S’il vous plaît, dessine-moi une montre! Pardon. Il fallait bien un petit cliché pour poser le pied sur la planète d’Eric Giroud, designer horloger, millésime 1964, à Genève. Pour les yeux, cette planète est toute petite. Une table, une petite étagère, des cahiers toilés. Le reste tient dans une poche, un crayon, un stylo, de petits carnets. Mais l’essentiel ne se voit pas. L’essentiel, comme qui dirait, est invisible pour les yeux.

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Entrer dans le monde d’Eric Giroud, c’est ouvrir une fenêtre sur toute la création horlogère du dernier quart de siècle, tous segments confondus. Il dessine des montres depuis la fin des années 1990 et il a sa place au sommet de la discipline, avec ses œuvres invisibles et ses climax: il est en particulier le designer attitré de MB&F, Genève, laboratoire horloger parmi les plus créatifs du XXIe siècle. Mais ce n’est que la pointe d’un crayon, qui a croqué des centaines de montres pour près d’une nonantaine de marques.

Son travail est rarement signé. Sur l’ensemble de ses créations, il n’a le droit de citer qu’une trentaine de clients. Mais cela donne une idée du spectre couvert, Tissot, Vacheron Constantin, Swarovski, Van Cleef & Arpels, etc. De la montre la plus exclusive à la référence grand public, Eric Giroud joue de tous les claviers.

«Il faut décrire une ellipse. Passer tout près du sujet, puis s’en éloigner. Sinon, ça ne marche pas. Et tout à coup, tu l’as…»

Eric Giroud

Des croquis, Eric Giroud passe à la 3D, de la 3D au PowerPoint, du PowerPoint au meeting et retour à la table de travail, jusqu’à ce que le client s’approprie naturellement la création. Car ses idées, explique-t-il, «ne sont pas à vendre, elles sont à acheter».

© Steeve Iuncker

Le croquis, un indispensable

Au commencement, il y a le croquis. Traits. Coupes. Epures. Le croquis est la coiffe de l’entonnoir, la cornue où la montre se distille. Le croquis déboule sans prévenir, partout, tout le temps, canapé, jardin, tram, train, et se pose comme un papillon sur de petits calepins. Tout passe par le croquis, les vues d’ensemble comme les points de détail, l’arête d’une carrure (la partie charnue de la boîte de montre), la cambrure d’une corne (cette partie rapportée qui permet de fixer le bracelet à la boîte), la flèche d’une aiguille, le plan d’un cadran.

Les mots accompagnent les traits, toujours: «J’aime les mots.» Les mots sont comme ses croquis, ils ouvrent des pistes, fixent les pensées, valident les idées. Il lui en vient un: «Asymétrie.» Puis il ouvre encore la focale, en grand, le plus grand possible, vagabonde dans toutes les cultures et se construit une iconographie hors champ: «Tiens, ça me fait penser à ça…» Toutes les références se croisent, haute et basse, de la rue à l’art, de Robert Delaunay à Columbo. Dessiner une montre, à l’entendre, est un voyage improbable, une course d’école buissonnière, une escapade au pays de la sérendipité: «Il faut décrire une ellipse. Passer tout près du sujet, puis s’en éloigner. Sinon, ça ne marche pas. Et tout à coup, tu l’as…»

En bon indiscipliné, Eric Giroud ne jette rien, date et signe tout. Et à la fin de l’exploration créative, tout finit collé, bien à plat, ordonné comme un herbier d’écolier, dans de grands cahiers toilés, un par projet. Avant de trouver leur cahier, les chantiers en cours sont empilés dans des chemises, sur la gauche de sa table de travail blanche: il mène une dizaine de projets en parallèle. Une fois remplis, les cahiers rejoignent une petite étagère. Le chantier bouclé, les cahiers descendent à la cave et s’ajoutent au mur de papier commencé il y a vingt-cinq ans.

Eric Giroud

Des cahiers toilés: toutes les étapes de travail sont consignées. Un cahier par projet.

© Steeve Iuncker

Eric Giroud travaille tout le temps. Le travail s’écoule, dans un quotidien fait de failles dont il fait ses délices. Quand il ne dessine pas, quand il n’est pas en séance, il cuisine, il reçoit, les amis, les clients. «La générosité, ce n’est pas anodin», dit-il. Alors il est généreux avec lui-même, il s’aère, se cultive, pour le travail, pour le plaisir, musique, cinéma, toujours en position de «découvrir» et d’«être enthousiaste», Dalida, Brahms et Ray Conniff durant le même après-midi. Il fuit les distractions gratuites, mais ne craint pas les moments creux: «J’aime m’ennuyer.» Il nourrit l’art de se détourner soi-même et de libérer son ego des contingences du génie: «J’aime me tromper.» Presque un mantra, qu’il aimerait pouvoir adresser à certains clients, qui, désespérés, ne comprennent pas pourquoi leurs montres ne se vendent pas alors qu’ils ont «fait tout juste»: «Justement, il ne faut pas faire tout juste.»

Un parcours technique

L’horlogerie lui doit quelques riches heures: Eric Giroud a tout un chapelet de best-sellers virtuellement épinglé au pectoral. Mais il n’a pas toujours dessiné des montres. Son parcours aurait pu le mener ailleurs. D’ailleurs, il a commencé ailleurs. Né Valaisan à La Chaux-de-Fonds à cause d’IBM – son père a été pionnier de l’informatique. A l’heure des choix, il retourne en Valais et prend la voie de l’apprentissage, dessinateur en bâtiment. Il poursuit avec le Technicum. En 1987, il a 23 ans et un diplôme d’architecte. De 1987 à 1991, il enchaîne les stages, rencontre des gens «magiques», découvre le métier, mais décide de s’en écarter: «Trop de politique, trop de clans, trop de castes. J’avais besoin d’une plateforme plus docile, moins hostile.»

