Pendant la crise sanitaire, l’entreprise Batmaid n’a pas pu obtenir de chômage partiel pour ses agents de ménage en raison de leur statut de non-salariés. En 2019, le syndicat Unia dénonçait Batmaid auprès de la Confédération et du canton de Vaud, principalement parce que la société ne respectait pas la convention collective de la branche. La société lausannoise a ainsi décidé de modifier son modèle: à partir du 1er janvier 2021, elle proposera à ses agents de ménage de les salarier.

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Le secteur tertiaire suisse tendait pourtant largement vers l’ubérisation des services ces dernières années, à l’instar des livraisons de Migros avec son système Amigos ou de la start-up Mila, financée par Swisscom, qui propose un service d’assistance technique. Ces entreprises, comme Batmaid à sa création en 2015, étaient pensées comme des «plateformes», c’est-à-dire de simples intermédiaires entre le client et le fournisseur de service (livreur, chauffeur, agent de ménage, etc.).

Des sites comme moralscore notent les entreprises

Or, dans ce modèle, le prestataire n’est pas considéré comme un employé et se retrouve confronté à un manque de protection sociale, comme l’a récemment montré la crise du Covid-19. «Constater la situation de ces personnes pendant la crise a été un véritable choc, explique Andreas Schollin-Borg, PDG et cofondateur de Batmaid. Nous avions prévu depuis longtemps d’opérer ce changement vers le salariat, mais la crise a accéléré le processus d’au moins huit mois.»

Les entreprises ont désormais intérêt à soigner leur image, notamment au niveau éthique, et ce particulièrement dans le secteur de la vente aux consommateurs. «La durabilité et l’éthique jouent un rôle central dans le monde entrepreneurial du futur, explique Thomas Straub, professeur de management à la GSEM de l’Université de Genève. Le consommateur aura de plus en plus besoin de labels ou de certificats pour juger des valeurs d’une entreprise.»

Un avis partagé par cette ancienne utilisatrice, qui souhaite rester anonyme, qui a été confrontée à un cas de conscience et a arrêté d’utiliser la plateforme: «J’étais très contente des prestations et de la qualité du service, mais j’avais l’impression d’exploiter notre femme de ménage en la sous-payant», confesse-t-elle. Il existe déjà plusieurs sites et applications, comme Moralscore, qui notent les entreprises selon différents critères, dont les conditions de travail des salariés.

Le personnel de nettoyage aura donc désormais le choix: continuer selon l’ancien système ou cumuler un pourcentage en tant que salarié de Batmaid et un pourcentage en tant que salarié des clients privés. Sur les 2000 agents, 80% seraient intéressés par la mesure, selon le cofondateur de l’entreprise: «Les autres 20% ne souhaitent pas être salariées car elles préfèrent garder la flexibilité qui caractérise le modèle actuel. Il est clair cependant qu’on ne pourra pas tout de suite proposer à tout le monde des contrats fixes à 100% parce qu’il n’y a pas assez de demande.» Les clients pourront ainsi décider de rester les employeurs directs de leur agent de ménage ou de laisser Batmaid prendre cette responsabilité. Cette deuxième option entraînera des frais supplémentaires: le particulier devra se charger de la TVA et des charges liées aux conventions collectives.

En Suisse alémanique, la start-up de livraison à vélo Notime a aussi effectué un tel changement. Créée en 2015, la société zurichoise avait mis en place un système d’ubérisation, proposant une collaboration avec des free-lances. Mais fin 2016, Notime décide de salarier ses 400 coursiers. «Dans certains cas, nous employons des salariés sur une base mensuelle, mais il n’est pas possible d’offrir cela à tous, précise Desirée Barandun, responsable marketing de Notime. Nous utilisons plutôt un modèle rémunéré à la commande, complété par un modèle de travail avec un nombre d’heures garanti. Cela offre une flexibilité, avec des conditions de travail justes.»

Un surcoût important

Un tel changement éthique a néanmoins de lourdes conséquences financières pour les entreprises. Pour Batmaid, qui n’enregistre pour le moment aucun profit, plusieurs centaines de milliers de francs ont été dépensés. «On a engagé 15 personnes pour faire passer des entretiens aux 2000 hommes et femmes concernés. Si ce changement avait été uniquement pour des questions d’image, on aurait dépensé cet argent dans de la publicité ou du marketing», assure Andreas Schollin-Borg, PDG et cofondateur de Batmaid.

Même le pionnier des plateformes, Uber, doit désormais recourir à des employés à Genève. Le géant américain a fait appel pour ses services Uber Eats à une société locale indépendante pour assurer cette transition. Elle joue le rôle d’intermédiaire entre les coursiers et cette entreprise. Selon une estimation du syndicat Unia, en ne payant pas les charges sociales, Uber économiserait entre 63 et 99 millions de francs par année sur les 1500 employés en Suisse. «Les récents changements que nous avons dû apporter à Genève ont privé des centaines de coursiers (près de 80% de tous les partenaires de livraison du canton) de la possibilité de générer un revenu grâce à notre application, déplore un porte-parole d’Uber Eats. Les livreurs désormais salariés ne peuvent plus travailler de manière flexible, selon leurs propres conditions et horaires.»

Alors pourquoi salarier? Pour Cinzia Dal Zotto, professeure à l’Institut de management de l’Université de Neuchâtel, ce type de changement stratégique amène des impacts positifs sur l’entreprise à long terme. «La société va évidemment faire moins de profit dans un premier temps. Mais salarier ses employés signifie leur apporter une protection, qui engendrera un sentiment de confiance. Ils seront plus loyaux, plus motivés et donc plus efficaces. Des éléments particulièrement importants dans ces milieux concurrentiels, où l’on peut rapidement changer d’employeur.»


Vers un revenu universel inconditionnel

Pour réunir flexibilité du travail et protection sociale, des modèles économiques alternatifs réapparaissent dans le débat, à l’instar du revenu universel inconditionnel.

De l’Espagne au Royaume-Uni, la crise du Covid-19 relance le débat du revenu universel en Europe. En Suisse, le projet, rejeté en votations en 2014, revient aujourd’hui dans le débat politique. «Avoir l’assurance de recevoir un revenu de base suffisant pour satisfaire nos besoins primaires permet aux travailleurs de se développer personnellement, d’acquérir de nouvelles connaissances et de développer des compétences, dit Cinzia Dal Zotto, professeure à l’Institut de management de l’Université de Neuchâtel. Cette productivité accrue bénéficie ainsi à long terme aux entreprises.»

Pour la professeure en gestion des ressources humaines, le monde du travail et des ressources humaines tend vers une mutation profonde passant par de nouvelles formes d’investissements. Les entreprises ont désormais tendance à recourir de plus en plus à des sociétés externes, à des mandats de travail ponctuels et à l’externalisation des ressources. «Les entreprises ont de moins en moins envie d’investir dans leurs employés et dans la formation de leur personnel», constate Cinzia Dal Zotto. De fait, selon elle, réunir flexibilité du travail et protection sociale pourrait justement passer par un revenu universel inconditionnel. «Ce modèle a déjà été testé en Finlande et les résultats sont pour l’instant plutôt positifs», selon la professeure.