Le coup de massue est tombé au début de l’été dernier. Six mois après la publication de son appel d’offres, la Confédération attribue l’élaboration d’un cloud national à cinq multinationales étrangères (Oracle, IBM, Microsoft, Amazon et Alibaba) afin d’héberger les centres de données et les clouds privés actuels de l’administration fédérale. Une décision incompréhensible pour les entreprises du cloud et les agences de développement suisses, qui montent au créneau. A l’instar de Marc Oehler et Boris Siegenthaler. Le directeur et l’un des cofondateurs d’Infomaniak dénoncent le très mauvais signal envoyé par la Confédération aux économies numériques suisse et européenne. Et rappellent l’urgence de préserver une certaine souveraineté dans le stockage et la gestion des données.

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Au début de l’été, le Conseil fédéral décidait de confier l’élaboration d’un cloud suisse à cinq prestataires étrangers. Comment expliquez-vous ce choix d’externaliser un service domestique?
Marc Oehler: Cela remonte au mois de janvier dernier. Avec Boris Siegenthaler, nous avons étudié l’appel d’offres de la Confédération. Nous nous sommes très vite rendu compte que les exigences fixées excluaient de facto les entreprises suisses. La Confédération demandait en effet l’hébergement des données sur trois continents sans exiger une présence en Suisse. Ce n’est pas très suisse pour un cloud qui se veut souverain. Et puis, il n’y avait pas de cahier des charges clair et le délai de réponse était extrêmement court. Au mois de juin 2021, la décision est tombée. Elle est incompréhensible.

Par ce choix, quel signal donne le Conseil fédéral?
Marc Oehler: C’est un désaveu de la Confédération sur tout ce qui se fait dans le domaine du cloud en Suisse et dans l’informatique plus généralement. Cela veut peut-être aussi dire que la Confédération ne se sent pas capable de bâtir ou de coordonner ce cloud souverain en Suisse. Ou, pire, qu’elle n’a pas envie de le faire. Cette décision véhicule le message que seuls des prestataires étrangers ont les compétences pour construire cette infrastructure.

Selon vous, cette décision confédérale a été prise par sécurité, par amateurisme ou par naïveté?
Marc Oehler: Il s’agit clairement d’une décision de l’âge du bronze numérique. C’est à se demander si c’est de l’amateurisme, même. Nous ne connaissons pas les conditions de l’appel d’offres et quelles ont été les personnes consultées pour la rédiger. La Confédération semble ne pas savoir non plus ce qu’elle veut faire de cet appel d’offres. Elle rédige juste un cahier des charges pour 110 millions – c’est un budget ahurissant – pour bâtir elle ne sait trop quoi. A titre de comparaison, le chiffre d’affaires annuel 2021 d’Infomaniak se situe autour de 31 millions de francs. Avec 110 millions, nous pouvons construire plusieurs data centers, engager beaucoup de monde à Genève et à Winterthour ou faire travailler d’autres entreprises suisses actives dans le développement ou le cloud. C’est donc comme si vous demandiez un appel d’offres à une entreprise de construction sans savoir si vous allez construire un pont ou un immeuble. On en est clairement là!

Contre toute attente, Google n’a pas été retenue dans l’appel d’offres. Elle a d’ailleurs fait recours. Comment l’expliquez-vous?
Boris Siegenthaler: C’est énorme. Nous ne sommes pas fans de Google, mais reconnaissons tout de même que ce sont les seuls à jouir d’une vraie présence en Suisse avec des locaux à Zurich et des milliers d’employés. Google fait encore un vrai travail de développement en Suisse. Ce n’est pas le cas des prestataires choisis par la Confédération. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) s’adonnent à un lobbying intensif. La grande majorité des grandes entreprises et collectivités suisses travaillent déjà avec des solutions des GAFAM. Pourquoi changer? Les enjeux sont donc hautement politiques et économiques. L’un va avec l’autre.

Le lobbying des GAFAM à Berne est une réalité. Comment une entreprise comme Infomaniak peut-elle influer sur ces questions au niveau politique?
Boris Siegenthaler: Nous n’avons ni les ressources ni la volonté de nous engager politiquement. Notre rôle est de créer des produits puissants et indépendants. Nous voulons montrer que c’est possible par l’exemple de fonctionner sans les GAFAM dans de nombreux domaines.

