez le personnel soignant. Elle s’apprête à annoncer plusieurs partenariats en matière de téléconsultations avec des acteurs importants de la santé, dont plusieurs assureurs. Mentionnons aussi l’intérêt du géant bâlois de la pharma Roche pour cette technologie.
La voix offre une richesse d’informations qu’on commence à peine à exploiter, nous explique Lara Gervaise. Sur la base d’un bref enregistrement vocal, la tonalité, la vitesse et le rythme d’élocution sont corrélés avec les maladies mentionnées ci-dessus. La fiabilité du diagnostic dépend au final de la quantité ainsi que de la qualité des données recueillies et analysées par l’intelligence artificielle. Et l’ingénieure de souligner l’importance des liens noués avec des universités, des hôpitaux et des instituts de recherche du Canada aux Emirats arabes unis, en passant par le Luxembourg et la Suisse, bien évidemment. Ces collaborations fournissent, sous forme d’études cliniques, la matière première essentielle à Virtuosis.
«Nous nous trouvons à la croisée des chemins», souligne Lara Gervaise. Dans cinq à dix ans, les analyses de voix devraient avoir, dans le dossier médical du patient, la même importance que les analyses de sang. Les biomarqueurs de la voix sont non seulement d’une impressionnante fiabilité, mais leurs «prises» (un simple enregistrement de trente secondes) sont aussi moins invasives que les prises de sang et plus faciles à transmettre, précise-t-elle. Pour que cette nouvelle technologie déploie ses effets à large échelle, il faudra, c’est clair, qu’elle soit remboursée par les assurances de base. Voilà pour la vision à moyen et à long terme. Mais quid des défis les plus immédiats?
De l’EPFL à Microsoft: une start-up qui fait parler d’elle
Fondée en 2022 comme spin-off de l’EPFL, Virtuosis a négocié un décollage rapide. Le géant Microsoft l’a nommée start-up de l’année en 2023 et a intégré son premier produit sous forme d’un plug-in dans Teams. Cette application vise à améliorer les capacités de communication de ceux qui l’utilisent et à repérer les signes avant-coureurs du burn-out, nous y reviendrons. Ce partenariat a d’emblée donné une grande visibilité à Lara Gervaise.
Mais pour qui vise un impact massif, les obstacles à franchir sont nombreux. D’abord parce que la santé publique reste un domaine très réglementé. Ceux qui connaissent la ténacité de Lara Gervaise, à commencer par sa mère, Naïma Gervaise, et son associé, Edoardo Giudice, n’ont toutefois aucun doute. Elle ne lâchera pas avant d’atteindre son objectif. «Elle est tenace, pour ne pas dire têtue, sourit ce dernier. Le hic, c’est qu’elle a le plus souvent raison.»
Après avoir rêvé, enfant, d’être… présidente, Lara Gervaise a pensé un temps devenir médecin. Si elle a opté au final pour des études d’ingénieure, c’est d’abord, eh oui, parce qu’elle ne supporte pas la vue du sang, mais aussi par conviction féministe. «La plupart des filles fortes en sciences choisissent une carrière médicale alors qu’il y a tant à faire dans la technologie. Une raison supplémentaire de ne pas suivre le courant normal et de tracer ma propre voie.» Sa mère, elle-même ingénieure chimiste, nous raconte que, toute petite, Lara imaginait des outils destinés à aider les personnes handicapées. «Elle était déjà passionnée de robotique.» L’exemple de Naïma Gervaise, arrivée du Maroc seule, à l’âge de 17 ans, pour suivre des études qu’elle a financées elle-même, l’a sans doute aussi inspirée.
Une jeune CEO au parcours impressionnant
Arrivée à l’école primaire en sachant lire et écrire, la petite fille saute d’emblée une année. «Elle était d’une timidité maladive, elle soufflait les réponses aux questions de la maîtresse à sa voisine plutôt que de lever la main», poursuit Naïma Gervaise. Son temps libre et ses vacances sont consacrés à la gymnastique rythmique. Elle s’entraîne entre quatre et six heures par jour, rejoint bientôt l’équipe nationale française, mais décide à l’âge de 14 ans de privilégier ses études alors qu’elle semble bien partie pour participer aux Jeux olympiques de Tokyo. «En gymnastique, votre carrière se termine de toute façon à 20 ou 21 ans. Dureté des entraînements, blessures... D’où ma décision, difficile à prendre sur le moment, mais que je n’ai jamais regrettée.» Elle n’en continue pas moins, en parallèle au lycée, à faire du volleyball, en ligue professionnelle, se met au triathlon, obtient là encore de très bons résultats – son père, ingénieur et ancien responsable de la cybersécurité chez Orange, est aussi un marathonien chevronné. Quelques années plus tard, elle s’essaiera aux arts martiaux mixtes (MMA) lors d’un stage en Californie. «J’ai besoin du sport pour garder mon équilibre», souligne-t-elle. Et même si Virtuosis occupe désormais le plus clair de son temps, elle note dans son agenda les plages qu’elle y consacre chaque semaine. En arrivant en Suisse, elle s’est mise à l’escalade.
