La bouteille de Chemin de fer est posée sur la petite table en fer, à l’ombre du cerisier en fruits. Quelques mètres carrés de verdure volés à la vigne, un minuscule jardinet suspendu dans les mailles de pierres qui tiennent le village d’Epesses et toute la côte de Lavaux comme si un géant avait tricoté la roche pour terrasser le temps. En contrebas, la route, la rivière, le lac. Tout en haut, fermant le paysage, la grande maison où la famille Massy vit depuis quatre générations.

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Sur le petit banc, Luc Massy, 68 ans, représentant de la troisième génération, vigneron-encaveur depuis toujours et président de la Baronnie du Dézaley depuis quinze ans. Il goûte son vin comme s’il retrouvait un vieil ami. Il marque un temps: «Pour quoi venez-vous me voir? Pour la cave Massy ou pour la Baronnie du Dézaley?» Commençons par la cave Massy. Une histoire si parfaitement romande. Il y a exactement 101 ans, son grand-père, Albert Massy, rachetait le Clos du Boux à ses anciens propriétaires, une famille bernoise, rompant le fil d’une histoire qui remonte au XVIIe siècle, lorsque des baillis bernois bâtirent la grande maison du haut.

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Le Chemin de fer, emblème de la Baronnie du Dézaley, dont l’un des buts est de démontrer que le chasselas peut être un grand vin.
© DR

En reprenant ce clos de 1,7 hectare – le seul clos de l’appellation Epesses –, Albert Massy venait d’assigner sa descendance à l’élevage du chasselas. Une destinée qui sortait de la trajectoire familiale: Albert est né en 1876 à la vallée de Joux, où les Massy possédaient un atelier de pierres pour l’horlogerie. Et ce n’est pas la vocation du vin qui le mena à Epesses, mais le paludisme, les chiffres et le cœur: c’est un moustique de Sierra Leone qui ramena ce comptable voyageur en Suisse, à Epesses, où il trouva tout: un emploi chez un vigneron et le grand amour, Julienne Mégroz, fille du village.

La science des terroirs

La cave ne s’est pas construite en un jour. Peu à peu, le domaine s’est étendu pour atteindre la dizaine d’hectares d’aujourd’hui. La constellation actuelle des parcelles est le reflet de toutes les époques et le fruit de toutes les mains qui ont œuvré à l’édifice. Le grand-père, «qui a eu le fin nez d’acheter des vignes dans des terroirs extraordinaires». Le temps d’avant, «quand le transport dictait la logique de culture et que les vignerons remaniaient sans remanier» en s’échangeant des vignes. L’héritage: quand les quatre enfants d’Albert Massy se sont réparti le vignoble.

Au début, on apprend, on s’adapte. Et puis, après, ça devient une passion et on ne travaille plus un seul jour de toute sa vie.

Puis les rachats, entrepris par Luc Massy dès les années 1970, jusqu’à la reprise de la vigne du Dézaley que son grand-père avait acquise en son temps, dernière touche à une cave qui a, depuis, retrouvé sa réputation sur ses trois lieux d’origine: Epesses, Saint-Saphorin et Dézaley. Trois appellations parmi les plus renommées de Lavaux, «le cœur du réacteur».

Le bâtiment qui abrite la cave remonte au début du XIXe siècle et profite aujourd’hui de deux agrandissements, l’un de 1975 et le plus récent de 1993. Tout est mesuré au mètre près: «Le problème, à Epesses, c’est la place.» Aussi, chaque année, il faut réaménager les locaux pour les vendanges, déplacer les caisses de vin et mettre en place le conquêt et les pressoirs, pour deux semaines intensives, puis tout ranger pour préparer la mise en bouteilles à venir.

Seule la halle aux grandes cuves à chasselas conserve son calme monacal: cuve de béton des années 1940, cuves acier des années 1970, et le grand foudre de chêne remplacé en 2002, parti pour au moins deux siècles de service. C’est ici que se joue la science des terroirs.

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Le vignoble du Dézaley, terroir impérial du chasselas,55 hectares d’une terre d’exception. 
© DR

Il n’y a pas de secret de fabrication, pas de recette, sinon qu’à la cave Massy «on vendange en général un peu plus tard que les autres». Une litote qui vaut un roman dans la bouche du vigneron, qui pèse ses mots comme il goûte son vin, comme il goûte son raisin, comme il en observe la couleur des pépins, dont la teinte de brun sonnera les vendanges. Car rentrer le raisin plus tard signale un immense travail en amont. Des décennies à l’écoute de la vigne, traitée en culture intégrée depuis toujours, en intervenant le moins possible: «Si le raisin est beau et bon, on le laisse aller. S’il y a un problème, on le corrige.» Et en n’ayant qu’une seule idée en tête: «La qualité! Nous n’avons pas le choix.»

