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Interview

«Le succès vient de la cohésion d’équipe»

Travailler en milieu hostile et comprendre comment il impacte nos facultés. C’est ce qu’a étudié Jessica Studer, médecin durant un an dans la station antarctique Concordia.

Tiphaine Bühler

Jessica Studer
ESA/IPEV/PNRA

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Enfant, la Broyarde de 34 ans avait dans sa chambre un piano, une trousse de médecin et des croquis de satellites dessinés par elle-même. Elle suivra les trois voies. Titulaire d’un master en pédagogie musicale, elle étudie ensuite la pharmacologie à l’ETH Zurich pour bifurquer vers la biomédecine et finalement devenir docteure en médecine à l’Université de Berne. Elle intègre rapidement les missions analogues Asclepios, qui simulent les conditions dans l’espace, cela au Grimsel et au Gothard. Mais ce n’est que le début.

Vous n’aviez pas terminé vos études que vous travailliez déjà en milieu hostile. Quel était votre rôle?

J’étais responsable du groupe médical d’Asclepios. Je devais recréer un environnement médical pour les astronautes, recruter et mettre en place une équipe et un laboratoire sécurisé. Je m’entraînais aussi à faire des sauvetages en altitude ou à la plongée sous la glace. Le plus dur, à -20°C, c’est d’enfiler sa combinaison.

Et il y a eu cette opportunité de rejoindre la mission Concordia en Antarctique pendant un an en 2024. Comment se passe le recrutement pour un tel poste?

L’un des principaux défis à la Concordia, outre le froid jusqu’à -80°C et la nuit polaire de quatre mois, c’est l’isolement. Vous êtes loin des côtes. Il n’y a rien, que de la glace, aucun animal ne survit. Tout est plat, alors que vous êtes à 3323 mètres d’altitude. Aucun relief. La station paraît minuscule et vous y serez avec 13 personnes pendant un an.

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Les recruteurs doivent alors déceler si vous supporterez le confinement. J’ai eu de nombreux tests psychologiques. Un m’a particulièrement surprise et je l’ai trouvé un peu enfantin au début. Il s’agissait de décrire des images avec des peintures à l’encre. En définitive, cet exercice dit beaucoup de vous. Il y a eu aussi des questions pour savoir si on est social ou capable d’être seul. C’est déstabilisant, car il faut être les deux en même temps.

station Concordia

Située loin des côtes, à plus de 3000 mètres d’altitude, la station Concordia est entourée de glace. Dans les alentours, tout est plat. L’équipe de 13 personnes, provenant de différents pays, y est restée pendant un an.

ESA/IPEV/PNRA
station Concordia

Située loin des côtes, à plus de 3000 mètres d’altitude, la station Concordia est entourée de glace. Dans les alentours, tout est plat. L’équipe de 13 personnes, provenant de différents pays, y est restée pendant un an.

ESA/IPEV/PNRA

Qu’est-ce qui a été déterminant pour vous?

Le plus important, dans ce type de mission, c’est tout ce qui est extra-curriculum. On peut avoir 40 diplômes universitaires sous un même toit, s’ils ne savent pas vivre ensemble, ça ne va pas marcher. Le succès vient de la cohésion d’équipe. Ainsi, mon travail d’étudiante dans un restaurant ou la discipline que demande la musique de chambre où les musiciens s’alignent sur la même longueur d’onde font la différence.

Dès lors, comment a été constitué le groupe, hormis par les compétences techniques?

Nous étions trois femmes, ce qui était extrêmement inattendu. Lorsque j’ai postulé, j’étais prête à être la seule. Le plus jeune avait 24 ans et le plus âgé la cinquantaine. Etonnamment, les différences culturelles, même de pays voisins, étaient plus délicates à gérer. Lors de la préparation, on a appris à gérer les conflits, à avoir une communication efficace ou à éviter les thèmes à risque comme la religion, la politique et l’argent.