Ancienne membre de l’équipe nationale française de gymnastique, Lara Gervaise s’est mise à l’escalade en arrivant en Suisse.
Acceptée dans la meilleure école de classe préparatoire en vue d’intégrer Polytechnique (l’X), Lara Gervaise a pourtant ressenti le besoin d’aller voir ailleurs. Changement de plans, donc, lorsqu’elle repère l’EPFL sur un forum et finit par s’inscrire en Faculté de microtechnique. Elle va suivre en parallèle les cours de la Faculté d’informatique et communications. Elle complétera d’ailleurs, pendant son master, sa formation d’ingénieure par des cours de management, de droit et de finance. Curieuse de tout.
Le premier déclic entrepreneurial a lieu à l’EPFL, mais c’est un voyage dans la Silicon Valley, organisé par la Banque cantonale vaudoise (BCV) pour les startupers en herbe, qui la conforte dans son envie de troquer une carrière académique contre le monde de l’économie. C’est d’ailleurs lors de ce même voyage qu’elle repère Twist Bioscience, où elle entame un stage quelques mois plus tard. L’une des expériences les plus marquantes de sa vie.
Lara Gervaise vous raconte la genèse de Virtuosis dans une langue précise et à une vitesse qui, par moments, vous donne le tournis. Et il faut bien s’accrocher pour faire le lien entre son projet de master sur les voitures autonomes, les problèmes de responsabilités qu’elles soulèvent et la recherche qui servira de base à sa future start-up, menée en collaboration avec des chercheurs en sciences sociales. Les conditions éthiques des développements rapides du machine learning ne cessent en tout cas pas de la préoccuper. «Nous serions plus loin dans nos développements si nous obéissions aux mêmes principes que les Américains ou les Chinois.» Mais voilà, les cadres réglementaires suisse et européen, les précautions prises, la protection des données privées imposent certaines contraintes. Sans doute salutaires, selon elle.
Dans un premier temps, Lara Gervaise s’est donc intéressée au lien entre la voix et la capacité de communication des individus avant de l’étendre à des corrélations entre la voix, le stress, la fatigue, les signes avant-coureurs du burn-out. On est là dans le domaine dit du bien-être donc non soumis au contrôle des autorités comme la FDA aux Etats-Unis. Le fameux plug-in intégré à l’application Teams de Microsoft a pu être ainsi proposé aux collaborateurs d’une cinquantaine de grandes entreprises, à des administrations et à de nombreuses PME.
Téléchargée plusieurs milliers de fois, cette application offre aux employés, seuls à pouvoir consulter le résultat de leurs analyses, la possibilité de se tester régulièrement, d’obtenir automatiquement et gratuitement du soutien via par exemple une ligne téléphonique ou des sessions de coaching. «Les individus sont souvent dans le déni quand ils souffrent de burn-out, notre application les aide à prendre conscience du problème et à ne pas attendre que leur condition se dégrade encore plus.» Pour l’entreprise, de tels outils permettent de minimiser les risques psychosociaux. Et de diminuer les coûts considérables qu’ils occasionnent. Les données recueillies grâce à l’utilisation de cette intelligence artificielle, agrégées et rigoureusement anonymisées de manière automatique par les soins de Virtuosis, offrent par exemple un précieux outil de repérage des relations toxiques au sein des équipes. L’abonnement à ce plug-in commence à 4 francs suisses par utilisateur et par mois, le prix d’un café. «Un investissement qui fait sens, vous ne trouvez pas?»
Le plug-in intégré à l’application de visioconférence de Microsoft pose des questions de confidentialité. Ce que dit la charte de Virtuosis: «Les données sont chiffrées et restent strictement entre Teams et Azure (le cloud de Microsoft, ndlr). Nous ne stockons pas de données identifiables. Sauf décision contraire, nous ne traitons pas la transcription et supprimons les fichiers audio dès qu’ils sont traités (peu de temps après la fin de l’appel).»
