«Certaines pièces sont si petites qu’elles se confondent avec la sciure, aussi fines que la frontière qui sépare l’artiste de l’artisan. Bastien Chevalier, artiste marqueteur à Sainte-Croix, avait pourtant projeté une carrière en grand. Echelle monumentale, geste vif, travail de nuit, furtif, ses premières œuvres, il les bombait sur les murs d’Yverdon. Les autorités lui ont suggéré une autre discipline. Il a recouvert ses feux adolescents à la chaux. Puis il a reverdi dans le bois. Apprentissage d’ébéniste. Quatre ans.

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Bastien Chevalier a entre-temps encore changé d’échelle. Sur son établi, il ne reste plus grand-chose de l’ébéniste qu’il avait commencé à être. Sinon quelques feuilles de bois, bien trop minces pour en faire des meubles. Les murs sont couverts de dessins. Les travaux en cours. D’anciennes réalisations. Des essais. Des motifs à lui. Il est resté artiste. La vitrine de son atelier est son exutoire. Son atelier est une œuvre en soi. Il y a une grande table avec ses travaux personnels, en bois, techniques mixtes, même des montres, sa propre marque, normal, nous sommes à Sainte-Croix. Tout le reste déborde de références, vitrines foutraques, souvenirs, gags, dessins, graffs, tags, trophées (dont un portrait de Bernard Minet dédicacé). Plus un vélo démonté qu’il retape pour décompresser.

Tout tient en équilibre, un peu fragile

Son atelier, c’est son ermitage. Il est bien en vue, mais il vit dans sa propre rue. Même Google Maps s’y perd: l’adresse indiquée sur le plan est fausse. Il a l’habitude: quand il voit ses visiteurs passer sans s’arrêter, il prend son vélo et les rattrape 100 mètres plus bas. Tout tient en équilibre, un peu fragile. Comme ces grandes boîtes en bois, allongées, sans couvercle, où dorment des miettes de bois, de toutes les formes, de toutes les couleurs, par dizaines ou centaines, disposées dans un ordre précis que Bastien Chevalier est le seul à connaître.

Création pour Vacheron Constantin: tigre microsculpture sur décor marqueterie.

Et cela fait seize ans qu’il fonctionne ainsi. Cela fait seize ans qu’il exerce le métier de marqueteur d’art. Il a même ajouté une spécialité dans la spécialité: les cadrans de montres, histoire de descendre encore d’une échelle et de passer aux fractions de dixièmes de millimètres. La marqueterie l’a détourné de sa carrière d’ébéniste. Il ne s’y attendait pas, mais il s’est laissé faire. En 1999, ses quatre ans d’apprentissage achevés à Yverdon, il monte à Sainte-Croix, l’ébénisterie Monti embauche. On veut bien le prendre, mais comme aspirant marqueteur, avec une paie d’apprenti, pendant cinq ans, mais sans certificat à la fin, l’apprentissage en marqueterie n’existe pas en Suisse. «J’ai dit oui tout de suite.»

«L’horlogerie m’a toujours fait vivre et m’a poussé à me dépasser au niveau technique»

Son maître se nomme Jérôme Boutteçon, Meilleur ouvrier de France. Il connaît le métier comme personne, ses ficelles sont des cordes d’amarrage. Bastien Chevalier est dans son élément: «Je n’ai jamais été très à l’aise avec les grosses machines.» C’est parfait, son nouveau métier est tout en délicatesse. Travail sur mesure, pièces uniques ou petites séries, clientèle haut de gamme, caves à cigares Davidoff, coffrets Atmos (Jaeger-LeCoultre), boîtes à musique Reuge, même quelques cadrans de montres, pour Sarcar.

La boîte à musique Flower Power primée

Cinq ans plus tard, l’ébénisterie Monti ferme. Bastien Chevalier improvise, vise l’indépendance, mettra deux ans à entrer dans le bain. En 2006, à 29 ans, il est officiellement indépendant. D’anciens clients locaux de Monti le suivent: le mobilier miniature des automates de François Junod, les écrins de l’horloger Vianney Halter, les boîtes à musique de Reuge. Le sentier est caillouteux, mais son savoir-faire et son style sont vite repérés. En 2006, le magazine Wallpaper lui décerne un prix de design pour une boîte à musique, Flower Power. Puis la haute horlogerie frappe à sa porte. Saskia Maaike Bouvier, horlogère indépendante, lui confie sa montre Heure d’été et d’hiver. Yvan Arpa, horloger indépendant, lui commande une composition libre. «Je te paierai quand la pièce sera vendue», lui dit le client. Il commencera par se payer en visibilité: le journal La Région Nord vaudois en parle, il reçoit un téléphone de la RTS. Deux clients clés entendent l’appel: les montres Parmigiani Fleurier (pôle horloger de la Fondation Sandoz) et Vacheron Constantin (groupe Richemont).

PME Mag Bastien Chevalier

Zéro informatique. Du premier dessin à la pièce finie, tout est fait à la main. Les dessins préparatoires sont tracés au Rotring, puis ils seront mis à l’échelle et chaque pièce du motif sera découpée, une à une, au scalpel.