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Par la suite, j’ai fait aussi le triage pour savoir qui ferait quoi dans l’équipe. On a travaillé sur les compétences de chacun et exercé de nouvelles. L’astrophysicien serait aussi anesthésiste, car il maîtrise la précision. Le plombier et le glaciologue seraient également sauveteurs, tandis que le cuisinier serait aide-chirurgien. Il a appris à faire des sutures sur du poulet.

Quel était votre rôle sur place?

Je devais mesurer les effets des conditions hostiles (confinement, manque de lumière, froid et hypoxie) sur moi-même et mes co-hivernants. J’évaluais l’impact sur le système cognitif, psychologique, immunitaire, sur le sommeil ou les hormones. A côté de cela, j’étais le médecin pour les incidents à l’extérieur de la station. Le plus grand risque était l’hypothermie, mais il pouvait aussi s’agir d’un arrêt cardiaque ou d’une chute de la tour de 40 mètres sur laquelle le glaciologue montait chaque jour.

Ces mesures étaient soumises à beaucoup de contraintes. Le laboratoire était réduit au minimum, la connexion internet très lente au début. Je n’avais pas accès à mes dossiers en raison du système de double authentification pas adapté à la vie en Antarctique. Au fil des mois, mon double rôle de médecin collectant des informations confidentielles sur mes coéquipiers et en même temps simple membre de l’équipage devenait compliqué à gérer. Pour trouver le juste milieu, je me suis mise dans un rôle, comme un acteur: médecin lorsque j’avais ma blouse et Jessica autrement.

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Et quels sont les premiers résultats de vos études?

L’isolement et la nuit polaire jouent sur le mental et les facultés cognitives. On devient beaucoup plus lent. La résolution d’un problème qui prenait un jour au début prenait une semaine à la fin du séjour. Le sommeil était clairement moins bon. La motivation était aussi en baisse, car le travail était répétitif pour certains. Cela a conduit à une grande fatigue, qui peut se rapprocher du burn-out ou de la dépression hivernale. On devient aussi moins résilient et plus réactif aux contraintes sociales.

Quelle leçon première tirer de cette expérience en milieu hostile?

On voit souvent le spatial comme quelque chose de futuriste. Dans la pratique, il faut juste que ça fonctionne et que ce soit robuste. Cet environnement demande d’être très innovant et créatif. On cherche sans cesse des solutions. Par exemple: avec le froid, le plastique se déchire et les cordes sont difficiles à manipuler, surtout avec des gants. Il faut donc tout simplifier. Pour avoir de l’eau, on la recycle à 80%, y compris les eaux grises. Dans la vie normale, on perd cette faculté d’adaptation. Si on n’a pas quelque chose, on achète sans réfléchir. Le milieu hostile oblige à revenir en arrière, aux bases. Le mot d’ordre: faire plus facile et plus efficace. C’est de l’innovation en mode retour à la simplicité.

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Toutes proportions gardées, y a-t-il des parallèles avec le monde du travail ou l’isolement de certains dirigeants?

Je compare parfois notre vie en station à celle d’une start-up qui a peu de ressources et ne sait pas ce qui va arriver. On ne fait que gérer l’incertitude et le risque. Ce qui ressort, c’est que la réussite d’une mission vient de l’équipe et de sa manière de communiquer. Nous avons beaucoup travaillé sur la cohésion, la motivation et l’isolement. On faisait du sport en équipe, combinant des exercices de sauvetage, on a créé un film de la vie dans la station, cuisiné et fait la vaisselle ensemble, participé aux olympiades entre stations antarctiques, fait des soirées déguisement, ce qui demandait beaucoup de créativité. Tous les samedis, lors d’un meeting, on échangeait sur ce qui n’allait pas. Partager des situations à risque ou difficiles permet aussi d’augmenter la résilience du groupe.

Quelle est la suite? Va-t-on vivre sur Mars et est-ce l’une de vos prochaines destinations?

Alors oui, on vivra un jour sur Mars. Mais la question est: comment? En ce moment, je prépare une autre mission, Biodysseus,  avec l’explorateur et plongeur polaire Alban Michon. Il s’agira d’allier recherches océanographique et spatiale.

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