Pour ceux qui veulent tester l’application de Virtuosis: app.virtuosis.ai
On demande à Lara Gervaise quel a été le «aha, aha moment», l’instant précis où la vision de Virtuosis s’est cristallisée. Il faudrait plutôt parler d’un processus itératif. La rencontre et les échanges avec son futur associé, Edoardo Giudice, ont été cruciaux. Déjà cofondateur d’une entreprise de conseil en finance et en commerce international, ancien de BNP Paribas, l’économiste peut se targuer d’une solide expérience du monde des affaires doublée, au travers d’une fondation basée à Genève, d’une sensibilité aux questions de santé publique dans les pays en voie de développement. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il rencontre Philippe Douste-Blazy, cardiologue, notamment ministre de la Santé sous Chirac, ancien sous-secrétaire général des Nations unies et désormais membre du conseil de Virtuosis.
«Nous sommes comme le yin et le yang», résume Edoardo Giudice, qui ne tarit pas d’éloges sur les connaissances scientifiques et la rapidité intellectuelle de Lara Gervaise. L’appétence de la jeune femme pour les sports aventureux contraste avec sa propre pratique, quasi quotidienne, du yoga. Et si la jeune femme coiffe la casquette de CEO alors qu’il accumule une expérience business de plus de vingt ans, c’est qu’elle sait défendre la cause de Virtuosis avec éloquence et un grand talent de vulgarisation. Ajoutons toutefois que, à la tête d’une entreprise qui compte une dizaine de personnes, les titres n’ont pas une importance centrale. Dans le partage des rôles, c’est du reste lui qui endosse celui de président du conseil.
Jusqu’à récemment, j’ai tout fait pour cacher mon âge.
«J’ai jusqu’à récemment tout fait pour cacher mon âge, souligne Lara Gervaise, 26 ans depuis quelques semaines. Je ne vous dis pas le nombre de fois où nos interlocuteurs se sont d’emblée tournés vers Edoardo comme s’ils ne concevaient pas qu’une femme jeune puisse être un ingénieur, un vrai. Le type de réflexes qu’on observe d’ailleurs plus souvent dans les rapports B to B que dans nos relations avec le monde médical. Je comprends, mais le monde change.» Et d’ajouter qu’elle a beaucoup de chance d’avoir un partenaire complémentaire à elle et ouvert. Le yin et le yang, en effet.
Croissance, éthique et ambitions globales
Sur les données financières de Virtuosis, les deux associés restent discrets. En réalité, les premières rentrées conséquentes sont récentes. Elles vont permettre d’engager de nouveaux collaborateurs, notamment dans le commercial, et d’offrir des salaires compétitifs aux collaborateurs actuels. Pour éviter d’être dilués par des investisseurs extérieurs, Lara Gervaise et Edoardo Giudice n’ont jusqu’ici pas fait appel à des sociétés de capital-risque. L’idée est de consolider d’abord la base scientifique de l’entreprise et de renforcer encore les collaborations avec les universités et les instituts de recherche avant de booster le chiffre d’affaires. «C’est cet écosystème bâti ces six dernières années qui fait notre force», disent-ils de concert.
Fin avril, le tandem participait à Tampa, en Floride, à un congrès des spécialistes des biomarqueurs de la voix. Ils en ont profité pour faire un saut à Boston et nouer des contacts avec le MIT et la Harvard Medical School, entre autres institutions prestigieuses. Dans les milieux académiques, l’humeur est morose, les coupes budgétaires anticipées touchant près de la moitié des projets de recherche, merci Donald Trump! Pour la recherche d’investisseurs, une fois l’incertitude actuelle dissipée, les Etats-Unis continuent d’offrir un environnement favorable. «Les Américains voient grand, ils ont un autre rapport au risque. A contrario, le marché européen reste dans notre domaine très fragmenté et sujet à des réglementations nationales.»
Malgré ces obstacles, les deux fondateurs de Virtuosis n’imaginent pas quitter la Suisse. On y trouve des ingénieurs qualifiés, les relations avec les institutions universitaires (HUG, EPFL, IMD…) sont excellentes. A l’étranger, le système de santé suisse, à tort ou à raison, inspire la confiance dès lors qu’on parle éthique et protection des données. Pour un impact global en matière de santé publique, la proximité de la Genève internationale reste un atout indubitable, malgré les difficultés actuelles. Car Lara Gervaise n’est pas prête à renoncer à son rêve d’enfant: sauver le monde. Et si ce n’est pas par la politique, en tant que présidente, ce sera par la science.
1999
Naissance de parents ingénieurs en Ile-de-France. Enfance et scolarité en Normandie, près de Rouen.
2013
Quitte la gymnastique de compétition.
2016
Entre à l’EPFL en Faculté de microtechnique.
2019
Stage chez Twist Bioscience à San Francisco. Rencontre son futur associé, Edoardo Giudice.
2022
Création de Virtuosis.
2023
Microsoft nomme Virtuosis start-up de l’année.
2024
Invitation par Emmanuel Macron d’acteurs clés de l’IA d’origine française.