Et «vendanger un peu plus tard», c’est ce qui donne tout son sens au terroir: une terre sur laquelle le fruit peut atteindre sa pleine maturation, de la manière la plus naturelle possible, avec la bonne exposition, la bonne pente, la bonne roche-mère, le bon drainage, la bonne ventilation naturelle, et avec la bienveillance du vigneron: «Nous fixons la vendange en fonction de la maturité du raisin, pas de la météo.»

Une culture artisanale

Albert Massy, le grand-père, n’a pas seulement laissé la vigne et le savoir-faire en héritage, il a aussi transmis le sens du «faire savoir». Ce que l’on nomme aujourd’hui «le marketing», l’art de segmenter ses produits, de les positionner sur un marché de plus en plus exigeant et de gagner la confiance de la clientèle. Le père de Luc, Jean-François Massy, avait commencé un travail de fond en se concentrant sur la vente en bouteilles, à une époque où le vin se vendait encore au tonneau ou en vrac. Un travail de marchand qui s’ajoute aux métiers de vigneron et d’encaveur. Un exercice de valorisation, indispensable à la survie d’un vignoble dont la culture est forcément artisanale, tellement loin de la logique des grands vignobles plats et mécanisables.

C’est précisément ce travail de valorisation qui a mené, un jour de 1992, Luc Massy et quatre autres producteurs – Chaudet, Bovard, Testuz et Dubois – à franchir le Rubicon et à lancer un programme de défense du Dézaley, terroir impérial du chasselas, qui trouve ici sa plus noble expression. Le Dézaley, explique Luc Massy, est unique, 55 hectares d’une terre d’exception, reconnue depuis toujours par les vignerons de la région qui gardaient discrètement la récolte pour la réserve du patron. Dans les années 1990, la supériorité du Dézaley était pourtant devenue invisible, perdue dans le foisonnement des appellations édictées par les autorités vaudoises: on en comptait 26.

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Les vendanges ont généralement lieu un peu plus tard que les autres.
© S.Nemeth

Ces cinq vignerons réagissent et lancent, en 1992, la Baronnie du Dézaley, probablement le programme de valorisation le plus ambitieux de toute l’histoire de Lavaux. Il ne s’agit pas simplement de gagner en visibilité, «de faire de la publicité». C’est un vrai travail de fond qui est engagé et qui commence avec la rédaction d’une charte de qualité, fixant chaque détail, du nombre de pieds par hectare au type de bouchon à utiliser, du calendrier de la vendange à la durée de maturation en cave, imposant jusqu’à la bouteille de 70 cl griffée – vendue exclusivement par la Baronnie et servant de cotisation, proportionnellement à la récolte.

Passage de témoin

La centaine de propriétaires que compte le Dézaley sont convoqués, on leur présente la charte, libre à eux d’y adhérer ou non. La Baronnie commencera avec neuf membres, puis ce chiffre passera à 12, pour revenir à 11, le nombre de membres actuels. L’association est tout de suite active, multiplie les dégustations, interpelle le gouvernement vaudois pour obtenir l’appellation d’origine contrôlée «Dézaley Grand Cru». La commercialisation est retravaillée, les prix sont relevés, tout le Dézaley est revalorisé, patiemment.

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Luc Massy est confiant en l’avenir. Il sait que la relève est là, ainsi que la passion, avec ses deux fils qui travaillent dans le domaine depuis dix ans.
© S.Nemeth

La Baronnie franchit une étape supérieure en établissant les grands millésimes, «pour montrer qu’un grand terroir vieillit bien» et pour démontrer que le Dézaley «a la capacité de donner des vins d’exception», des vins de garde – huit ans de cave minimum – catégorie haute gastronomie: «La preuve par neuf que c’est un grand terroir! Les vignerons le savaient déjà, mais pas encore la clientèle.» Les millésimes sont sélectionnés, goûtés et solennellement classés par un jury. Chaque vigneron en réserve entre 300 et 1000 bouteilles. La commercialisation commence dans les années 2000. Au printemps dernier, ce sont les récoltes 2008 et 2009 qui devaient être jugées, elles attendront un peu.

Luc Massy voulait se retirer de la présidence de la Baronnie au printemps dernier, mais la crise sanitaire a remis à plus tard l’assemblée générale, alors sa présidence se poursuivra encore quelques mois. Il n’est pas impatient, mais il est pressé de passer le témoin à la prochaine génération. Il regarde ses vignes mûrir sous le miroir du lac Léman. Il regarde ses deux fils, Gregory et Benjamin, engagés sur le domaine depuis une dizaine d’années, et il vit l’avenir au présent. Il sait qu’ils feront face à un marché incertain, à des prix qui s’effondrent et des coûts de production qui ne baissent pas, une concurrence étrangère toujours plus forte, des acheteurs vieillissants et le défi majeur de fidéliser la jeune clientèle.

Mais il sait que Gregory et Benjamin feront comme lui: «Au début, on apprend, on s’adapte. Et puis, après, ça devient une passion et on ne travaille plus un seul jour de toute sa vie.»