© Valentin Flauraud

Parmigiani Fleurier n’avait jamais tenté le cadran en marqueterie, Bastien Chevalier en réalisera plusieurs, des pièces uniques ou de petites séries, pour Harrods, pour le Montreux Jazz Festival, pour le marché allemand. La collaboration avec Vacheron Constantin s’établira aussi sur le long terme, également des pièces uniques ou des micro-séries. Après plusieurs années, une étape importante est franchie: Bastien Chevalier a le droit de signer ses cadrans de ses initiales.

«L’horlogerie m’a toujours fait vivre et m’a poussé à me dépasser au niveau technique», explique-t-il. Exemple à l’appui. Une tête de panda dans les bambous pour Vacheron Constantin. Le motif est vivant, vibrant, expressif comme une peinture, un puzzle miniature de 400 pièces, deux mois de travail. Il s’arrête sur les yeux du panda, pointe le gauche: 1 x 1,5 mm, sept pièces. Pour monter à ce niveau de précision, Bastien Chevalier a dû apprendre au-delà du métier: «J’ai appris à respirer consciemment. Je fais du yoga en travaillant.»

PME Mag Bastien Chevalier

La découpe. Un moment d’hyperconcentration. Le rendu du motif final dépend de la précision de la coupe, en suivant un trait d’une fraction de millimètre.

© Valentin Flauraud

Il le fait tellement bien qu’il a décidé de créer sa propre marque de montres, pour pouvoir exprimer son propre style. Un projet parallèle, mené à deux, avec un ami horloger, qui s’occupe du mouvement et de l’emboîtage. Que ce soit pour lui-même ou pour des tiers, les étapes sont identiques. Son premier outil est le Rotring, classique instrument de dessin technique de l’ère pré-informatique: «J’ai appris comme ça. L’ordinateur, c’est bien pour les e-mails. Même mes factures je les fais à la plume.» Avec son Rotring, Bastien Chevalier dessine et lorsqu’il dessine, il a déjà en tête le bois qu’il veut utiliser, selon le type de rendu visuel recherché.

Pour chaque essence de bois, il y a deux options: naturel ou teinté dans la masse – «J’aime mélanger les deux.» Des essences de bois, «il y en a énormément». Amarante, palissandre, tulipier, loupe d’amboine, de saule, etc. Il y en a plus de 150, estime l’artisan. Et pour ne rien simplifier, chaque feuille de bois de chacune de ces essences est différente, unique.

«Chaque marqueterie se monte différemment. Des fois tout va bien. Des fois non.»

Le tracé précis du Rotring définit le pourtour des pièces à découper. Pour un cadran de montre, le dessin initial est plus grand que l’œuvre finale, échelle 2:1 ou 3:1. Le patron achevé, le dessin est réduit, à la photocopieuse, c’est pratique, il y en a une à la quincaillerie un peu plus haut dans la rue. Ces copies 1:1 sont ensuite découpées, élément par élément, en conservant l’épaisseur de trait, au scalpel. «Je vois déjà le titre: le chirurgien du bois!» Ça se pourrait: le trait de Rotring fait 0,13 mm, il faut le diviser en deux, une moitié par pièce.

Parfois une matinée pour un cadran

Une fois le dessin réduit en confettis, il faut sortir de l’atelier, ouvrir le garage et sortir le bois de la réserve. Bastien Chevalier s’y retrouve on ne sait comment. Il y a là des milliers de mètres carrés de feuilles de plaquage d’une fraction de millimètre d’épaisseur. Du vieux bois, du très vieux bois, surtout des stocks repris à d’autres marqueteurs, les fabricants de plaquages sont de plus en plus rares. Le regard se perd dans une forêt de teintes subtiles, de textures, de veines et de nœuds dans tous les sens. Des fois, le bois idéal se trouve tout en dessous de la pile: «Il faut la matinée pour tout remettre en place.»

PME Mag Bastien Chevalier

Un cadran terminé, prêt à être emboîté. Ici, une œuvre personnelle que Bastien Chevalier destine à sa propre marque de montres.

© Valentin Flauraud

Les feuilles sont débitées, mises en paquets. Puis vient la découpe. Scie électrique à lame oscillante. La lame doit toujours rester du côté de la chute. Précision subdécimillimétrique. La finition se fera au scalpel. Concentration. «Baisser les épaules. Respirer consciemment… j’ai fait un peu de shiatsu… je fais des pauses, par terre… au bout d’un moment le trait vibre, il faut reposer les yeux… malgré tout, il y a des jours où ça ne va pas.» Après la découpe, Bastien Chevalier travaille encore certaines pièces, auxquelles il rajoute un ombrage, «pour donner du relief et casser l’effet mosaïque». Toute une technique. Un secret même: «Jérôme Boutteçon me l’a appris. Il l’avait lui-même appris chez un maître, en Alsace.»

Puis le montage, les pièces sont assemblées, sur un substrat collant, en suivant un ordre précis, mais changeant: «Chaque marqueterie se monte différemment. Des fois tout va bien. Des fois non.» La bonne face est alors couverte de papier kraft fixé à la colle d’os. Le dos est nettoyé, collé sur le support définitif – la plaque de cadran s’il s’agit d’une montre. La bonne face est poncée, mise à fleur, minutieusement, il faut parfois une matinée pour un seul cadran.

Une fois la pièce livrée, Bastien Chevalier reprend sa respiration normale, attrape son skateboard et va prendre l’air.

Weisses Viereck
Stéphane Gachet