Attrait pour le design

Il voyage, revient, refait une tournée de stages, un peu de graphisme, un peu de design. Le design l’attire, mais il ne trouve pas vraiment sa place: «Ni dehors ni dedans, je devais prendre une décision.» En 1998, il a 34 ans et la ferme volonté de devenir indépendant, avec une cible précise: l’horlogerie, dont il a tâté pendant ses stages. L’étincelle finale vient de sa vie privée: sa compagne est la nièce de Jack Heuer (TAG Heuer), qu’un mot d’introduction pousse dans le bureau de Franz Linder, directeur commercial des montres Mido.

Le designer entre ainsi en horlogerie, «par les vestiaires». Il redessine un bout de cadran, des index (ces éléments rapportés qui indiquent les heures). Il apprend. Il observe. Il cherche. Il trouve des clients en Italie, conçoit des montres électroniques, réalise des écrins, prend «tout ce qui vient», vit «avec un portfolio sous le bras». Il découvre que c’est un métier «dont on peut vivre» et se «donne cinq ans» pour y parvenir. Mido est logée sur le même plateau que Tissot (toutes deux propriétés de Swatch Group). Il regarde Tissot «comme si c’était Rolex». La porte finit par s’ouvrir, sa carrière avec: en 2003, sa première montre complète sort sur le marché, le chronographe sport Tissot PRS 516.

Eric Giroud

Des croquis, Eric Giroud passe à la 3D, de la 3D au PowerPoint, du PowerPoint au meeting et retour à la table de travail, jusqu’à ce que le client s’approprie naturellement la création. Car ses idées, explique-t-il, «ne sont pas à vendre, elles sont à acheter».

© Steeve Iuncker

Eric Giroud poursuit son parcours initiatique, mène toutes sortes de mandats, dessine des cadrans Mickey pour Gérald Genta, etc. Il prend conscience que les rémunérations varient en fonction du prix de la montre et qu’il existe une haute horlogerie où les budgets de développement n’ont pas de plafond. C’est là qu’il fait la rencontre décisive: Peter Speake-Marin, horloger, qui lui enseigne la technique en profondeur, et le mettra en contact avec Maximilian Büsser, alors à la tête des montres Harry Winston.

Et tout s’emballe. Une première pièce de haute horlogerie sort en 2005: Harry Winston tourbillon à glissière. La même année, Maximilian Büsser quitte Harry Winston pour lancer sa propre marque, MB&F, et demande à Eric Giroud de lui prêter sa créativité. Il lui dessinera sa première montre, puis toutes celles qui ont suivi, et son nom figure toujours au générique.

En parallèle, la nouvelle direction de Harry Winston l’embarque sur leur projet le plus prestigieux, l’Opus, dont il conçoit le neuvième chapitre, avec l’horloger Jean-Marc Wiederrecht. Mais Harry Winston veut plus. Eric Giroud doit s’impliquer au-delà du design. Il cosignera la pièce, qui sort en 2011, et le designer de l’ombre passe sous les projecteurs: il rencontre plus de 500 journalistes au salon de Bâle et la pièce remporte la palme du design au Grand Prix d’horlogerie de Genève.

Eric Giroud

Tendre l’oreille, ouvrir les yeux: c’est en observant et en parlant avec les autres, avec les horlogers, avec les fabricants, avec les sous-traitants,qu’Eric Giroud s’est construit sa propre culture horlogère.

© Steeve Iuncker

«Je suis malgré moi devenu une marque. Fondamentalement, cele ne change rien. Je bosse toujours de la même manière.»

 

«Je suis malgré moi devenu une marque.» Qu’est-ce que ça change? «Un peu plus de copains, un peu plus d’ennemis. Un avocat pour gérer les contrats… Mais, fondamentalement, cela ne change rien. Je bosse toujours de la même manière.» Sa manière, c’est ne pas se laisser enfermer, ouvrir l’éventail de produits aussi largement que possible, sur tous les segments de prix, luxe et grand public, avec une clientèle tant locale qu’internationale, sur des projets de tous les genres, du super-classique au méga-créatif. «Je ne cherche pas à développer un style, dit-il encore. Car avoir un style, c’est ennuyeux.»

Pour le reste, Eric Giroud continue de tailler ses crayons lui-même, seul face à ses clients, leurs envies, leurs briefs, leurs illusions parfois. Le designer doit avant tout écouter, «écouter entre les lignes», comprendre, échanger, se mettre «culturellement en situation», remplir l’entonnoir à idées, trouver l’essence du projet, et la traduire avec des formes.

La discussion pourrait se poursuivre encore longtemps. Il y a tellement à dire: le designer horloger est tout à la fois, confident, accoucheur, témoin. Et de ce côté-ci, Eric Giroud est du genre généreux. Il regarde quand même sa montre. Ce jour-là, il porte sa préférée. Elle est signée François-Paul Journe, il ne l’a pas dessinée, mais elle lui rappelle son amitié avec l’horloger, et elle lui rappelle cette vérité qui n’aurait pas déplu au Petit Prince: «On grandit à travers les autres.»

Bio express

2003 
Eric Giroud dessine sa première montre complète: Tissot PRS 516.

2005 
Année charnière: première réalisation pour les montres Harry Winston, premier mandat de MB&F.

2011 
Eric Giroud «devient une marque malgré lui» après la sortie de l’Opus 11 de Harry Winston.

Weisses Viereck
Stéphane Gachet