Un coup d’œil sur les statistiques de la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH) permet de constater que l’importance prise par le marché russe depuis la chute du Mur a diminué ces dernières années. Cependant, après la baisse liée à la pandémie de Covid-19 surgie en 2020, on a enregistré en 2021 une belle croissance à deux chiffres. On doute cependant qu’elle se poursuivra avec les sanctions économiques prises à l’encontre de Moscou. Les cryptomonnaies seules ne suffiront pas à résoudre à court et moyen terme les problèmes posés par le trafic des paiements. Il est par ailleurs difficilement imaginable que des importations massives de biens de luxe puissent être réglées en cash, sans même parler de la chute du cours du rouble et de l’inflation galopante que connaît la Russie.

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Nul ne souhaitait un tel scénario après l’énorme creux dû à la pandémie et le lent retour à la normalité. L’argent des richissimes oligarques, dont la marge de manœuvre est extrêmement restreinte par les actuelles mesures politiques et économiques prises par de nombreux pays, manquera à l’appel. Ce qui nous amène à un sujet très débattu en ce moment: le monde de l’horlogerie de luxe vit-il dans une bulle caractérisée qui risque d’éclater à plus ou moins long terme? Il est clair que le marché dysfonctionne. A voir ce qui se passe, il faut se demander si la démesure que l’on observe va s’accentuer ou la bulle évoquée éclater tôt ou tard.

Une seule direction: vers le haut

Lorsqu’on parle d’investissement dans la montre de luxe, la comparaison avec les actions s’impose. Jusqu’à la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine, les indices ne connaissaient qu’une direction: vers le haut. Mais plus encore pour certaines marques de montres comme Audemars Piguet, Patek Philippe, Richard Mille, Rolex, Vacheron Constantin et A. Lange & Söhne. Autrement dit, ces marques que le commun des mortels ne peut pas s’offrir à court ni même à moyen terme.

Quand chez Bucherer, à Lucerne, 600 clients potentiels figurent sur une liste d’attente pour une Rolex Daytona d’acier à lunette de céramique noire mais que la marque genevoise n’en livre que dix par année, on prend la mesure de la patience des futurs clients. Il va de soi que seuls quelques-uns d’entre eux envisagent de porter réellement ce chronographe automatique. Nombre des intéressés sont des investisseurs et/ou des spéculateurs soucieux de diversifier leurs avoirs sans trop d’efforts. Le produit en tant que tel et la performance horlogère qu’il implique ne jouent pratiquement pas de rôle. La marque a tout simplement de la valeur. Une situation comparable à celle de l’immobilier.

Ce n’est pas que chez Rolex que les choses échappent à toute rationalité (lire encadré). On le constate aussi avec les classiques sportives élégantes d’acier de Patek Philippe et d’Audemars Piguet. En 2015, même si la demande dépassait l’offre, il n’y avait pas de problème insoluble pour acheter chez des concessionnaires une Patek Philippe Nautilus 5711/1A ou une Audemars Piguet Royal Oak 15202ST extra-plate.

170 exemplaires de la Nautilus ont été conçus pour le 170e anniversaire de Tiffany.

Puis est arrivé l’engouement. En mars 2018, une hausse de prix de 20% a encore stimulé la vogue de la Nautilus d’acier. Depuis qu’elle a cessé d’être produite à la fin de 2020, on ne la trouve plus qu’à des prix à six chiffres. Et pour l’édition terminale à cadran vert, des candidats ont spontanément proposé aux concessionnaires dix fois le prix de 31 000 francs affiché en magasin. Tout en sachant qu’ils en tireraient encore davantage par la suite. La situation s’est avérée encore plus irrationnelle avec la série de seulement 170 exemplaires de la Nautilus ajoutée à la fin de 2021 pour le 170e anniversaire de la manufacture Tiffany.

10 millions de millionnaires

Depuis que François-Henry Bennahmias, CEO d’AP, a fait savoir en 2021 que le cycle de vie de la Royal Oak s’achevait et que, pour son 50e anniversaire – elle est née en 1972 –, il se préparait quelque chose de nouveau, la demande a explosé sur la Toile. Et les prix proposés aussi. Même des exemplaires portés plusieurs années sont rarement disponibles pour moins de 130 000 francs. La présentation de la référence suivante, 16202ST, avec son nouveau calibre automatique 2171 et son rotor particulier élaboré pour cet anniversaire, a même suscité des réactions hautement préoccupantes. Le responsable d’un pays qui préfère rester anonyme a signalé des appels menaçants et des dépôts de plaintes de la part de détaillants s’ils n’étaient pas livrés.

