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La flambée des valeurs tech fait peur. Mais les bulles ne sont pas uniquement destructrices. Internet ou l'électricité ont transformé l’économie.

Markus Diem Meier
Dans le cas de la bulle IA, de plus en plus d'experts évoquent l’idée d’une «bonne bulle», ce qui signifie que les excès finiraient par profiter à l’économie dans son ensemble.
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Depuis des semaines, on entend dire qu’une bulle se serait formée dans le domaine de l’intelligence artificielle. En cause, d’une part: les centaines de milliards de dollars investis dans cette technologie par des entreprises comme OpenAI, alors même qu'il reste incertain que ces investissements génèrent un jour des bénéfices. D’autre part, la hausse des cours des géants technologiques se poursuit. La valeur boursière du fabricant de puces Nvidia, par exemple, a été multipliée par plus de dix en l'espace de trois ans. Plus récemment, toutefois, les actions technologiques ont subi des pressions, ce qui alimente les craintes d’une bulle. Mais qu’est-ce qu’une bulle? Comment les reconnaître? Et quelles seraient les conséquences d'un éclatement?
Les bulles ne se limitent de loin pas à la Bourse et aux actions. Elles peuvent se former dans le système financier, dans l’immobilier, sur les devises, les investissements matériels, ou encore sur les marchés des taux et des obligations. Et même dans les tulipes, comme l’a illustré la «tulipomanie» qui a saisi les Pays-Bas, entre 1634 et 1637.
Selon la terminologie de l'économiste américain Hyman Minsky (décédé en 1996), on peut distinguer cinq phases dans une bulle de prix. Au début, il y a le «displacement», un événement qui suscite de nouvelles attentes. Il est suivi d'un «boom», au cours duquel de plus en plus d'investisseurs entrent en jeu, ce qui fait monter les prix. Ils attirent à leur tour d'autres investisseurs, et un cycle haussier se met en place. Vient ensuite l'euphorie, pendant laquelle tout risque est ignoré. Dans la phase suivante, celle du «profit taking», de premiers doutes apparaissent, et certains des principaux investisseurs se retirent à des niveaux de prix encore très élevés. Enfin, c'est la phase finale: la panique ou «moment Minsky». Un effondrement des prix s'amorce alors, car tout le monde cherche à se débarrasser de ses positions, quel qu’en soit le prix.
Le point de départ, comme indiqué plus haut, est le «displacement» : une innovation telle qu’Internet ou, dans un passé plus lointain, le chemin de fer. Ces inventions déclenchent des développements dont les effets restent incertains, mais qui promettent des rendements élevés. Une bulle peut aussi naître d’une longue période de stabilité, qui fait oublier les pertes passées et incite à croire que les taux, les risques de crédit ou les prix de l’immobilier ne peuvent que rester stables ou augmenter. Cette dynamique attire de nouveaux investisseurs, et la hausse des prix ainsi renforcée sert justifie l’oubli de tout risque.
Dans le cas des bulles typiques, l’idée que «cette fois, tout est différent» s’impose. Plus la tendance au marché haussier se prolonge, et plus un grand nombre de personnes veulent participer, par peur d’être laissées de côté. Ce phénomène renforce encore la croissance, et la narration qui l’accompagne.
Les bulles sont les plus destructrices lorsqu’elles se propagent à d’autres secteurs d'une économie. Le non-respect des interdépendances y est caractéristique. Aujourd’hui, par exemple, les bénéfices attendus de sociétés comme Nvidia sont bien souvent présentés comme une preuve qu’aucune bulle ne nous menace. Mais les perspectives du fournisseur de puces reposent en réalité sur des contrats avec des acteurs de l’IA comme OpenAI. Des contrats qui peuvent atteindre 1,5 billion de dollars avec Nvidia elle-même, et avec d’autres groupes technologiques. Si OpenAI ne devient jamais rentable, ou pas suffisamment, Nvidia et ces autres entreprises concernées seront touchées, elles aussi.
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Le risque de contagion est maximal lorsque les investissements sont financés par de la dette. Les gains sont alors amplifiés en période de hausse, mais les pertes entraînent rapidement un surendettement. Dans le pire des cas, le secteur bancaire est affecté, comme lors de l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, qui a conduit à la crise financière.
Dans le cas de l’IA, certains évoquent l’idée d’une «bonne bulle». Cela signifie que les excès finissent par profiter à l’économie dans son ensemble. Certes, les risques de pertes lourdes et de faillites existent. Mais ils feraient partie du processus d’exploration qui conduirait aux usages les plus efficaces et les plus économiquement viables. Comme mentionné plus haut, Internet, l’électricité ou le chemin de fer ont eux-aussi été accompagnés de bulles spéculatives. Finalement, ils ont entraîner des progrès économiques majeurs et ont rendu les entreprises survivantes extrêmement rentables, à l’image d’Amazon ou Google du côté du web.
Les bulles causent peu de dommages macroéconomiques si elles ne restent confinées qu'à certains secteurs ou qu'à certaines catégories d’investisseurs, et que les pertes ne touchent alors que ces derniers. Comme évoqué ci-dessus, l'effet de leur éclatement n'est réellement dévastateur que lorsqu’elles s’appuient sur un endettement massif.
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Une bulle se reconnaît le mieux… une fois qu’elle a éclaté. Durant sa phase de formation, les histoires justifiant des hausses rapides des prix ou des cours peuvent être très convaincantes. Du côté des autorités, intervenir contre une bulle présumée relève alors du suicide politique. Les marges d’action se limitent à des mesures visant à limiter les risques: instaurer des règles de transparence et de solvabilité pour les emprunteurs, ainsi que des exigences de capital pour les banques, afin de réduire les risques de contagion.
Les banques centrales jouent également un rôle clé: après l’éclatement d’une bulle, elles peuvent injecter des liquidités pour éviter l’asphyxie de l’ensemble de l'économie. Mais cela crée un risque moral: celui d’alimenter la conviction qu’elles interviendront toujours en cas de besoin, jetant ainsi les bases de nouvelles bulles.
Il est impossible d’affirmer clairement si les investissements actuels dans l’IA constituent une bulle. Plusieurs signaux vont toutefois dans ce sens, dont le récit typique d’une technologie aux «conséquences gigantesques» qui promet donc des profits élevés sans que l'on ne sache comment (ni avec quelles applications) ils seront générés.. Les investissements colossaux des groupes technologiques contribuent aussi à ce scénario.
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Le discours «cette fois, tout est différent» est lui aussi typique. Comme pour Internet ou pour d’autres innovations majeures telles que l'électrification ou les chemins de fer, l’IA est une technologie de rupture dont l’impact reste difficile à anticiper. Il s’agirait alors d’une «bonne bulle», tant que les investissements ne reposent pas massivement sur la dette. Or les premiers signes d’un endettement accru commencent à apparaître — et ils sont préoccupants.
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Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Handelszeitung.
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