Marc Oehler: Le problème, c’est la tendance à vouloir choisir les gros prestataires du marché qui jouissent d’un quasi-monopole. Les clients qui choisissent les solutions Microsoft ou celles d’Amazon se disent qu’ils prennent moins de risques. C’est à nous de casser cette croyance. En revanche, le lobbying n’est pas du tout notre truc. On veut être choisis parce que l’on est bons.

"Tout le monde s'entend sur le potentiel numérique, mais la Confédération a décidé de faire une croix dessus.

Les économies numériques suisse et européenne doivent-elles craindre pour leur compétitivité?
Marc Oehler: Bien sûr. Le jour où le gouvernement américain devra choisir un prestataire cloud, il n’ira pas en Europe ou en Chine. Le jour où les Chinois devront choisir un prestataire cloud, ils iront en Chine. Et nous, en Europe, on finit le bec dans l’eau. Cela nous semble inconcevable qu’un pays comme la Suisse rédige des appels d’offres qui sont de fait calibrés pour ces géants étrangers. Vous imaginez l’immense fuite des cerveaux, la perte des savoir-faire en Europe ainsi que la dépendance qu’une telle décision crée? Tout le monde s’entend sur le potentiel du numérique, mais la Confédération a décidé de faire une croix dessus. C’est cela le plus scandaleux.

Dans l’histoire numérique suisse, les cafouillages et les ratages sont nombreux. La Suisse a-t-elle un problème pour mener ses projets informatiques?
Marc Oehler: Le problème de fond, c’est que la Confédération ne semble pas connaître ses besoins informatiques. Ce constat se retrouve aux niveaux cantonal et communal. Chacun fait un peu comme il pense. Il n’y a aucune coordination ou vision entre les différents échelons. Si vous ne connaissez pas votre cahier des charges, vous allez prendre la solution «all inclusive» d’Amazon, de Microsoft ou d’Alibaba. Au moins, vous ne prenez pas de risques. Du coup, c’est tentant de partir sur des solutions clés en main avec des prestataires qui ont du crédit dans les médias et autour de soi. Infomaniak comme d’autres hébergeurs suisses partagent les mêmes intérêts que la Confédération. Ce n’est pas le cas d’Alibaba ou de Microsoft. Si la Suisse va mal, ce n’est pas grave pour eux. Ils ont plein d’autres clients.

Depuis vingt ans, notre société numérique se construit sur la dépendance aux géants américains ou chinois, pour ne citer qu’eux. N’est-il donc pas trop tard pour revendiquer une souveraineté?
Marc Oehler: Je n’ai aucun doute sur le fait que la Suisse peut assumer sa souveraineté numérique. On est un pays moderne, riche, avec les meilleures écoles. Nous avons un tissu entrepreneurial extrêmement dynamique et la présence d’organismes comme Switch, l’EPFL et l’ETH Zurich. Je suis convaincu que nous avons toutes les cartes en main pour nous défendre. Encore faut-il le vouloir.

Boris Siegenthaler: Le problème de la souveraineté, c’est que personne ne la définit. On dit qu’on veut un cloud souverain, mais en fait, à aucun moment on ne définit ce qu’est la souveraineté.

"Ce cloud n'a rien de suisse et ne pose aucune exigence en matière d'écologie."

Le maillon faible est donc politique?
Boris Siegenthaler: Exactement. Le politique est complètement déconnecté de la réalité du marché, de ce qui existe et se fait dans le domaine numérique en Suisse. Et disons les choses telles qu’elles sont: la plateforme Digitalswitzerland par exemple, qui vise à sensibiliser le tissu économique et la société civile aux enjeux du numérique, semble sous l’emprise des lobbyistes des GAFAM. Infomaniak n’a d’ailleurs jamais été contactée par Digitalswitzerland ou la Confédération. On emploie pourtant plus de 200 personnes, dont 70% sont des développeurs et des ingénieurs système.