Ces excès ont toujours trait à des montres qu’on n’obtient pas en un claquement de doigts, peu importe qu’elles soient produites en série limitée ou non. Par rapport à l’ensemble du marché horloger, elles ne représentent en nombre que, disons, 2 à 3%. Quant à savoir si lesdits garde-temps si convoités valent vraiment l’argent demandé, c’est une question secondaire. Pour les montres de luxe, le multiplicateur se situe entre six et dix. Autrement dit, un prix de vente en magasin de 20 000 francs résulte de coûts de fabrication de 3000 francs ou moins. Le reste constitue la marge à divers niveaux.

Plusieurs raisons expliquent que l’on paie nettement plus que le prix demandé. Il y a d’abord l’hédonisme et l’ambition de posséder des choses dont d’autres ne peuvent que rêver. Pour le reste, indépendamment du produit en soi, il s’agit de spéculation et de soif d’un gain rapide. En 2021, Forbes dénombrait 2755 milliardaires de par le monde, en hausse grâce à l’abondance d’argent sur le marché. Et avec plus de 10 millions de millionnaires recensés, à eux tous, ils sont plus nombreux que les montres de luxe produites chaque année. Il faut leur ajouter celles et ceux qui gagnent convenablement leur vie: avec la pandémie, ils ont eu de la peine à dépenser leur argent en voyages, vacances, concerts et restaurants. En guise d’alternative, ils ont placé leurs excédents dans l’immobilier, l’aménagement intérieur, l’art et les montres de luxe.

Les temps se font durs, même pour les riches

Par rapport aux actions, les montres ont une valeur bien plus personnelle, notamment définie par leur rareté. Cette valeur stimule une certaine convoitise. Pour les montres, il n’existe pas de méthodes d’estimation unanimement reconnues permettant d’en fixer le prix adéquat. En cas de mauvaise passe financière, les revendre sans essuyer de perte peut s’avérer compliqué si l’acquisition s’est faite à un prix nettement supérieur à celui du magasin. Car quand les temps se font durs, même les riches comptent leurs sous.

Autre facteur d’insécurité: les montres de luxe dépendent aussi des tendances, en un mot de la mode. «Quand on épouse l’esprit du temps, on risque de se retrouver rapidement veuf», professait le philosophe danois Søren Kierkegaard au milieu du XIXe siècle. Dans les années 1970, rares étaient ceux qui croyaient encore aux vertus de la montre mécanique. Le quartz roi l’avait détrônée. De ce point de vue, nul ne saurait dire si la Nautilus, l’Oyster ou l’Odysseus seront encore aussi convoitées dans dix ou vingt ans. Vu que les montres de luxe ne font pas partie des classes d’actifs habituelles, l’accueil de tels objets dans un portefeuille ne se justifie que si l’on éprouve pour eux une véritable passion, au point de continuer de les aimer et de les porter même si leur prix devait s’effondrer.

Personne ne peut prédire l’avenir. D’ailleurs la situation peut basculer – comme c’est le cas il y a un mois – en très peu de jours. Si bien qu’acquérir des montres de luxe en pariant sur une croissance continue de leur valeur n’est sans doute pas un bon calcul.


Rolex Daytona

Rolex Daytona

Lors de la crise du quartz, les chronographes Rolex équipés d’un mécanisme de remontage manuel Valjoux ont pris la poussière chez les concessionnaires. Au terme d’un arrêt de production de douze ans, les références 16520, 16523 et 16528 à calibre automatique modifié de Zenith sont apparus à la Foire de Bâle de 1988. Pour la 16520 d’acier, la demande a à tel point surpassé l’offre que des prix surfaits sont apparus sur le marché gris et des contrefaçons ont été créées sur la base d’un mouvement Valjoux 7750. Cet engouement s’est renforcé en l’an 2000 quand apparut la Daytona 116520 d’acier dotée de son propre calibre automatique 4130. Et il a augmenté encore en 2016 avec le lancement de la référence 116520 LN au disque de lunette en Cerachrom (photo). Officiellement, elle coûte 13 800 francs depuis le récent ajustement des prix au début de 2022. Ceux qui voudraient éviter d’attendre des années payeront plus du triple pour l’avoir à l’état neuf sur la plateforme Chrono24.

Rolex Air-King

Rolex Air-King

Il en va de même pour d’autres montres d’acier de Rolex. La GMT-Master II, la Submariner et la Sky-Dweller au cadran bleu, notamment, sont particulièrement recherchées. Même l’Explorer II, pourtant peu demandée pendant des années, s’arrache, de même d’ailleurs que l’Air-King. Après le succès initial, l’intérêt pour la référence 116.900 (photo) avait diminué. Les rumeurs selon lesquelles la production de cette montre relativement bon marché et aisément disponible dans le commerce pourrait être arrêtée ont fait exploser la demande et le prix. Elle se vend au double du prix officiel de 6800 francs, ce qui demeure parfaitement acceptable compte tenu du niveau de revenu relativement confortable des clients suisses de l’horlogerie.