Laurent Jolliet, 42 ans, est enchaîné à l’histoire de l’horlogerie genevoise. Il est joaillier-chaîniste. Il fait des chaînes. Toutes sortes de chaînes. Et au bout de ses chaînes, il y a des montres, de poche ou de poignet. Le plus souvent, ses chaînes deviennent des bracelets. Des ouvrages d’exception que les marques lui commandent, parfois en petite série, souvent des pièces uniques, essentiellement des restaurations de montres anciennes.
L’atelier de Laurent Jolliet est noyé dans un grand bâtiment sans visage du Lignon, à Genève. C’est un lieu unique, une île, un repère qui résistera aussi longtemps que l’artisan le décidera. Il a déjà passé la moitié de sa vie à faire des chaînes et il voit «tout ce qui a été perdu en vingt ans». Car l’art du chaîniste s’est égaré dans le temps, écarté de la création horlogère sous la pression de la logique industrielle.
Artisanat typiquement genevois
Après lui, peut-être que le métier disparaîtra. Très sûrement, il ne s’exercera plus de la même façon: s’il reste bien quelques traces de la pratique dans certaines officines, Laurent Jolliet est le dernier joaillier-chaîniste complet actif à Genève, sans doute en Suisse, et sans doute dans le monde, puisque ce savoir-faire est une spécificité locale, une spécialité née par et pour l’industrie horlogère.
Cet artisanat typiquement genevois a même un fameux mentor: Hans Wilsdorf, qui a inventé Rolex et donné l’impulsion décisive qui a fait entrer l’horlogerie dans le siècle de la montre-bracelet. Le passage de la poche du gilet au poignet dans les années 1930 a été une révolution pour tout le secteur et le métier de chaîniste en a été un maillon fort. Hans Wilsdorf a contribué à connecter l’art de la chaîne à l’horlogerie et l’a ancré à Genève.
L’atelier de Laurent Jolliet porte les traces de cette histoire. Hans Wilsdorf en personne reconnaîtrait les gestes, les machines, les œuvres. L’artisan part de la matière brute, de l’acier, des métaux précieux, de l’or, du platine. Il note quelques cotes sur une feuille, la largeur de l’attache sur la montre, la longueur, la chute jusqu’à la boucle. Il prend un bout de métal, dont il tire un fil, des mailles, des chaînes. Quelques semaines ou quelques mois plus tard, la montre repartira avec son bracelet.
La première étape est l’apprêtage. Il faut tirer le fil à travers des filières, à la main ou sur un banc à tirer, pour amener progressivement la matière à la forme et à la dimension voulues. Un travail de précision, à quelques centièmes de millimètre près, sans autre assistance que la main, l’œil et l’expérience. Le pied à coulisse n’intervient qu’à la fin, pour mesurer et valider les efforts.
«Un bracelet, porté quotidiennement, peut tenir trente ans.»
Les filières constituent un monde en soi. Elles se présentent comme de simples plaques d’acier percées de trous (ronds, carrés, triangles, lunes, etc.) de diamètres dégressifs. Laurent Jolliet en a une collection. Les meilleures ont été fabriquées à Genève il y a un bon siècle. Chaque filière porte un numéro, chaque percement aussi. Le praticien s’y repère, il les note, pour ne pas perdre la mémoire de ses réalisations. Car tout est fait sur mesure, pièce par pièce, maille par maille, les commandes se passent au compte-goutte et les restaurations sont encore plus espacées dans le temps: «Un bracelet, porté quotidiennement, peut tenir trente ans.»
A chaque passage dans la filière, le diamètre du fil est réduit. Avant d’arriver au diamètre final, le fil passe par des recuites régulières: il est passé au four pour réaligner sa structure cristalline et détendre la matière. Sans quoi, il durcit et casse. La température dépend de l’alliage, chaque alliage a la sienne: environ 700°C pour l’or, près de 1000 pour le platine.
Une fois apprêté, le fil est tourné, enroulé autour d’un gabarit. En boudin serré s’il doit être ouvert en mailles, ou en spires à écartements réguliers pour réaliser un tressage de type milanais ou polonais. Les spires sont coupées à la bonne longueur. Le boudin est ouvert à la scie. Nouvelle recuite.
L’étape suivante est celle du montage. Spire par spire. Maille par maille. Les spires sont parfaitement alignées et soudées sur la tranche. Les mailles sont soudées une à une. La moindre imprécision rend le bracelet rigide, inutilisable. La moindre irrégularité saute aux yeux. Chaque bracelet est fait de deux brins dont les motifs doivent être parfaitement identiques. Limage des côtés.
