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Horlogerie

«Un leader ne doit pas adapter l’entreprise à ses besoins, mais la servir.»

Ilaria Resta, CEO d’Audemars Piguet, évoque un nouveau départ, les exigences du leadership et la stratégie de la marque.

Iris Kuhn Spogat

Iris Kuhn-Spogat

<p>Ilaria Resta, CEO d'Audemars Piguet depuis deux ans, apporte un nouvel esprit à la maison de tradition.</p>

Ilaria Resta, CEO d'Audemars Piguet depuis deux ans, apporte un nouvel esprit au sein de la manufacture du Brassus (VD).

Anoush Abrar für BILANZ

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Depuis le début de l'année 2024, Ilaria Resta est CEO de la marque d'horlogerie de luxe Audemars Piguet et donc l'une des rares femmes à jouer un rôle prépondérant dans cette activité. Elle a succédé à François-Henry Bennahmias, qui a passé 30 ans au sein de la société, dont douze en tant que CEO. Il a relancé Audemars Piguet et en a fait l'une des entreprise horlogères les plus convoitées au monde. Un grand héritage pour Ilaria Resta, une novice dans le secteur.

Madame Resta, vous avez pris le poste de CEO chez AP en tant que débutante. Cela semblait audacieux.

J'ai souvent entendu cela et je peux le comprendre, car je n'avais jamais travaillé dans cette branche auparavant. Mais l'industrie horlogère ne m'était pas du tout étrangère, je vis en Suisse depuis bien trop longtemps.

Pourquoi avez-vous osé vous lancer?

J'ai travaillé pendant 30 ans dans différents pays et unités d'affaires, dans des entreprises cotées en bourse et dans des entreprises privées. J'apporte ce que j'appelle les «transferable skills» d'un CEO: je peux gérer une entreprise.

Bio express

Ilaria Resta, née en 1973 à Naples où elle a grandi, est CEO d’Audemars Piguet depuis le 1er janvier 2024. La manufacture horlogère réalise plus de deux milliards de francs de chiffre d’affaires et emploie environ 3000 personnes. Elle est titulaire d’un bachelor en marketing et économie ainsi que d’un master en mathématiques financières de l’Université de Naples. Elle a débuté sa carrière en 1997 chez Procter & Gamble, où elle a occupé pendant plus de 20 ans des fonctions dirigeantes, dernièrement en tant que vice-présidente North America Hair Care. En 2020, elle a rejoint Firmenich comme présidente Global Perfumery & Ingredients. Ilaria Resta vit en Suisse, est mariée et mère de deux enfants.

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Shampoings, parfums, montres de luxe: c'est la même chose?

Non, dans l'horlogerie en général, à la Vallée de Joux et au Brassus en particulier, il y a des réalités humaines et culturelles que je ne connaissais pas. Dans d'autres secteurs, la concurrence est une compétition, et il s'agit de se battre pour des parts de marché. Dans l'industrie horlogère, il y a une sorte de fraternité: pour la survie de toute l'industrie, il est important de voir plus loin que le bout de son nez et de s'engager aussi. Cela peut conduire à des décisions qui donnent la priorité à l'ensemble, même si elles ne génèrent pas de bénéfices immédiats pour AP.

Comme par exemple?

Les partenaires et les fournisseurs sont essentiels. Les soutenir lorsque les choses ne vont pas bien, par exemple en commandant des composants à long terme, l'est également. Ou encore nos subventions aux centres de formation pour horlogers, une tâche qui incombe en fait à la Confédération et aux cantons, mais pour laquelle les moyens manquent. Nous soutenons sans garantie que les horlogers formés restent dans la branche ou travaillent pour nous. Et les nombreuses donations à des fondations aux objectifs durables en font également partie.

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Quelle est votre mission?

Le Conseil d'administration attend de moi que je veille à ce qu'AP reste indépendante et en bonne santé pour les 150 prochaines années.

Vaste projet...

Diriger avec un horizon temporel aussi lointain a été le grand changement pour moi.

Et à part ça?

Tout ce que je peux dire, c'est que le syndrome du dimanche soir du genre «Ah, demain je dois retourner au travail» a disparu. Les gens me disent: «tu voyages et travailles tellement». Les deux sont vrais. J'ai voyagé dans toutes les régions, j'ai rencontré la majorité des gens, dans les boutiques, dans les bureaux, dans les manufactures, dans le centre de service. C'était essentiel pour moi. Rencontrer des clients aussi. Comme nous avons notre propre réseau de vente au détail, nous savons qui ils sont et nous pouvons échanger directement avec eux. De leur côté, les clients apprécient beaucoup cela. Le facteur humain est extrêmement important dans cette activité.

AP est souvent considérée comme une marque arrogante ou élitiste. Qu'en pensez-vous?

Je lis tout ce qui est écrit sur AP, les compliments et les critiques. Certains commentaires négatifs proviennent de clients déçus qui aimeraient acheter un AP mais qui n'en obtiennent pas. Pourquoi cela ? Nous produisons environ 50 000 montres par an, et nous avons une demande 10, 20, 30 fois supérieure.

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Multipliez votre production.

