«Nous assistons à un changement profond dans la consommation des Suisses, qui ne sont plus prêts à payer plus cher pour certains produits. Ils sont passés à une logique basée sur les prix avant tout.» Dans cette nouvelle configuration observée par Nicolas Inglard, spécialiste en commerce de détail et directeur de la société Imadeo, il est devenu difficile de mettre en avant des objectifs comme l’indépendance par rapport à la grande distribution, le soutien à l’artisanat local ou à l’agriculture biologique. Ainsi, plus d’une vingtaine d’épiceries en vrac ont disparu en Suisse romande (23 en 2022 et 2023, selon un rapport de l’association Artisans de la Transition) et celles qui restent réduisent la voilure. Par exemple les boutiques de produits du terroir de Terre Vaudoise, lancées par l’association professionnelle Prométerre, n’existent plus. Et le nombre de brasseries indépendantes recule fortement en Suisse (43 en moins rien qu’en 2023).
Âge d’or du commerce alternatif
Pourtant, il y a quelques années et encore davantage pendant la crise du covid, on ne parlait que de «circuits courts», de «magasins sans emballage» et de «locavores». Beaucoup ont cru à un changement pérenne des habitudes de consommation. Les «commerces alternatifs» connaissaient un coup d’accélérateur avec la poussée des questions écologiques au sein de la population qui s’était notamment traduite dans les années 2010 par les bons scores électoraux des partis verts ou la Grève pour le climat. Les demandes en «paniers de la ferme» dépassaient l’offre des paysans. Près de 140 épiceries romandes alternatives (bios, en vrac, participatives) étaient créées entre 2016 et 2022. Une ribambelle de marques de cosmétiques artisanaux voyaient le jour, tout comme de nouvelles brasseries (+893 en dix ans dans toute la Suisse). Et la crise du covid a renforcé la tendance. «Pendant la pandémie, cuisiner et bien s’alimenter étaient le principal loisir des Suisses, qui se sont dirigés vers plus de qualitatif», rappelle Nicolas Inglard. Toutefois, avec la hausse des prix due à l’inflation des matières premières et l’augmentation des loyers, de nombreux consommateurs ont cherché à restreindre la part de l’alimentaire dans leur budget. «De nombreux Suisses ne veulent pas rogner sur leurs loisirs, des abonnements de streaming aux vacances au soleil en avion en passant par les sorties familiales. L’arbitrage se fait en défaveur de l’alimentation premium. Dans le même temps, le tourisme d’achat se maintient et les parts de marché des discounters augmentent.»
Thibaut Vibert, secrétaire de l’Association des brasseries indépendantes de Genève et créateur de celle du Virage, a vu plusieurs points de vente alternatifs disparaître dans son canton. «C’est dur, certains sont des clients de longue date. Et si aucun de nos brasseurs n’a mis la clé sous la porte, plusieurs dénotent une croissance plus faible actuellement.» Le brasseur pointe du doigt la crise économique actuelle et l’inflation. «Nous sommes peut-être aussi arrivés à un plafond en termes de nombre de brasseries par rapport à la demande actuelle.»
«Très regardants sur le prix»
Face à la baisse de la fréquentation, Christelle Urfer a dû adapter l’assortiment de son épicerie en vrac fondée en 2020 dans l’écoquartier de Pra Roman à Lausanne. «Chez AromaVrac, j’essaie de privilégier autant que possible la proximité, mais j’ai élargi l’offre au bio européen pour proposer des prix plus attractifs. J’ai aussi mis en rayon des aliments emballés pour ne garder que l’assortiment de base en vrac. Le rythme des familles du quartier est parfois difficilement compatible avec ce mode d’achat.» En outre, comme le souligne le récent rapport des Artisans de la Transition, la logistique du vrac pour maintenir des conditions d’hygiène optimales tout en évitant les pertes est difficile à conjuguer avec la rentabilité. La fondatrice, qui héberge un point de La Poste, s’est également mise à vendre des jeux, des cadeaux, etc. «Des clients n’hésitent pas à acheter un livre pour enfants à 30 francs mais ils sont très regardants sur le prix d’un produit artisanal de la région.» L’échoppe, qui compte trois collaborateurs à temps partiel, a aussi dû réduire ses horaires d’ouverture. «Franchement, je pense à la suite. Je vais peut-être monter un projet un peu différent, car mon but n’est pas juste de «vendre des trucs». L’objectif de cette épicerie responsable est de faire vivre l’économie locale, avec des contacts directs avec les paysans et une rémunération et des prix justes pour tous.»
A Genève, le brasseur Thibaut Vibert y croit. «Il reste encore des parts de marché à aller chercher. Les brasseries indépendantes représentent moins de 5% de la consommation de bière en Suisse. Il faut lutter contre les stratégies mises en place par les grandes entreprises de bière pour nous fermer le marché. La lassitude vis-à-vis des produits locaux, je n’y crois pas.» Pour lui, il faut continuer à sensibiliser le public en passant des accords avec les restaurateurs et les administrations publiques pour qu’ils proposent les produits du terroir. «Les 13 brasseurs de notre association représentent plus d’une cinquantaine de bières différentes. Ce sont autant de goûts et de saveurs que les Genevois découvrent peu à peu.»
Lancées par Prométerre, les boutiques de produits du terroir de Terre Vaudoise n’existent plus. Début 2023, l’association professionnelle a dû se résoudre à les fermer, constatant l’impossibilité de rentabiliser ces points de vente. «Après une embellie due à l’engouement pour les produits de proximité durant la période covid, le retour aux anciennes habitudes de consommation a été rapide», indiquait-elle sur son site, regrettant un «fossé entre les discours des consommateurs et la réalité des habitudes d’achat».
En outre, le brasseur cite l’importance de s’allier pour donner plus de visibilité et gagner en efficacité dans des domaines alternatifs comme le sien. «Avec notre association, nous tirons tous à la même corde. Nous avons construit un circuit court, de la terre à l’assiette, avec une malterie à Satigny approvisionnant les brasseries locales.» Du côté de Prométerre, on continue à mettre en valeur les produits du canton de Vaud au travers de deux initiatives: un service de traiteur et la gestion du restaurant du parlement vaudois La Buvette. Nicolas Inglard relève aussi quelques succès, comme celui de La Petite Epicerie et ses 14 points de vente autonomes en Suisse romande. «Cette vente de produits frais et locaux 24 h/24 répond à une vraie demande dans les zones rurales.»