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Le leadership intuitif: arnaque ou atout?

L’intuition est souvent considérée comme une faculté irrationnelle. Elle permet pourtant de prendre des décisions rapides, de s’adapter à des situations incertaines. Certains y voient un atout précieux pour les leaders. Pure croyance ou outil à développer?

Tiphaine Bühler

Stéphane Poggi

Stéphane Poggi, dirigeant chez Felco pendant vingt ans, puis CEO d’Infoteam, pratique le leadership intuitif depuis des années.

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Sur le point de signer pour l’acquisition d’une société, trois associés ont fait volte-face et renoncé à ce projet. Ils étaient pourtant chez le fiduciaire et avaient déjà engagé 100 000 francs. «J’ai eu le sentiment que ça n’allait pas le faire et mon intuition a été la bonne», glisse Michel Perrin, cofondateur d’Uditis, active dans l’IT. Même chose pour Alain Joseph, CEO de Phida Groupe, qui «prend souvent [ses] décisions dès le premier entretien». Il a acheté une douzaine de sociétés. Quant à Sabrina Streit, fondatrice de Neswa, elle suit «les signes de la nature et notamment des plumes perdues». Cela fait dix ans que son entreprise aide les PME à performer.

D’autres préfèrent, avant de prendre une décision importante, tirer les cartes, pratiquer la lithothérapie (intuition par l’énergie des pierres) ou encore interroger le pendule – on parle alors de radiesthésistes. Ils et elles ne sont pas rares, mais évitent de s’étaler publiquement sur le sujet.

L’intuition, c’est quoi?

Dès lors, que signifie l’intuition? Plusieurs définitions existent. Lors d’une conférence du réseau d’entrepreneurs Synapse, Michel Perrin les détaille. Il vient du reste de fonder Intuito, une agence dédiée au leadership intuitif. Selon Platon, l’intuition est «la saisie immédiate de la vérité de l’idée de l’âme indépendamment du corps». Pour les neurosciences, il s’agit «du traitement et de l’association d’informations captées par nos cinq sens et traitées par notre cerveau, sans que nous en ayons conscience». Un superordinateur, en quelque sorte. Et cela semble fonctionner. Sur 93 Prix Nobel, 82 ont déclaré que leurs découvertes découlaient d’une intuition.

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Cette compétence fine permettrait donc de saisir des informations sans passer par un processus logique ou analytique. Elle est une connaissance qui repose sur notre vécu et notre ressenti, le fameux cerveau droit. On le dit réservé à la créativité, à la complexité et à l’approche systémique. A contrario, le cerveau gauche est celui de la rationalité et des connaissances dures – celles que les IA exploitent.

Neuro-leadership

D’où le questionnement d’entreprises telles que BrainCore à Monthey (VS). Elle s’intéresse à l’opportunité de redonner au cerveau son plein pouvoir face à un monde saturé d’informations. «L’intuition, c’est être capable de donner une prédiction rapide, résume Jean-Jacques Martin, CEO de BrainCore. Or, aujourd’hui, on remarque que le cerveau est très sollicité par une foule d’informations qui génèrent de l’incertitude. Par ailleurs, notre capacité à communiquer est de moins en moins bonne. On observe une sorte de déconnexion à l’autre.»

Pour remédier à certains blocages du cerveau, BrainCore propose un coach virtuel qui va permettre de se connaître et d’entraîner ses compétences limbiques (cerveau émotionnel), langagières et son adaptation à l’effort. «On parle de neuro-leadership. C’est une hybridation entre l’instinct du manager et l’IA. Le coach virtuel a la capacité de prédire des dysfonctionnements d’équipe ou de planifier des développements fins. Augmenter le cerveau des équipes avec de l’IA doit être un mix entre de l’IA facilitatrice, de l’IA augmentatrice et la connaissance de soi-même. Cet équilibrage est essentiel», appuie celui qui recourt beaucoup à l’instinct, tout en s’entourant de compétences scientifiques.

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Quid des KPI?

Avant de faire appel à l’IA pour développer ses capacités intuitives et devenir un champion de la perception spontanée fine, plusieurs techniques simples sont mentionnées par les leaders intuitifs. Pour eux, les décisions rationnelles ou calculées sont vues comme des drapeaux rouges – des alarmes – tandis que les décisions intuitives sont des portes ouvertes. «On utilise les éléments analytiques ou les indicateurs de performance (KPI) pour éliminer certaines pistes, tandis que les éléments intuitifs sont là pour sélectionner la bonne route», souligne le fondateur d’Intuito. 

Stéphane Poggi, dirigeant chez Felco pendant vingt ans, puis CEO d’Infoteam, pratique le leadership intuitif depuis des années. Il se forme encore et souhaite développer cette compétence. «On peut faire dire ce qu’on veut à des KPI et aux chiffres, la décision stratégique ultime vient des tripes ou du cœur. Ensuite, le chef de projet raconte une histoire – du rétro-storytelling – pour faire passer son message. Il est d’ailleurs beaucoup plus facile de faire passer une décision basée sur une intuition que celle dictée par des chiffres secs avec lesquels on n’est pas en phase», partage-t-il. Le Neuchâtelois est à l’origine de plusieurs innovations pour la société de sécateurs. Suivant toujours son intuition, il va quitter Infoteam à fin décembre pour prendre la direction de Microcity.

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«La décision stratégique ultime vient des tripes ou du cœur.»

Stéphane Poggi, CEO d’Infoteam

Puiser dans l’humain

A son tour, le secteur public s’essaie au leadership intuitif. Aurelia Di Lenardo, actuelle vice-chancelière d’Etat à Neuchâtel, témoigne de cet intérêt pour l’instinct. Alors qu’elle était en poste comme directrice dans le domaine privé, les recruteurs sont venus la chercher. «C’est sur un coup de cœur que j’ai accepté ce virage professionnel. Pour savoir si ce job était fait pour moi, j’ai eu besoin de m’asseoir à côté de la chancelière et de discuter avec elle de tout et de rien», raconte-t-elle. Sa démarche particulièrement humaine n’a été basée sur aucun élément analytique. Sa faculté à travailler de manière intuitive est, selon elle, un atout dans son entourage professionnel et ce nouveau cadre institutionnel. «Cela aide à cerner la complexité de l’humain», estime-t-elle.

Pour développer ses compétences intuitives, le retour au silence ou la césure temporelle sont largement mentionnés par la littérature. «Il est nécessaire de créer des brèches dans son quotidien, afin d’accueillir les nouvelles idées et l’inspiration. Il faut savoir écouter les signes et se mettre en situation de réception de l’information. Cela passe parfois par des images, de la musique, des respirations», souligne Sabrina Streit. Michel Perrin glisse avoir instauré une minute de silence avant les séances stratégiques. La méthode a fait sourire au début et elle paie à présent.

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