Nous avons un certain type de production que nous voulons préserver.

Vous acceptez ces critiques?

Non. Nous nous sommes demandé comment, si nous ne pouvions pas servir tout le monde, nous pourrions au moins donner accès à AP à tous ceux qui le souhaitent, dans la mesure du possible. A Shanghai, cela s'est transformé en une très grande exposition que l'on pouvait visiter gratuitement. Plus de 30 000 personnes sont venues. À Singapour, nous avons ouvert un AP Café, et en Chine, nous avons lancé un nouveau format, une sorte d'AP House light, où l'on peut simplement regarder nos montres. Le fait que nous soyons présents à Watches and Wonders en 2026 est également né de cette idée.

<p>Un credo de Resta : un leader doit être au service de l'entreprise, et non l'inverse.</p>

Pour la CEO, un leader doit être au service de l'entreprise, et non l'inverse.

Anoush Abrar für BILANZ
<p>Un credo de Resta : un leader doit être au service de l'entreprise, et non l'inverse.</p>

Pour la CEO, un leader doit être au service de l'entreprise, et non l'inverse.

Anoush Abrar für BILANZ

A votre arrivée, vous avez annoncé un style de management dit circulaire. Qu'en est-il advenu?

Dans une organisation qui est construite hiérarchiquement comme une pyramide, le CEO parle à ses C-Levels, puis ceux-ci parlent à leurs subordonnés et ainsi de suite. C'est inefficace, cela n'apporte aucune valeur ajoutée, au contraire. Les gens de tous les départements et de tous les niveaux hiérarchiques peuvent venir me voir directement pour un échange. C'est pour cela que nous avons crée «Espresso macchiato avec Ilaria». Et si je veux savoir ce dont les collaborateurs de l'atelier ont besoin pour faire leur travail le mieux possible, je ne le demande pas au chef de production - c'est avec lui que j'en discute ensuite - mais directement aux personnes de la production. Mon credo en matière de gestion implique également que j'attende que les décisions soient déléguées à la personne qui en est capable et que, pour cela, il ne faille pas passer à chaque fois par toute la chaîne de commandement. Cela exige bien sûr une certaine maturité de l'organisation, que nous sommes en train de développer.

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Et comment prenez-vous vous-même vos décisions?

Cela dépend du niveau de décision. La plupart sont discutées et partagées avec mon comité exécutif.

Craignez-vous de prendre des décisions en solitaire?

Non, pas du tout, mais je crois en la force de la réflexion collective.

C'est étonnant que vous preniez le temps de le faire. Vous avez la réputation d'être très impatiente.

Mon impatience n'a rien à voir avec le temps. Il ne s'agit pas de faire les choses rapidement. Je prends de nombreuses décisions, je reporte des lancements, je prends plus de temps pour réaliser quelque chose. Je deviens impatiente lorsque la qualité de la réflexion est superficielle.

C'est-à-dire?

S'il y a un problème, nous nous concentrons sur le symptôme et cherchons une solution pour le régler. Si l'on règle le problème à court terme, on ne l'élimine pas parce que l'on n'a pas cherché la cause et demandé encore et encore pourquoi, pourquoi, pourquoi. Couche après couche, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de pourquoi. On en arrive alors au vrai pourquoi et on peut s'y attaquer. C'est le travail que je fais. C'est ce que j'ai appris au cours de mes nombreuses années passées dans de très grandes entreprises, où cette manière de penser est devenue une habitude. C'est ce que j'apporte à AP.

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<p>Resta voit une année forte derrière lui et une bonne année devant lui.</p>

Ilaria Resta voit une année solide derrière elle et une bonne année à venir.

Anoush Abrar für BILANZ
<p>Resta voit une année forte derrière lui et une bonne année devant lui.</p>

Ilaria Resta voit une année solide derrière elle et une bonne année à venir.

Anoush Abrar für BILANZ

Vous avez licencié de nombreux employés et en avez recruté beaucoup d'autres.

De tels changements font naturellement partie de l'évolution d'une organisation au fil du temps.

Que doit offrir quelqu'un pour que vous lui proposiez un poste?

Premièrement, de l'expertise. Deuxièmement, de l'agilité, une vision rapide et une orientation vers l'avenir. Je recrute pour l'avenir, et les inconnues sont si nombreuses qu'il faut des leaders capables de s'adapter rapidement, d'apprendre vite et d'être suffisamment humbles pour cela. Les leaders arrogants n'apprennent pas parce qu'ils pensent connaître les réponses. Et enfin, la personne doit correspondre à la culture d'AP.

C'est-a-dire?

Un leader ne doit pas adapter une entreprise à ses besoins, mais la servir. Je rencontre mon comité le lundi matin et j'attends de tous les membres de la table ronde qu'ils s'impliquent non pas dans leur fonction opérationnelle respective, mais dans le sens de l'ensemble. La dynamique que j'y observe me dit que j'ai désormais la bonne équipe.

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Comment était-ce avant?

Les décisions qui ont été prises par le passé étaient justes à ce moment-là. Aujourd'hui, je suis confiante dans la direction que nous prenons et dans l'équipe de direction qui nous fait avancer.