Marc Oehler: La Confédération se cache derrière son approche libérale et son choix d’opter pour les prestataires les moins chers. Elle dresse un cahier des charges inaccessible à tous les acteurs locaux, y compris Swisscom, qui emploient des milliers de personnes. En exigeant tellement de normes ISO et une présence sur trois continents, c’est clair qu’il ne reste que les GAFAM. Ce cloud n’a rien de suisse et ne pose aucune exigence en matière d’écologie.

Certains de vos détracteurs vous reprochent de récupérer le débat sur la souveraineté à des fins promotionnelles et de communication.
Boris Siegenthaler: Encore une fois, nous ne voulons pas faire de politique. Mais par notre expertise métier, nous avons une certaine responsabilité d’informer le grand public et le politique sur la réalité de ces décisions et des enjeux sous-jacents au numérique. Alors il ne s’agit pas de communication, mais de vulgariser ce qu’il se passe pour offrir l’opportunité au public de comprendre ces enjeux, car les choix numériques d’aujourd’hui sont stratégiques pour l’avenir, l’économie, la sécurité et la confidentialité des données.

Pourquoi la défense de la souveraineté numérique suisse est-elle si importante à vos yeux?
Boris Siegenthaler: Parce que c’est du savoir-faire et des postes qui restent en Suisse. C’est de l’argent qui est réinvesti dans le tissu économique. Nous avons la chance d’avoir de belles PME. La Confédération doit soutenir cet écosystème. Au-delà des considérations économiques, c’est avant tout de savoir où sont stockées les données publiques, par quels logiciels elles sont traitées et sous quelle autorité légale elles sont régies.

La question de la souveraineté numérique ne fait pas débat en Suisse alémanique. Comment expliquez-vous ce Röstigraben?
Boris Siegenthaler: C’est vrai que, bizarrement, les Suisses alémaniques semblent beaucoup plus passifs sur cette question. Pour nous, notre priorité actuelle est de nous développer en Suisse alémanique pour lui montrer que l’on est une alternative aux GAFAM et que nous sommes un acteur cloud beaucoup plus dynamique que nos concurrents nationaux. Et on se dépêche parce que plus la Suisse alémanique va nous connaître tard, plus le passage des GAFAM vers un acteur local sera difficile. Car changer de cloud est difficile, d’autant plus avec les technologies propriétaires des géants du web.

Marc Oehler: Notre côté latin nous pousse à taper plus facilement du poing sur la table. Il faut aussi souligner que Google, par exemple, est implanté à Zurich. Cela a un impact sur la mentalité vis-à-vis de ces questions.

A l’issue de la décision fédérale sur le cloud, un groupe de travail multipartite a vu le jour. Il brandit la menace d’une initiative populaire pour la défense d’une souveraineté numérique. Quels seront les impacts d’un abandon de cette souveraineté?
Marc Oehler: Disons qu’il aura des conséquences plus profondes qu’on ne l’imagine. Je parle notamment de la désindustrialisation de l’Europe. Cette dernière se réveille alors que la Suisse ignore encore le problème. Les Etats-Unis et la Chine vont capter tous les savoir-faire et les capitaux. Qu’est-ce que l’on fait? On favorise cette tendance alors que l’on devrait plutôt travailler au développement de vraies alternatives. Nous prenons un vrai risque stratégique pour l’avenir.

Difficile pourtant de faire sans les GAFAM. Comment Infomaniak collabore-t-elle avec ces grands groupes technologiques?
Boris Siegenthaler: Nous investissons uniquement le minimum chez eux pour nos campagnes publicitaires. Rien de plus. On ne veut pas qu’ils deviennent encore plus puissants. La bonne nouvelle, c’est que nous n’avons pas besoin d’eux pour fonctionner et développer nos produits. Nous sommes la preuve vivante que c’est possible.

Bio express

  • 1994 Fondation d’Infomaniak par Boris Siegenthaler. La société emploie aujourd’hui plus de 200 collaborateurs.
  • 2020 Marc Oehler devient le directeur général d’Infomaniak.
  • 2020 L’entreprise genevoise réalise la moitié de sa croissance en Suisse alémanique.
Mehdi-Atmani
Mehdi Atmani