«Ma chance est d’avoir les meilleurs clients. Cela me permet de lisser les fluctuations.» Pierre Salanitro, entrepreneur à Genève, manie l’euphémisme aussi bien que le diamant. Son entreprise porte son patronyme. Plus de 3000 mètres carrés d’ateliers à quelques arrêts de tram du centre de Genève. Deux cent trente collaborateurs (250 d’ici à l’été), dont 127 sertisseurs, artisans marieurs de la pierre précieuse et du métal. Un centre de production rempli de 35 machines-outils de précision (il y en aura bientôt 37). L’un des palmarès les plus brillants de tout le secteur horloger: Pierre Salanitro ne compte plus les pièces uniques pour multimilliardaires sorties de ses ateliers, ni les récompenses décrochées par ses réalisations au Grand Prix d’horlogerie de Genève. Il n’y a pourtant aucun trophée dans ses bureaux. Son nom n’est même pas sur la porte. Sur sa planète aussi, l’essentiel est invisible pour les yeux.

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Un faux départ, dans une banque

L’histoire de Pierre Salanitro a commencé par un faux départ, dans une banque, parce qu’il ne savait pas quoi faire. Trente ans plus tard, il est à la tête d’un bijou d’entreprise, un diamant bien taillé, une perle au sommet d’une industrie couronnée. Un cas absolument unique. Pierre Salanitro a réussi à faire de son entreprise le partenaire privilégié de toutes les grandes maisons de la place horlogère suisse dès qu’il s’agit de sertir un garde-temps de pierres précieuses. Le genre de partenariat que l’on ne rencontre habituellement pas en horlogerie, terre de sous-traitants et d’exécutants où la production reste très morcelée. Tant et plus que Salanitro domine en solitaire sa spécialité. Il n’y a pas d’équivalent en Suisse, pas plus en taille qu’en éventail de compétences. Et il n’y a aucune raison d’imaginer qu’un équivalent existe ailleurs dans le monde.

Tout est fait à la main, de manière artisanale, pièce à pièce, sans automatisation.

Portraiturer cette entreprise est un exercice de contorsion. Une esquisse forcément incomplète. Alors qu’il suffirait de donner la liste de ses clients pour tracer en quelques phonèmes l’architecture exacte de ce monument. Mais tout est bâti sur la discrétion et l’éthique. Alors on observe et on ne dit surtout pas tout. Faisons quand même le tour et commençons par la fin, car le sens de la visite n’est pas celui de l’histoire. Salanitro a commencé il y a trente ans par les métiers du sertissage, en les appliquant à la montre, boîtes, bracelets, cadrans, index. Au fil des décennies, l’entreprise a regroupé sous un même toit tout le savoir-faire nécessaire pour concevoir, produire et terminer des montres. Tout sauf les mouvements – pour l’instant…

Commençons donc par la sortie, au rez-de-chaussée. Juste avant le sas de sécurité, il y a un mur couvert de lettres officielles: double certification Responsible Jewelry Council et affiliation au Code of Practice, de quoi couvrir l’entier de la chaîne d’approvisionnement en pierres précieuses. Car Pierre Salanitro ne badine pas avec l’éthique et il le montre.

«Nous sommes toujours plus sollicités pour la création de montres complètes.»

 

Il ne badine pas non plus avec la sécurité, précise-t-il en fin de visite, comme pour répondre à une question qui doit absolument être posée: plus de 60 coffres-forts sont répartis dans les diverses zones de l’entreprise, chaque coffre a une combinaison différente, il faut être deux pour ouvrir un coffre, les préposés et les combinaisons changent tout le temps, personne ne les connaît toutes, Pierre Salanitro n’en connaît aucune. C’est dit. C’est aussi au rez-de-chaussée que se trouve le bureau de création, monté il y a trois ans, avec «designer senior confirmée», preuve que Salanitro n’est pas qu’un exécutant et que les clients ne viennent pas uniquement pour le sertissage: «Nous sommes toujours plus sollicités pour la création de montres complètes.»

Direction l’ascenseur, troisième étage. La dernière salle du tour est la plus récente: un immense espace ouvert couvert d’établis. Les 22 premiers sertisseurs ont commencé début mars. Ils seront 47 cet été. Les établis sont tous identiques et ne ressemblent à aucun autre, c’est normal, ils ont été développés en interne. Cette salle ne sent pas le neuf, elle sent le futur, et le futur est une diversification vers la joaillerie, légitimement, car, en matière de sertissage, «l’horlogerie reste petite par rapport à la joaillerie».

L’atelier de sertissage: 127 sertisseurs, le plus grand de Suisse — et peut-être du monde.

Un peu plus loin, même étage, le grand atelier de sertissage: 127 sertisseurs, le plus grand de Suisse. C’est la partie la plus artisanale de toute l’entreprise. C’est aussi son épicentre, le cœur de métier où tout a commencé. D’abord Pierre Salanitro, seul. Puis une petite équipe, qui n’a fait que s’agrandir.