À savoir?

Je suis arrivé à un moment où le paysage du marché a complètement changé. Les conditions sont significativement plus dures qu'elles ne l'étaient, et il est très important de prendre les bonnes décisions, les erreurs ne sont pas pardonnées. Il y a quelques années, on ne pouvait presque pas se tromper. Le succès était partout. Maintenant, nous sommes confrontés à des défis nombreux et très différents comme l'instabilité financière, la crise avec les droits de douane, la hausse du prix de l'or, une certaine lassitude en matière de luxe. Avec en plus, un changement de génération.

Rien de tout cela n'est entre vos mains...

C'est la raison pour laquelle j'ai besoin de leaders qui apprennent et s'adaptent rapidement. Cette attitude est actuellement bien plus importante que les connaissances techniques.

Vous parlez d'expérience.

On m'a souvent demandé: «comment peux-tu diriger cette entreprise sans connaître l'horlogerie?» Premièrement, j'apprends vite. Deuxièmement, je reconnais rapidement les signaux faibles. Celui qui pense tout savoir grâce à des décennies d'expérience dans le secteur ne gagnera pas. Car la pensée personnelle revient toujours à ce qui a fonctionné dans le passé. Mais cela ne fonctionne plus aujourd'hui, parce que le contexte est différent. Et vous savez quoi? Il se trouve que les leaders que j'ai choisis ne sont pas non plus issus de l'industrie.

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Comment cela est-il perçu en interne?

Ils sont respectés par tout le monde dans l'entreprise. Pourquoi? Parce qu'ils peuvent poser des questions, parce qu'ils savent déléguer et parce qu'ils savent où ils peuvent apporter une valeur ajoutée. A la fin de la journée, je ne dois pas assembler une montre. Mais pour mon rôle, je dois comprendre suffisamment l'horlogerie pour pouvoir choisir les bonnes personnes.

Noir ou blanc, Madame Resta?

Tennis ou ski? Tennis, aussi bien pour jouer que pour regarder.
Montagne ou mer? Bien que je vienne de Naples: la montagne, en hiver comme en été.
Prada ou Hermès? La réponse est évidente: Prada.
«Financial Times» ou «Vogue»? Le Financial Times, je le lis tous les jours.
Pizza ou sushi? Même si je suis italienne: sushi.
Ferrari ou Mercedes? Ferrari, l’une des meilleures marques cultes qui soient.
Baskets ou talons hauts? Baskets. Je suis toujours en mouvement et je ne sais pas marcher avec des talons.
Jour ou nuit? Le jour – se lever tôt, profiter de la lumière du soleil et être dehors. Et j’adore me coucher tôt.
Chine ou États-Unis? Hmm, question délicate. J’aime les deux pays et je les ai visités en vacances. Je choisis les États-Unis, car j’y ai vécu trois ans.

Quelle est votre stratégie pour les cinq prochaines années?

J'ai défini quatre piliers principaux pour l'avenir. Premièrement, et c'est le plus important: dans tout ce que nous faisons, l'horlogerie passe en premier, et tout le monde est au service du produit. Dans nos nouveaux Fab Labs, nous créons davantage d'espaces de créativité et de complications que nous n'avons pas encore. Nous travaillerons à l'avenir au même endroit sur des innovations en termes de calibres, de matériaux, de décoration et nous investissons beaucoup plus dans la préservation des métiers d'art historiques. Deuxièmement, apprendre des clients. J'ai accueilli 20 femmes il y a deux semaines pour un brainstorming, c'était très rafraîchissant. Nous avons également développé de nouveaux formats de vente au détail, que nous réaliserons au cours des cinq prochaines années. Troisièmement, renforcer la réputation de l'entreprise. Quatrièmement: AP est un catalyseur de culture. Et cinquièmement: la durabilité. Là, il ne s'agit pas seulement d'environnement, mais, comme je l'ai dit au début, de tout l'écosystème dans lequel nous évoluons.

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Comment s'est passée votre année 2025?

Formidable. Nous avons fêté notre 150e anniversaire et obtenu de très bons résultats. Notre chiffre d'affaires est supérieur de 10% à celui de l'année précédente. Nous avons vendu plus de complications haut de gamme et plus de montres aux femmes.

Comment sera 2026?

Le pouvoir d'achat des personnes très aisées est intact, leur intérêt pour nos produits est grand. De plus, les jeunes générations et les femmes nous rejoignent. Nous avons devant nous une bonne série de nouveaux lancements, d'innovations et d'investissements. Pour l'industrie dans son ensemble, 2026 ne sera pas encore l'année du redressement. Mais il y a quelques signes de reprise.

Pour conclure: un beau dimanche d'octobre, on a dit que vous étiez sur le départ.

C'était un mensonge qui a reçu beaucoup trop d'attention. Le conseil d'administration a immédiatement clarifié la situation.

Cette information était étayée par votre nouveau mandat au conseil d'administration de Prada.

J'ai accepté ce mandat en accord avec le conseil d'administration. Il est tout à fait normal que le CEO d'une entreprise siège en tant que membre non exécutif au conseil d'administration d'une autre entreprise.

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Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Bilanz.

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