Le ruban de mailles ou de spires est alors enserré entre des plaques d’acier et mis sous presse. C’est là que le bracelet trouve sa taille définitive, longueur, largeur, chute. Une fois la bonne cote atteinte, les repères sont fixés pour le second brin. Le bracelet est alors «dur comme du chien». Recuite. Puis assouplissage, à l’eau, au savon, entre les doigts. Recuite. Peu à peu, le bracelet trouve sa courbe naturelle. Il peut alors être ajusté à la boîte. Le résultat final détermine l’outil à utiliser: limes et main ou fraises de haute précision, qui tailleront en négatif le gabarit exact de la boîte sur laquelle il devra affleurer. «L’outillage coûte parfois aussi cher que le bracelet.» Le fermoir achèvera le travail, réalisé dans l’atelier, selon les plans fournis par le client, ou «en figure libre».
Deux grands chaînistes à la fin des années 90
Laurent Jolliet enchaîne les gestes, complexes, logiques, artistiques. Et lorsqu’il n’est pas dans la délicatesse du geste, l’artisan devient rugueux et jette ses pensées à l’amer. Les piles de devis qui n’aboutissent jamais. Les factures jamais payées à 30 jours. La pression de clients qui veulent l’art pour rien. L’isolement dans lequel l’histoire l’a confiné.
Quand Laurent Jolliet choisit cette voie, à la fin des années 1990, Genève compte encore deux grands chaînistes, les entreprises Ateliers Réunis et Gay Frères, réunissant une centaine de collaborateurs dédiés à la spécialité, et un indépendant, Michel Hess. Laurent Jolliet commence son apprentissage chez Gay Frères. Gay Frères est racheté par Rolex. Il passera ainsi une année chez Rolex – «Sans jamais avoir eu le moindre contact avec Rolex» – et, lorsqu’il décroche son diplôme, il n’y a plus qu’un seul employeur à Genève: son propre commissaire d’apprentissage, Michel Hess. Les Ateliers Réunis, intégrés par Patek Philippe au milieu des années 1970, ferment la production de chaînes à la fin des années 1990. Rolex fait de même avec Gay Frères, ne conservant de l’atelier des chaînistes que Laurent Jolliet, un autre apprenti – qui partira dans la joaillerie – et leur maître d’apprentissage. Leur formation achevée, la filière est définitivement fermée et la formation est gommée des cursus.
Laurent Jolliet est diplômé au début de l’été 1999. Il commence chez Michel Hess en septembre 1999. Il y reste trois ans, puis part deux ans dans la joaillerie, «pour me préparer au jour où le métier n’existera plus». En 2005, Michel Hess veut remettre son affaire, Laurent Jolliet empaquette ses outils, part pour le Lignon, monte le grand escalier, pose ses affaires, se met au travail. Il y est toujours.
Des variations infinies
L’atelier n’est signalé nulle part. La porte ne porte pas de nom. Il y a un double sas, un coffre-fort, dont Laurent Jolliet sort un premier plateau. Il est couvert de chaînes, la plupart sont ses prototypes – chaque création commence par un prototype. On en prend une, on la pose sur le poignet, elle coule comme un tissu. Des plateaux comme celui-ci, il en a des dizaines, et près de 250 modèles de chaînes, toutes différentes. Chaque chaîne porte un nom. Il existe une bonne centaine de chaînes de base: milanais, polonais, gourmette, palmier, corde, royale, boules chinoises, américaine, anglaise, Benoît, etc. Les variations sont infinies, matière, forme du fil, tressage des mailles, torsion, assemblage de chaînes, terminaison, pressage. L’artisan avait préparé sa litote: «C’est un métier de création.»
De tous les bracelets chaînes, le milanais est le plus connu, parce que c’est le dernier encore produit mécaniquement, en Italie et en Allemagne. Laurent Jolliet fabrique aussi des milanais, mais les siens, c’est une évidence, n’ont pas grand-chose à voir avec ces productions de grande série. Et c’est précisément là que l’époque fait mal: beaucoup de marques ne font plus la différence entre l’industriel et le fait main, et ceux qui savent sont souvent bloqués par la logique d’empilement de marges en pratique dans l’horlogerie.
Car, évidemment, les heures de Laurent Jolliet durent des semaines et ses créations coûtent ce qu’elles coûtent. D’autant plus qu’elles sont toujours en métaux précieux, qu’elles sont lourdes (entre 100 et 150 grammes pour un bracelet) et que les cours flambent, ce à quoi s’ajoute la concurrence du bracelet métal industriel et de la maroquinerie. Un dernier écueil encore: quand il ne reste qu’un seul artisan sur la place, l’industrie ne voit pas l’urgence de sauvegarder le savoir-faire, seulement la prise de risque. Alors Laurent Jolliet vit de restaurations, réparations, raccourcissements, rallongements et recharges de matière au laser sur les pièces anciennes très abîmées. Heureusement, en ce moment, la montre de collection a une sacrée cote.