Sur les tables, des pierres précieuses, beaucoup de diamants, triés par taille, par couleur, rassemblés en kits, au gré des commandes. Les sertisseurs, les yeux sur les binoculaires, calent les pierres, une à une, et les emprisonnent dans le métal qu’ils repoussent à la pointe du burin. Tous les types de serti sont pratiqués, même quelques procédés brevetés maison, mais «uniquement de manière traditionnelle, à la main», précise Pierre Salanitro. Et tout se fait dans le calme, dans le murmure des outils, pendant que, sur les établis, les pierres crient silencieusement de tout leur éclat. Commandes privées, modèles de séries de grandes maisons, elles sont toutes là, en cours d’habillage, comme dans les coulisses d’un défilé de haute couture. A la différence que, ici, la partie est très masculine: repousser le métal sollicite le muscle.

Chaque pierre est calibrée, vérifiée et classée, selon des plans de production d’une précision d’horloger.

 

Il y a plusieurs spécialités dans la spécialité. La grande salle est consacrée aux pierres rondes. Le serti baguettes s’effectue à l’écart. La pratique est plus exigeante en termes de savoir-faire et de concentration: on y travaille les pierres taillées en parallélépipède et la moindre irrégularité se voit. Un autre atelier est dédié au serti neige, où les pierres de tailles différentes mêlent leurs scintillements pour noyer le support en métal. Très proche de la joaillerie. L’œil du praticien doit ici être un peu plus artistique. Des stations de taille et de retaille égrainent l’étage, une par type de pierre, le diamant, trop dur, grifferait ses congénères.

La logistique est aussi traitée sur cet étage, préparation des kits pour l’assemblage et contrôle final des sertissages. Cette partie-là est très féminine: un travail tout en détail. Pour la suite, il faut monter de deux étages. Bureau des achats: les pierres précieuses et tous les composants nécessaires à la réalisation des montres complètes. Chaque projet est accompagné de son dossier de plans, avec toutes les spécificités pour la mise en production, l’ordre des pierres, leurs teintes, le nombre de grains par pierre.

Une véritable mine de diamants. Et 60 coffres-forts pour en assurer la sécurité.

La production est un peu plus loin. Polissage, lavage, rhodiage. Four à bande pour les boîtiers à cornes rapportées et les bracelets sans goupilles visibles. Collage des glaces, contrôle, étanchéité. Best-in-class. Quelques portes encore jusqu’à la halle d’usinage, «refaite à 100% en 2021». Extracteurs de particules, filtrage des huiles, réglages des flux. Une allée bordée de 35 (bientôt 37) fraises cinq axes de haute précision et leurs deux immenses compresseurs. Plusieurs milliers de boîtes et de bracelets sont usinés chaque année, principalement dans des métaux précieux. Salle de contrôle, gravage laser. Construction, méthodes. Prototypage, imprimante 3D. C’est d’ici que les plans partent chez les diamantaires: précision au centième de millimètre, nous sommes en horlogerie.

«J’ai eu un coup de foudre pour le métier et j’ai toujours eu en tête d’être mon propre patron.»

 

On l’aura compris, ce n’est pas le portrait d’un simple sertisseur. Salanitro est une petite industrie dans l’industrie. Ses bons clients le savent et soignent le joyau: même en cas de crise, ils préfèrent souvent garder ces commandes-ci et faire des coupes ailleurs pour ne pas mettre l’outil en péril. Ces mêmes clients ont poussé Pierre Salanitro à investir, à s’équiper, à grandir, à additionner les métiers, jusqu’à devenir une manufacture totalement intégrée. Tout a commencé par la mode du serti sur acier, à la fin des années 1990. Une étape clé dans la démocratisation de la montre joaillière. Les volumes augmentent, Salanitro rachète un premier atelier en 1999, avec deux centres d’usinage. Puis la croissance engendre la croissance, organique et par l’acquisition d’entreprises locales: Serti Concept, Serti Créations, Polyfer, Technor.

Si les foudres géostratégiques ne mettent pas le feu à la planète, l’avenir s’annonce brillant. Effet d’entraînement d’un positionnement naturellement haut de gamme dans un monde où les grandes fortunes fleurissent. Mais Pierre Salanitro ne change pas, la culture de son entreprise non plus: «Le succès est une affaire d’équipe.» Il a 55 ans, mais il est sans doute le même qu’à 25 ans, lorsqu’il a visité le père d’un ami, sertisseur: «J’ai toujours aimé bricoler, travailler de mes mains. J’ai eu un coup de foudre pour le métier et j’ai toujours eu en tête d’être mon propre patron.»


Bio express

  • 1990 Pierre Salanitro rachète un premier atelier de micromécanique à Genève avec deux machines.
  • 1992 A 25 ans, il visite l’atelier de sertissage du père d’un de ses amis. Il est aujourd’hui le partenaire de toutes les grandes marques d’horlogerie.
  • 2022 Cette année marque le début d’une diversification vers la joaillerie. Un secteur bien plus vaste que l’horlogerie.
Weisses Viereck
Stéphane Gachet