Cette chronique marque mon passage officiel dans la catégorie très étendue des vieux cons. Ma foi, il faut bien assumer un jour son statut de boomer dégénéré. Je vais essayer de ne pas dire «c’était mieux avant». Oups, je viens de le dire, ce n’est pas gagné.
L’autre jour, je me trouvais à la FNAC à Paris, car j’avais oublié le câble d’alimentation de mon laptop à Genève (je vous ai dit, ça dégénère méchamment). Un jeune gars, genre 25 ans, se trouve derrière un comptoir au-dessus duquel il y a un gros «i» pour signifier que c’est l’endroit dévolu aux «informations». Je dis bonjour. Un ange passe, le gosse est sur son téléphone. Je répète mon bonjour. D’un air suragacé, ne levant même pas le regard, il fait: «Mmh.» Je dis poliment ce que je cherche. Il tend le bras vers un coin du magasin et dit: «Tout est là-bas.» Ni oui ni au revoir ni merde, game over. Je n’ai pas pété un câble, je suis allée l’acheter dans une boutique informatique de Montmartre où les gens étaient serviables, enfin, faisaient leur boulot, quoi.
Une étude anglaise de Barclays LifeSkills met en évidence que la fameuse génération Z a de plus en plus tendance à bannir les formules de politesse, non seulement dans la vraie vie, mais aussi dans les mails professionnels. Elles leur paraissent désuètes, fastidieuses et inutiles. C’est limite une micro-agression de devoir dire «s’il vous plaît» ou «merci». En fait, le langage écrit disparaît au profit de conversations qui ressemblent à celles des messageries instantanées. Sur WhatsApp, on ne dit pas «Chère Madame», ni «cordialement», ni «bien à vous», alors pourquoi se casser la nénette à le faire par mail? Moi, j’en suis au stade où je suis déjà contente si quelqu’un me répond. Parce que vous aurez remarqué, plus on a de moyens de communication, moins on arrive à se joindre. Le taux de non-réponse et de ce que l’on appelle le ghosting (quand l’interlocuteur fait le fantôme) atteint des niveaux stratosphériques.
Il semble que niveau ponctualité, ce soit assez élastique aussi. La même étude montre que les jeunes estiment qu’il n’est pas grave de ne pas être à l’heure, arguant par exemple qu’«il ne se passe pas grand-chose si je suis en retard». Ils sont aussi assez détendus à l’idée de ne pas venir bosser du tout, si l’humeur ne s’y prête pas. Ma sœur, qui est professeure dans une université américaine, m’a transféré les mails hallucinants qu’elle reçoit tous les jours. Du style: «Je suis trop angoissé ce matin, je ne vais pas venir, mais est-ce que vous pouvez me valider le cours quand même?» ou: «Comme il pleut et que c’est dangereux de conduire sous la pluie, je ne vais pas me présenter à l’examen, mais j’aimerais quand même passer le semestre.» Flemme.
L’autre jour, j’écoutais ma consœur Cléa Favre sur RTS La Première, dans son excellente chronique «Comme un lundi», elle expliquait la tendance colleague zone. Terme issu du fameux mot friendzone, vous savez, quand vous être amoureux d’une personne, mais que cette personne veut que vous restiez juste amis. Eh bien la colleague zone, c’est pareil. Les relations restent strictement boulot-boulot. Pas de papotage à la machine à café, pas de potins de couloir crapoteux, on ne débriefe pas le rendez-vous Tinder pourri de la veille, ni la gastro du petit dernier, ni ce jean qui fait un si beau cul, ni sa thérapie pour cause de mère toxique, on conserve une étanchéité totale entre le professionnel et le privé. Pour moi qui viens d’une culture d’entreprise où on mélangeait à peu près tout, y compris des fluides corporels parfois, ce monde paraît excessivement ennuyeux. D’ailleurs, le casque sur les oreilles au bureau est désormais un code visible pour signifier «fichez-moi la paix» et, dans les faits, les gens gardent leur casque toute la journée. On travaille donc «à côté» et pas «avec». Nous ne sommes pas (encore) des machines, mais déjà des robots.
Alors, il ne faut pas généraliser, bien sûr, il y a des Gen Z qui ne correspondent pas à ce schéma. Et il y a beaucoup de choses que j’aime chez eux, leur radicalité, même si je ne la partage pas, leur intransigeance, notamment sur l’égalité salariale, le soin qu’ils portent à l’équilibre vie perso versus vie pro, chose qu’à l’évidence ma génération a très moyennement gérée. Mais je deviens une vieille daronne qui croit que les rituels sont essentiels à la civilisation, et qui a juste un peu de mal avec le dédain. Sur ce, je vous prie de recevoir, chères lectrices et chers lecteurs, l’assurance de mes sentiments distingués.